Gros plan sur … la thèse de Marion Maignan, sur l’innovation sociale et la construction du marché au sein d’une filière courte alimentaire

Chaque mois, le carnet du RT12 braque le projecteur sur un travail de recherche de doctorat en cours. Aujourd’hui, nous nous intéressons au travail de Marion Maignan, doctorante en sciences de gestion depuis 2012 à l’Institut de Recherche en Gestion, laboratoire de l’Université Paris-Est Marne la Vallée, sous la direction d’Amina Béji-Bécheur.

Votre thèse porte sur la question de l’innovation sociale dans les structures coopératives. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ?

La notion d’innovation sociale est liée aux nouveaux mouvements sociaux apparus dans les années 1970, caractérisés par une transformation des formes d’engagement et une revalorisation de la démocratie participative. Ces mouvements s’appuient sur une critique en actes des modèles dominants de production et de consommation et sont marqués par le développement d’alternatives socio-économiques. L’innovation sociale vise à répondre à un besoin social ou à une aspiration sociale non satisfaits par l’Etat ou le marché. Elle se caractérise au moins autant par les processus de mise en œuvre des initiatives (visant la réappropriation des problématiques locales par les populations concernées et la participation des usagers) que leur finalité.

Dans le secteur économique, l’innovation sociale est notamment portée par les mouvements autogestionnaires et coopératifs. Elle est fondée sur la diffusion de l’information et l’autonomie de gestion et de production et questionne les modèles dominants de rentabilité et de performance. Ma thèse s’intéresse à un nouveau statut de coopérative créé en 2001 : la Société Coopérative d’Intérêt Collectif. Les SCIC ont permis d’introduire en France la gouvernance par le multisociétariat : leurs statuts leur imposent de compter parmi leurs sociétaires au moins trois catégories d’acteurs distincts, parmi lesquels des salariés, des bénéficiaires, et des contributeurs (particuliers, entreprises, bénévoles, collectivités).

Ce qui m’a intéressée dans ce sujet, c’est de comprendre comment des formes organisationnelles innovantes peuvent être un moyen de matérialiser un projet de société. La question du processus et des dispositifs de gestion est alors essentielle : il ne suffit pas de décréter la gestion démocratique ou la finalité sociale d’une organisation pour que celles-ci soient effectives, en particulier dans des organisations constituées d’une diversité de parties-prenantes aux intérêts parfois contradictoires. Une réflexion approfondie sur le cadre organisationnel capable de porter ce type de projet devient essentielle à la pérennisation de l’organisation et de l’innovation sociale.

Un autre enjeu de la thèse renvoie plus spécifiquement au secteur de l’agriculture et de l’alimentation. Depuis les années 1960 au Japon, 1980 aux Etats-Unis, plus récemment en France, se multiplient des initiatives de promotion d’une agriculture locale durable, fondée sur une logique de circuits courts, associant des objectifs de qualité environnementale, de justice sociale et d’équité économique. Cela m’a amenée à m’intéresser à la construction du marché et à la définition du prix « juste » en lien avec une « culture » alternative du marché et de l’entreprise. Dans ce contexte, l’innovation sociale se traduit par des dispositifs organisationnels permettant de traduire la conception du juste portée par l’organisation dans la construction de l’échange marchand.

 

Quels cadres théoriques mobilisez-vous pour aborder ces questions ?

Je mobilise d’une part la littérature sur l’innovation sociale. La notion demeure équivoque, en raison notamment de la grande diversité des pratiques et acteurs auxquelles elle renvoie (Cloutier, 2003). Je m’appuie notamment sur l’approche de l’innovation sociale développée par Michel Callon, qui mobilise l’innovation sociale pour qualifier l’action de « groupes concernés » résultant d’une « prolifération du social » associées aux défaillances des marchés, portés par une volonté de faire les marchés autrement (Callon, 2010).

La thèse s’appuie d’autre part sur la littérature renvoyant à la construction sociale des marchés. Face à une représentation de l’échange marchand issue du modèle walrassien de l’équilibre concurrentiel  (Chiffoleau et Laporte 2004), caractérisée par un haut niveau d’abstraction, un ensemble de travaux en socio-économie et en anthropologie a cherché à approfondir les déterminants sociaux de la coordination économique. Ces multiples courants de recherche ont mis l’accent sur la diversité des marchés concrets et des formes de coordination de l’échange, sur le rôle des outils et de la production de sens dans l’évaluation des biens et la formation de leur prix. La notion d’agencement marchand, développée par Callon (2013) propose un cadre d’analyse unifié, à même d’embrasser la diversité des marchés concrets (Trompette et al. 2014). Ce positionnement suggère qu’il n’existe pas de définition universelle des marchés, et que les tentatives essentialistes conduisent à des degrés d’abstraction et de modélisation qui simplifient à outrance les mécanismes marchands empiriques. Il s’agit au contraire d’envisager les marchés comme résultats d’une conception, d’une « ingénierie politique » (Callon 2013, 328), susceptibles d’être régulés, modelés, transformés.

En sciences de gestion l’analyse du marché a longtemps été influencée par l’économie standard centrée sur l’intérêt de la firme, assimilant marché et consommateur (Vargo 2007). Récemment, un nombre croissant d’auteurs ont appelé de leurs vœux un renouvellement de l’approche du marché, mettant en évidence le rôle des consommateurs dans la résistance aux formes dominantes des institutions marchandes (Kozinets 2002; Press et Arnould 2011; Thompson et Coskuner-Balli 2007, Martin et Schouten 2014). Les marchés sont alors des constructions sociales qui s’appuient sur une diversité de formes discursives et de pratiques matérielles. Il s’agit donc de porter une attention particulière aux représentations et modèles cognitifs du marché portés par les acteurs ainsi aux outils et dispositifs de gestion, comme autant de « technologies invisibles » structurant les processus organisationnels (Aggeri et Labatut 2011; Berry 1983; Moisdon 1997).

Comment enquêtez-vous sur ce terrain ? Quelles données mobilisez-vous ?

Je m’appuie sur une démarche ethnographique, qui renvoie à l’analyse approfondie d’un cas unique sur une longue durée. Mon terrain de recherche est une SCIC engagée dans la mise en place d’un circuit-court alimentaire au sein d’une grande agglomération française. La thèse se positionne ainsi dans une démarche compréhensive, liée à la volonté d’aborder le marché et l’organisation comme constructions sociales. Dans ce contexte, l’organisation et le marché ne sont pas des entités prédéfinies, mais bien le résultat de processus. Une attention particulière est accordée aux discours des différentes parties-prenantes de la SCIC afin de mettre en évidence le lien entre valeurs, outils et acteurs participant à la mise en place de l’échange. Pour répondre à la question de recherche, je m’intéresse à la fois aux valeurs et représentations des membres de l’organisation (notion de justice/prix juste, représentation et « culture » du marché) ; pratiques mises en œuvre dans la construction du marché (supports organisationnels de la délibération, organisation de la rencontre marchande) ; et enfin outils de définition du prix juste.

La méthode ethnographique mobilise différents types de données (observations, documents, entretiens, conversations). A ce stade, seule une analyse des entretiens exploratoires a été réalisée. Une seconde phase d’entretiens et de recueil de données est en cours.

Publication :

MAIGNAN, M., « Innovation sociale et formation du prix juste au sein d’une filière courte alimentaire », Actes du 15ème Colloque annuel des étudiant-e-s de cycles supérieurs du CRISES, tenu à HEC Montréal les 31 mars et 1er avril 2014, Les Cahiers du Crises, Collection Hors-Série HS1401, Bibliothèque et archives nationales du Québec


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