- 1 Terme emprunté à Gramsci pour désigner les classes dominées et privées de toute participation à l’e (...)
1Au Kenya, ce que j’appelle le patrimoine visible – c'est-à-dire ce patrimoine donné à voir, médiatisé et légitimé par les grandes institutions – est celui qui se construit en grandes pompes autour de projets englobant qui se veulent consensuels. Cette patrimonialisation par le haut, autoritaire et autorisée, semble incompatible avec la notion de subalternité1. En effet, si le patrimoine est d’abord l’expression du pouvoir se rendant visible sur son territoire, la condition subalterne, elle, se caractérise par la domination au sein du système sociopolitique ou l’exclusion de ce système. Cette condition a priori antinomique avec le patrimoine visible concerne de vastes espaces et une part importante de la population, notamment la classe laborieuse urbaine, celle qui vit dans les quartiers non planifiés, interstices d’informalité, de précarité et de marginalité économique et politique : autant de conditions qui éloignent du patrimoine visible. Quelle patrimonialisation est possible en ces lieux ?
- 2 Des recherches sont en cours pour prendre la mesure ce phénomène (le programme « Museums, Memory & (...)
2À plus d’un titre, la patrimonialisation est une parole : parole directe sur la mémoire sociale, parole indirecte sur la géopolitique contemporaine et sur l’idéologie des acteurs impliqués. En développant les concepts de mimétisme ou d’agency, les penseurs postcoloniaux ont longtemps débattu de l’impossibilité d’une action ou même d’une parole subalterne [Spivak, 1988 ; Chatterjee, 2009]. Toutefois, depuis les années 2000, on constate que le patrimoine est entré dans les mots clés des bailleurs de fonds et des ONG travaillant dans des espaces marginaux2, avec des communautés privées de représentation politique et de fait exclues du patrimoine visible. Pour ces courtiers du patrimoine, donner à des communautés les moyens de cette parole est vu comme un levier de développement et de changement social. Ces communautés s’emparent-elles du patrimoine, et le cas échéant, pourquoi et comment ? Quelles revendications ce champ nouveau permet-il de véhiculer et dans quels dispositifs et quels discours s’insèrent-elles ? Finalement, la patrimonialisation dans ces espaces agit-elle comme un transformateur du champ social ou simplement comme un révélateur, voir un reproducteur de territoire ?
3Souvent présentés comme une des communautés marginalisées du Kenya, les Nubiens sont les descendants des soldats soudanais recrutés par l’autorité coloniale pour pacifier le Kenya et l’Ouganda. Une partie d’entre eux occupent aujourd’hui la localité de Kibera à Nairobi, un des bidonvilles iconiques du continent. Cet article cherche à saisir le sens du recours au patrimoine pour cette communauté. Dans un premier temps, nous essaierons de comprendre leurs conceptions muséales et pourquoi le musée est un dispositif attrayant. Dans un deuxième temps, nous analyserons les rouages territoriaux de l’appropriation du dispositif muséal et la façon dont ce concept est mis au service de jeux identitaires, symboliques et territoriaux.
- 3 Traduction du mot ‘elder’, qui revêt au Kenya une signification particulière : ce n’est pas forcéme (...)
- 4 Sauf mention, les citations qui figurent dans cet article sont tirées d’entretiens collectifs réali (...)
- 5 Sur les injonctions du développement dans le contexte africain, voir le numéro des Cahiers d’Etudes (...)
4C’est au cours d’entretiens exploratoires que j’ai menés auprès d’une poignée de membres du Jubilee Club, un lieu de divertissement et de socialisation réservé aux hommes nubiens, a émergé l’idée d’un musée pour les Nubiens de Kibera. En tant qu’observateur participant, j’ai suivi ce projet de patrimonialisation, de sa naissance fin 2009 à son abandon progressif courant 2010. Au cours de cette enquête, ma posture de chercheur était en constante tension par rapport aux exigences du développement. En effet, la présence et l’intérêt d’un étranger a eu une influence non négligeable sur les processus qui s’ensuivent, même si les intéressés s’en défendent. Selon un des sages3, « le musée était quelque chose que nous avions toujours en tête, mais je pense que nous ne l’avions pas articulé correctement. […] Dès lors, nous pensions que cela pouvait être fait de façon plus professionnelle »4. Suivant et parfois suscitant les débats pour mieux les observer, le rôle de simple observateur était difficilement tenable tant mon avis était sollicité et tant agir comme partie prenante de la cause nubienne était une condition de l’observation. Pourtant, au cours du terrain, le projet et sa réussite n’étaient ni un objectif en soi ni une expérience de développement. Mes préoccupations de recherche ont alimenté leurs ambitions de développement. De façon réflexive, ce sont ces ambitions qui ont nourri à leur tour cet article5.
- 6 L’expression est tirée du colloque international « Patrimoine culturel et désir de territoire », Un (...)
- 7 Titre donné par l’administration coloniale qui accorde des privilèges par rapport aux autres popula (...)
5Chez les Nubiens, le désir de patrimoine naît d’un désir de territoire6, revendication historique fondatrice de l’identité nubienne. Au début du XXème siècle, les populations aujourd’hui désignés par cet ethnonyme sont des esclaves-soldats arrachés de leurs terres d’origine et contraints de résider dans les garnisons après leur retraite. D’origines géographiques diverses, ils s’identifient en tant que communauté du fait de leur histoire militaire et de leur adhésion à un Islam souple. Dans les années 1910, les Britanniques octroient un pan de terre aux vétérans nubiens. Ce terrain, stratégiquement proche de la gare ferroviaire et des quartiers blancs de Nairobi, est baptisée Kibra (la forêt en kinubi, le dialecte nubien). Il est déboisé, divisé en lots mais, hormis le ‘shamba pass’7, aucun titre de propriété n’est signé. La terre reste à la disposition de la Couronne Britannique puis deviendra une terre gouvernementale après l’indépendance. Les familles et les domestiques des soldats sont chargés d’y construire leurs maisons. Il reste aujourd’hui quelques vestiges des premières constructions, toujours habitées et restées sans titre de propriété. De l’illégalité de l’occupation nubienne à Kibera découle une marginalisation à la fois politique, sociale et culturelle. Les Nubiens n’ont pas de représentant au parlement et ne sont pas reconnus en tant qu’ethnie officielle du Kenya, et à peine considérés comme des citoyens à part entière, cela malgré quatre générations de présence au Kenya.
- 8 Citation d’Ibrahim Diab, membre du conseil des anciens, « Kenya begins huge slum clearance », BBC, (...)
6C’est le contentieux foncier qui motive et autour duquel s’organisent les stratégies culturelles des Nubiens. A partir des années 1920 et à mesure que la ville s’étend et se densifie, la terre prend de la valeur. Elle est de plus en plus contestée par les riches quartiers d’habitations environnants (Karen, Langata). Kibera, associé au crime, est perçu comme un terreau de nuisances et de désordre : insécurité, insalubrité, prostitution, distillation illégale d’alcool (autrefois le Nubian Gin, aujourd’hui le Chang’aa). Ces critiques perdurent avec une remarquable constance, actualisant sans cesse l’image de Kibera comme espace à problèmes. L’historien Timothy Parsons raconte comment le « problème Kibera » a longtemps occupé les administrateurs successifs. Il retrace les échecs des nombreux plans destinés à s’en débarrasser : plans de relocalisation puis de réorganisation législative, de limitation de l’accès au sol, d’éviction des non-militaires, jusqu’à la négligence tactique des services publics [Parsons, 1997]. Dernier plan en date, un programme de démolition du bidonville lancé par le gouvernement en 2009. Dans cette précarité permanente, les Nubiens n’ont eu de cesse de s’accrocher à ce morceau de terre, tantôt en jouant sur leurs traditions militaires et leur service à l’Empire, en négociant leurs droits liés au lien de sang avec ces valeureux combattants, tantôt en entrant dans la confrontation avec les réseaux de la politique locale, tantôt en jouant sur l’identité diasporique soudanaise. L’identité culturelle, de la langue jusqu’à la dénomination de la communauté, a donc joué un rôle clé dans les stratégies politiques de ce groupe. Ainsi, pendant l’ère coloniale, ils se faisaient appeler les ‘Soudanais’ pour insister sur le patronage militaire et sur le statut favorable de non-natif. Après l’indépendance, le statut de groupe ethnique indigène devient plus politiquement correct et l’appellation ‘Nubiens’ est préférée [Parsons, 1997, p. 89]. Aujourd’hui, leur longue histoire sur cette terre est portée par le conseil des sages comme un argument pour lutter contre les plans de démolition. Pour eux, « c’est une question de justice naturelle. Nous avons vécu à Kibera bien avant que Nairobi soit Nairobi, que le Kenya soit le Kenya »8.
7Toutefois, le contentieux foncier fait qu’une patrimonialisation nubienne serait contestée. D’abord, leur loyalisme historique envers le colonisateur rend caduque l’idée de dette. On assiste à une mise sous silence de la mémoire nubienne, rendu subversive lorsqu’elle est exprimée au-delà des institutions proprement nubiennes. C’est notamment l’effet pervers de la doctrine dite du « pardon et de l’oubli », prescrite par le premier président Kenyatta après l’indépendance, acceptant la présence de ceux qui furent les oppresseurs au prix d’une amnésie volontaire sur une période pourtant décisive pour les Nubiens. La mise en mémoire nubienne peut aussi être source de conflits dans le patchwork ethnique qui compose le bidonville. L’espace est en effet largement partagé avec d’autres communautés qui se sont installées soit par assimilation et intermariage, soit en location ou profitant informellement des interstices disponibles. La variation toponymique n’est pas innocente, voyant le nom ‘Kibra’ se ‘dénubianiser’ progressivement. Les Nubiens à Kibera occupent le village de Makina qui présente de meilleures conditions d’habitation que le reste du bidonville (matériaux plus solides, W.C., électricité). Dans la misère environnante, ils sont perçus comme un groupe privilégié, voire une élite locale [Lame, 2006, p. 242]. Présenter Kibera comme une terre nubienne peut être source de tensions, notamment avec les communautés Luo et Luhya qui composent la population des locataires et qui projettent également en Kibera une valeur identitaire. Or, l’idée d’un musée représentant une seule communauté semblait s’imposer dans les discussions du comité de pilotage : « Nous voudrions que ce soit ouvert, à la condition que cela reste un musée nubien au final ».
- 9 En 2009, MSF rapporte que sur les 2 kilomètres carrés que constitue Kibera, plus de 500 organisatio (...)
8Enfin, la mise en mémoire et en culture de ce lieu, symbole international de misère, peut paraitre incongrue. Kibera est en effet le décor de grosses productions hollywoodiennes (The Constant Gardener en 2005), de projets artistiques de grande ampleur (Women are Heroes de JR en 2009), mais surtout d’une myriade d’ONG et de programmes de développement9 qui entretiennent et jouent de cette image. À tort ou à raison, la priorité a été donnée à l’urgence humanitaire plutôt qu’à l’action culturelle qui pérenniserait un habitat jugé intolérable. Bien sûr, ceci n’est pas l’avis des porteurs du projet muséal qui voient dans le patrimoine un nouveau champ pour développer des stratégies culturelles.
9La discussion qui a mené à la proposition muséale portait sur le patrimoine autochtone nubien et les institutions du patrimoine visible au Kenya. Répondant à des questions comme « Qu’est-ce que vous pensez du patrimoine Kenyan tel qu’il est mis en avant par l’Etat ? » ; « Les Nubiens ont-ils un patrimoine propre ? » ; « Comment celui-ci est-il valorisé ? », la proposition muséale naît dans un esprit contradictoire de défiance et de déférence vis-à-vis des institutions centrales. Les Nubiens sont d’abord méfiants envers un système porteur du discours qui les exclut. En effet, ils sont absents des mises en scènes ethniques et historiques de l’Etat. Faire un musée était pour eux un sursaut d’orgueil en réponse à ce qu’ils perçoivent comme des injustices historiques. Pourtant, c’est du patrimoine visible et notamment du musée national de Nairobi que les Nubiens s’inspirent pour faire usage du concept de musée. Le Nairobi National Museum (NNM) est le plus ancien et plus important musée du pays. Il sert de référence aux Nubiens puisque c’est souvent le seul qu’ils aient eu l’opportunité de voir lors de visites scolaires ou dans la presse. Optimiste, un des jeunes impliqués dans le projet suggère que « le musée de Nairobi est comme la maison mère au Kenya. Nous pouvons apprendre de ce musée, éventuellement obtenir une bourse pour y étudier ». Ainsi, les fondements idéels du musée nubien sont une réinterprétation de ce musée national. Avant d’analyser le cas nubien, il s’agit de comprendre ces représentations en les replaçant dans le contexte des musées au Kenya.
- 10 Pour une analyse des musées nationaux en Afrique, voir Gaugue, 1997. Concernant le Nairobi National (...)
10Pour les Nubiens, le musée est d’abord un lieu où des vieilleries sont entreposées. Alors que la plupart d’entre eux ont une idée approximative de ce qu’est un musée, un des sages le décrit comme suit : « Pour moi le musée tend à faire émerger l’histoire de certaines communautés, le style de vie de peuples vivant il y a plusieurs centaines d’années, leurs armes ou leurs outils ». Cette lecture lénifiante s’explique en partie par l’histoire des musées au Kenya. Le NNM trouve son origine en 1909 lorsqu’un petit groupe de colons fonde une société d’histoire naturelle pour collecter des curiosités africaines. Après plusieurs changements de propriétaires (l’Empire britannique en 1930 ; l’Etat indépendant en 1963), ce n’est que dans les années 2000, avec le regain d’intérêt international pour le patrimoine, que le lieu est finalement réinvesti10. Avec des subventions de l’Union Européenne, le musée connait le remaniement le plus important depuis 1930. Malgré cette réinvention de traditions et les efforts de remise à jour, les nouvelles galeries restent largement marquées par les collections naturalistes léguées par les colons, ces représentations trouvant maintenant un puissant écho dans l’imagerie touristique du pays. De façon symptomatique, des étiquettes ‘Kenya’ sont hâtivement collées sur les cartes de localisation des animaux empaillés collectés par les premiers conservateurs. Aujourd’hui, signe d’une appropriation restée superficielle, certaines de ces étiquettes se décollent et laissent apparaitre le toponyme d’origine, ‘Kenya Colony’.
Photographie – Muséographie au Nairobi National Museum. À gauche un extrait de l’exposition History of Kenya, à droite la légende de l’exposition Birds of Kenya.
O. Marcel, 2011
11La deuxième idée qui ressort des entretiens avec les Nubiens est celle du musée comme lieu de savoir et de pouvoir. Un des sages, justifiant le fait qu’il n’est pas allé au musée depuis plus de quarante ans, glisse que « le musée de Nairobi est un lieu pour des gens sérieux. Les historiens ont un intérêt à le visiter, mais les gens ordinaires… ». En effet, les apparitions occasionnelles du musée dans les journaux kenyans sont lors de poses de plaques ou d’inaugurations d’expositions, lorsqu’il est investi par des hommes importants. Les Nubiens nourrissent ainsi un certain complexe d’infériorité. Selon un des membres du Jubilee Club lors d’une des premières discussions, « ces choses [le contenu des galeries du musée national], on les considère souvent comme largement supérieures à ce que l’on peut trouver ici localement ». Un autre constate amèrement que « notre histoire à nous n’a pas été bien longue ».
- 11 Sur la construction mémorielle opérée dans cette exposition, voir Hughes, 2011.
12Alors que le NNM célèbre son centenaire d’existence, les muséographies permettent de comprendre l’association qui s’opère chez les Nubiens entre musée et affirmation communautaire. Une première tendance est aux muséographies primordialistes : l’histoire présentée à travers des objets non datés se résume souvent à une indifférenciation entre histoire précoloniale et modernité (de façon remarquable dans l’exposition Cycles of Life où des objets ‘traditionnels’ sont associés à leurs équivalents ‘modernes’). Cela facilite la muséification politique [Anderson, 1991], c’est-à-dire visant à établir une identité nationale et faire du cadre national un espace culturellement légitime. L’exposition History of Kenya (voir photo ci-dessus) participe à cette logique11 : des encarts font l’inventaire factuel de ce qu’est ‘l’identité kenyane’. Cela correspond à l’imaginaire nubien associé au musée en tant que lieu solennel, qui inspire le respect et où la construction d’une identité culturelle prime sur les soucis d’historicisation. Lors de la réunion qui entérine le dispositif muséal, la dimension de prestige joue à plein : « Le musée mettrait notre culture sur un piédestal » s’écrit l’un des plus enthousiastes. Un autre renchérit : « Si nous avions quelque chose comme un musée, les gens commenceraient à apprécier ce que les Nubiens représentent ».
13Ainsi, l’intérêt des Nubiens pour ce mode d’expression et de mise en visibilité du discours patrimonial se trouve dans une certaine compréhension du musée qui permet de l’inscrire pleinement dans une histoire de luttes culturelles.
- 12 Référence à Henri Lefebvre pour qui l’appropriation est le « socle d’un droit à la ville » [Lefebvr (...)
14En commençant cet article sur le couple patrimoine / subalternité, il s’agissait d’interroger la possibilité d’un ‘droit au patrimoine’12 pour les communautés marginales. Cet oxymore peut être contourné en abordant la patrimonialisation par l’angle de l’appropriation [Veschambre, 2005], en tant que processus dynamique et collectif d’apprentissage de normes, de logiques de sélection ou d’application de principes. Quels sont les règles et les savoirs mobilisés et quelles sont les fonctions sociétales et territoriales investies lors de la construction du projet muséal nubien ?
15L’étude des quartiers pauvres de Nairobi révèle « des stratégies d’auto-défense et d’organisations qui favorisent l’existence, et la défense même du territoire » [Rodriguez-Torres, 1998]. Bien qu’exclus de la représentation patrimoniale nationale et à défaut d’un territoire politique pérenne, les Nubiens ont investi des institutions ‘d’auto-défense culturelle’ qui font exister l’imaginaire communautaire. Cet imaginaire se construit à travers une série d’organisations communautaires : le Jubilee Club ou le Nubian Council of Elders (une autorité morale et judiciaire pour les litiges familiaux). Ces organisations entretiennent une conscience de patrimoine. Des espaces médiatiques, culturels ou associatifs favorisent la reconnaissance d’éléments significatifs communs, une compréhension de la place et du sens que ceux-ci peuvent avoir dans la société et la capacité à se mobiliser autour d’eux. Les notables de la communauté nubienne sont ainsi impliqués dans le conseil des sages, le club de sociabilité (Jubilee), la radio locale (Pamoja FM), l’association de jeunesse (Al Swafa), l’association estudiantine (Nuso), l’association juridique (Ziduguwa), etc. C’est ce réseau, plus ou moins lié à la reconnaissance de la communauté, qui a été activé lors des débats relatifs à la création d’un musée.
16Photographie – Une des réunions pour la constitution d’un musée nubien, dans la bibliothèque de la mosquée Jamia de Kibera
O. Marcel, janvier 2010
- 13 Initialement sous la tutelle du NMK, la compétence muséale est sensée être décentralisée à l’échell (...)
17Constitué en moyenne de 5 à 10 personnes, un comité de pilotage s’est rapidement créé par cooptation et patronage au sein du réseau associatif. Ce n’était donc pas des anciens nostalgiques mais plutôt des militants de la cause nubienne, souvent jeunes, qui ont montré le plus d’intérêt à l’idée de musée. Ce milieu du militantisme est aussi celui que l’on a sollicité instinctivement pour mener le projet, témoignant de la fonction politique attribuée a priori au patrimoine. Le déroulement des réunions, bihebdomadaires dans la période la plus active, était centré sur l’organisation administrative de l’hypothétique musée. La priorité était avant tout de rédiger une constitution, de partager les rôles et de fonder une structure légale. Les compétences alors mobilisées sont celles de l’action dans le champ du développement. Dans le flou juridique des musées communautaires13, les fondations sont ainsi posées de manière identique à celles d’une CBO (Community Based Organisation), ignorant les contraintes réglementaires et techniques propres aux musées.
- 14 48% des habitants de Kibera appartiennent à au moins une organisation selon un rapport de Research (...)
18Du fait de sa sinistre notoriété, Kibera est devenu un réceptacle de projets de développement initiés par des opérateurs internationaux. Les habitants ont ainsi développé une culture associative14 et une compétence dans l’intégration des mots clés des institutions du développement à leurs propres stratégies. Dans la définition de la constitution, il s’agissait de montrer dans la vision, les objectifs et les valeurs de l’organisation que le musée serait transparent, inclurait des femmes, permettrait la mixité ethnique et le développement de capacité, agirait en faveur de la paix, ne servirait pas des intérêts privées, etc. A bien des égards, il s’agit de dissimuler le territoire, soit la mainmise nubienne à Makina, les rapports de genre d’une société patriarcale. Toutefois, en l’absence d’interlocuteur, cette posture s’adresse à une communauté internationale imaginée, faite de bailleurs de fonds, d’ONG et de fondations. Un de ces jeunes s’exprimait ainsi : « Je sais que certaines personnes ont l’argent pour ça. Si le conseil des sages et les jeunes peuvent s’associer, nous pourront mobiliser des fonds ». Mais du fait de la nouveauté du champ patrimonial, les acteurs en présence ne sont pas clairement identifiés. Lors d’une des réunions du comité de pilotage, un des participants s’ingénie : « Je sais que les UN sont impliquées dans la préservation de vieux monuments sur la côte, l’UNICEF ou l’UNESCO… Des villes comme Lamu ont des subventions pour protéger leurs monuments ».
- 15 La date exacte n’est pas vérifiée mais le type de tôle utilisé, des cartes coloniales et des docume (...)
19Passé ce cap organisationnel, la deuxième priorité des réunions concernait l’emprise spatiale du musée. Celle-ci a été envisagée sous deux formes hautement territoriales : l’option du musée étendard (la maison Nyumba Kubwa) et l’option des parcours de visites. Nyumba Kubwa (la grande maison en kiswahili) est le nom donné à la maison des descendants de Ramadhan Marjan, un des premiers soldats nubiens arrivé à Kibera. Cette maison, construite entre 1910 et 192015, est un des derniers vestiges de la création de Kibera. Exceptionnelle du fait de son ancienneté dans un tel environnement, la maison est une preuve physique des cent ans de présence des Nubiens et un lieu qui permet la mise en récit de l’histoire de la communauté. Marjan est en effet un héros local, il obtient un grade élevé dans le King’s African Rifles et accumule médailles et décorations pour son service dans le Jubaland et lors des deux guerres mondiales. Il devient un des leaders de la Sudanese Association puis, dans les années 1950s une figure de la cause nubienne. La valeur de la maison tient aussi à sa configuration qui, contrairement aux immeubles prévus dans les plans de démolition, revêt un caractère culturel : côté rue, le ‘Barazani’, sorte de salon d’entrée, réservé aux hommes et aux invités ; côté cours, la cuisine réservée aux femmes. Un des sages affirme que « les habitations ont pas mal changés avec le temps, mais Nyumba Kubwa pourrait ressembler à l’ordre ancien ». Aujourd’hui la maison est toujours habitée par la famille de Marjan et des locataires. Elle présente des extensions qui témoignent à la fois de son occupation et de la volonté de conserver un haut-lieu et un gage de légitimité de l’occupation du sol pour les Nubiens.
Photographie – Des membres du Jubilee Club devant Nyumba Kubwa, une des maisons les plus anciennes de Kibera, considérée un temps pour accueillir le musée
O. Marcel, septembre 2009
- 16 Chaque petit-fils de Marjan (une quinzaine de personnes) a des droits sur l’usage de la maison.
20L’enthousiasme des jeunes militants s’est toutefois heurté à la préexistence d’une protection de la maison par le lignage de Marjan. Malgré leur confiance envers les organisations comme le conseil des sages, ce lignage a vu d’un mauvais œil l’usage de leur propre terrain, non seulement lieu de vie mais aussi ressource économique pour les propriétaires, plusieurs chambres étant louées. Voyant poindre une série de tensions liés notamment à la complexité du régime coutumier de propriété16, l’option Nyumba Kubwa fut abandonnée. Une réunion extraordinaire a même été organisée pour expliquer aux propriétaires l’aspect communautaire du projet, le fait qu’ils pourraient en tirer des bénéfices sans en perdre l’usufruit. Sans succès. Un des arguments alors avancé était que « l’histoire urbaine apporte de la confusion puisqu’elle n’est pas strictement nubienne. Les innovations ne proviennent pas d’un plan d’habitation bien considéré mais nous étaient imposées ». Cette perspective essentialiste est symptomatique d’une appropriation difficile au-delà des militants du comité de pilotage.
21L’alternative était de mettre en place ce qui devait être un centre d’interprétation du patrimoine puis d’imaginer des circuits mettant en valeur les vestiges (nubiens) des origines de Kibera. Cela inclut les maisons les plus anciennes comme Nyumba Kubwa, la mosquée Jamia Makina, construite en 1902 bien que largement rénovée, ou encore le Legco House, un lieu historique d’assemblée politique. Le centre d’interprétation occuperait un petit local, propriété de la mosquée. Un des sages insiste sur l’importance de cette localisation : « Il faut que le local soit aussi proche que possible de Makina. Ici au moins il n’y a pas de dispute sur qui est le propriétaire ». Ce lieu serait à étoffer par l’initiative des habitants eux-mêmes, fournissant des objets anciens ou artisanaux afin de faire étalage de la culture nubienne : l’histoire des monuments, des héros, mais aussi la cuisine, les coutumes de mariage et d’enterrement, la langue, etc. Ce travail d’inventaire et d’interprétation était souvent mentionné comme une formalité et n’a donc jamais été mené à bien.
- 17 Ces codes s’échangent dans les coulisses de la patrimonialisation, par exemple lors du colloque ins (...)
22Depuis courant 2010, le projet est resté en suspens, laissant place à la frustration puis au renoncement. Cet échec révèle-t-il un problème d’apprentissage, une appropriation maladroite, ou bien souligne-t-il la marginalité de leur condition ? Les Nubiens seraient-ils entrés dans un champ – celui du patrimoine dans les pays en voie de développement – dont ils ne maitrisent ni les codes, ni les compétences ? L’ensemble des promoteurs du patrimoine au Kenya (l’UNESCO, les fondations, les ambassades, le NMK) partagent plus ou moins des normes et des critères de sélection, un vocabulaire et plus généralement une idéologie sur le patrimoine présenté en tant que vecteur de développement17. Par ailleurs, ces acteurs du patrimoine visible mettent en avant un ensemble d’outils techniques, conceptuels ou institutionnels pour faire patrimoine. Les Nubiens méconnaissent cet ensemble de codes et de compétences qui entourent le dispositif muséal au Kenya. Leur sens pratique, selon l’expression de Bourdieu, est celui associé au monde des ONG et de l’urgence au court terme, non celui de la conservation et de l’universalisme des valeurs propre au patrimoine visible. Dans leurs efforts de séduction, le désir de territoire est resté un substrat trop évident du désir de patrimoine. C’est là un des malentendus du patrimoine, approprié localement comme une stratégie territoriale, identitaire et symbolique, mais seulement homologué par les grandes institutions lorsqu’il se présente comme simple promoteur consensuel de développement. Pourtant, nous avons vu que la communauté nubienne dispose de ses propres méthodes de désignation et de conservation d’éléments culturels. Cela pourrait être appelé le patrimoine autochtone, un patrimoine non reconnu par l’Etat et les grandes institutions mais qui a une existence locale. L’idée d’une incompétence patrimoniale semble donc incorrecte. Plutôt, leurs compétences ne sont pas celles du champ du patrimoine visible.
- 18 Par exemple, la minorité Yaaku qui développe également son musée communautaire.
23Le musée était motivé par la mode du patrimoine dans le champ du développement et par les subventions mirifiques des organisations internationales. Au Kenya, bien que la participation communautaire soit devenue une composante incontournable des projets de développement, celle-ci est d’abord pensée en termes d’adhésion à un projet initié par le haut plutôt que l’inverse. Lorsque les communautés sont demandeuses comme c’était le cas avec les Nubiens, elles doivent intégrer l’agenda d’un bailleur. Or, les Nubiens n’ont pas su s’entourer ou même démarcher des acteurs clés du patrimoine au Kenya : par exemple, le Center for Heritage Development in Africa basé à Mombasa qui est spécialisé dans les formations en patrimoine. Une autre piste évoquée mais non explorée consistait à s’associer avec d’autres communautés marginales également intéressées par l’idée de musée18. Malgré ces écueils, l’histoire et le contentieux nubien suscitent l’intérêt d’institutions ayant pignon sur rue. Un exemple est la projection en 2009 du film ‘The Nubian Question in Kenya’ du cinéaste Khamis Ramadhan à l’Alliance Française de Nairobi. Ou encore, en 2010, l’exposition itinérante ‘Kenya’s Nubians : Then and Now’ du photographe Greg Constantine qui s’est tenue au GoDown Arts Center puis dans une galerie à Londres, reprenant à travers une série de portraits l’idée de dette envers cette communauté. Les revendications des Nubiens trouvent ainsi des porte-paroles, mais par le biais de médiateurs extérieurs, dans des cadres conçus par d’autres, et dans le champ plus éphémère et moins régalien de la culture.
- 19 Cela malgré une série de débats lancés notamment par des organisations comme Africom, version panaf (...)
- 20 Entretien avec Juma Odeng (Consultant pour la Getty East African Project), 2010.
24Le musée vu d’une marge est donc tout cela : un lieu étrange hérité de la colonisation ; un lieu de savoir, investi par le pouvoir pour y asseoir son idéologie ; un lieu d’invention de traditions et d’imaginaires communautaires ; un lieu d’extraversion et de captation de richesses ; un réceptacle de normes et une ressource potentielle pour l’action. Les appropriations des musées permettent de constater qu’en dehors de leur extraversion [Bayart, 2004], il n’y a pas au Kenya une compréhension locale du musée19 : « Le fait de garder des objets désuets reste une pratique obscure dans les représentations collectives »20. Pourtant, malgré une ignorance de ce qu’est ou peut être un musée et des contraintes techniques qu’il impose, le musée est aujourd’hui un modèle d’expression patrimoniale attrayant, notamment pour les communautés marginales.
25Le parti pris a été de traiter cette multiplicité de sens en considérant le dispositif muséal dans son appropriation, c'est-à-dire autant l’apprentissage social de l’idée de musée que la réinterprétation territoriale et son application à Kibera. De plus en plus, le musée est conçu comme une « zone de contact » [Clifford, 1997]. En effet le projet des Nubiens traitait le musée comme une plateforme qui sert le dialogue ou la contestation au sein même de la communauté et avec l’extérieur. Le musée se voulait ainsi le véhicule de revendications d’appartenance à la citoyenneté kenyane et de revendications de légitimité d’occupation ou de définition territoriale. Ces revendications par la marge dans le champ du patrimoine ne semblent pas automatiquement vectrices de transformations des structures sociales. En revanche, elles sont, dans le cas étudié, révélatrices, voir reproductrices de territoire. L’étude du projet nubien, ce désir de patrimoine inachevé, révèle un dispositif imbriqué dans des rapports de force : le musée comme il a été conçu serait le marqueur d’une emprise territoriale sur les autres communautés ; son échec permet de mesurer la marginalisation des porteurs du projet, autant des savoirs techniques qu’institutionnels propres au champ du patrimoine. En outre, l’étude des marges permet de mettre le doigt sur un ensemble de règles, d’institutions et de pouvoirs sur lesquels repose le patrimoine visible et qui en conditionne son idéologie et sa géographie.