1L’underground musical, qui peut bien se cacher derrière cette bannière aux contours flous ? Qui donc peut prétendre en être porte-drapeau sur le territoire hexagonal et au-delà ? C’est ce que semblent vouloir nous révéler les auteurs de cet ouvrage 1. Aux États-Unis, le terme « underground » fut utilisé pour désigner la résistance française face à l’occupant nazi lors de la Seconde Guerre mondiale (Kervran & Kien, 2010 : 16). En ce sens, c’est bien de résistance dont il s’agit ici, à la fin des années 1960, au commencement de ce que les auteurs appellent l’« histoire des maquis sonores français » (premier chapitre). Ainsi, en lien avec les contestations d’un ordre social étouffant et, face à la toute-puissance culturelle et économique d’un « système disques » (p. 40-44) laissant peu de choses filtrer de la « chape de plomb » des yéyés, de la chanson française de variété et du rock anglo-saxon, va se développer une « contre-musique » (référence à la contre-culture américaine des années hippies) ignorée des mass media ou se mettant volontairement en marge de ce système.
2Au-delà des seules questions d’esthétique musicale, les auteurs cherchent ici à appréhender comment certains musiciens de cette période mirent en œuvre d’autres manières non seulement de jouer mais aussi de produire, diffuser et distribuer une musique « clandestine » pour servir une autre « pop au peuple » (p. 29-37). Le souci est donc de présenter une vision experte et cohérente d’un maelström musical où la notion d’underground est envisagée de façon globale, notamment dans son refus des circuits artistiques et commerciaux dominants, à l’écart des grandes maisons de disques (Philips, Vogue, Pathé Marconi…) – malgré quelques contre-exemples peu couronnés de succès – et des grands réseaux de distribution inondés par les productions de ces dernières (FNAC, Virgin…).
- 2 « Travailler avec les FNAC et Virgin demande des concessions que beaucoup refusent. Certains préfèr (...)
3Un long chapitre introductif nous présente ainsi le « maquis » duquel émergeront toutes ces mauvaises herbes prenant racine dans le terreau fertile du rock anglo-saxon (notamment psychédélique), du free jazz américain et d’une certaine chanson française engagée. Les évolutions technologiques aidant (le home studio), certains musiciens pratiquent l’auto-production, développent leurs propres réseaux informels pour assurer tant bien que mal leur distribution et leur diffusion 2, inventant par là l’esprit du do it yourself bien avant la vague punk. Cette globalité d’approche, fruit du travail d’un passionné et d’un artisan de cette entreprise artistique, est ce qui donne au livre tout son intérêt, en plus de faire découvrir ou redécouvrir une pléiade de groupes et musiciens trop peu connus.
4Car c’est tout de même de musique dont il est question et la majorité des chapitres lui fait la part belle. Les esthétiques, et les groupes/musiciens qui les développent, composent ainsi la trame principale de l’ouvrage au travers de chapitres spécifiques, aux intitulés pittoresques faisant parfois référence aux noms d’albums emblématiques. Ainsi du « free-jazz français » (« Jazz Désaxé », p. 65 : Tusques, Portal, Berrocal…) au punk (« Boîtes à rythmes en dissidence », p. 249 : Métal Urbain, Johnny be crotte…) en passant par le rock psychédélique (« Psychédélique Camembert », p. 91 : Gong, Crium Delirium…), les musiques électroniques (« Électronique Guérilla », p. 167 : Heldon, Vidéo-Aventures) ou une autre chanson (« Chants-Sons de Traverses », p. 141 : Ribeiro, Fontaine, Marcœur..), tout y passe.
5Mais surtout, plus que de se livrer à un simple exercice de revue discographique, les auteurs s’attachent à nous faire suivre les chemins de traverses que ces musiciens et défricheurs clandestins ont arpentés pour faire exister cette autre musique. Un peu comme dans le précédant ouvrage d’Éric Deshayes (2007), on suit les aventures musicales – et discographiques, si la volonté et l’opportunité ont permis d’y aboutir – de chaque groupe et les parcours des musiciens charismatiques en ayant fait partie. Au sein et au-delà d’une courant musical on peut en pister un certain nombre qui, tels des électrons libres, multiplient les collaborations, toujours en quête de nouveaux horizons.
6Dans les méandres de ces circuits parallèles, on y côtoie l’histoire des collectifs (Tartempion…), des labels indépendants ( « Les sillons alternatifs », p. 265 : Futura, Saravah, BYG, Tago Mago, Metamkine…), des festivals et autres lieux de représentation à la marge (Amougies, Fête de l’Humanité, les MJC…), d’une nouvelle presse, musicale et politique (Actuel, Libération, Rock & Folk, fanzines…) qui se font les chambres de résonance de toute cette effervescence.
7Tant que faire se peut, tous les moyens et conditions d’éclosion, d’existence et de survivance de ces expérimentations déroutantes sont évoqués pour esquisser le panorama le plus évocateur de ce feu d’artifices.
8Si certains pourront regretter de ne pas avoir un tableau complet de l’underground musical français d’hier et d’aujourd’hui (qui compte toujours dans ses rangs nombres de ces anciens précurseurs), ils ne pourront que saluer et apprécier ce récit de l’itinéraire de cette mouvance musicale post soixante-huitarde et clandestine dans son parcours d’hier à aujourd’hui.