1Les questions qui se posent avec le numérique réactivent certains débats épistémologiques sur la façon de construire la science mais aussi sur le statut de science, débats qui ont longtemps traversé les sciences humaines et sociales (SHS). Au fond, on pourrait dire que les humanités numériques – croisement de la culture des humanités, renvoyant à la culture noble, et de la culture technique, associée à la culture profane –, réhabilitent les SHS, comme si ces dernières avaient dû les attendre pour se voir pleinement reconnues comme science à part entière. Il faut en effet bien reconnaître que les sciences humaines et sociales ont longtemps été reléguées au rang de « sciences molles » (Bourdeloie, 2014) par les sciences de la nature parce qu’elles souffrent de querelles méthodologiques et d’incertitudes sur les théories, les méthodes scientifiques et les capacités interprétatives (Berthelot, 1996). Pourtant, comme l’a rappelé Jean-Claude Passeron, « il y a sans doute, si l’on tient à parler par images, des méthodologies que l’on peut dire ‘molles’ et d’autres plus ‘dures’, en fonction de l’augmentation des contraintes formelles du raisonnement. Mais cela ne définit pas la ‘dureté’ ou la ’mollesse’ des connaissances qu’elles produisent » (Passeron, 1991, p. 11). Elles n’ont donc pas à souffrir de complexes et à culpabiliser dans la mesure où, observe l’auteur, « aucune forme de travail scientifique ne détient le monopole de l’esprit scientifique, puisque ce serait admettre (…) une ‘essence’ de la science par laquelle seraient départagés les prétendants empiriques à ce label » (ibid., p. 9).
2Pensant aussi la singularité et décrivant des faits spécifiques, les SHS se distingueraient ainsi des sciences nomologiques à portée totalisante et ayant vocation à formuler des lois (nomos) universelles, représentées par des relations constantes entre les phénomènes observés. J.-C. Passeron concède à ce titre que « (…) la sociologie, dont l’observation porte sur des configurations jamais réitérées intégralement dans le cours de l’histoire ou dans l’espace des civilisations, rencontre nécessairement comme limite de ses aspirations expérimentalistes la singularité des contextes historiques, dont la richesse déborde toujours les possibilités d’une analyse expérimentale, qui ne peut maîtriser stricto sensu que ce qu’elle est capable d’énumérer ou de définir analytiquement » (ibid., p. 367).
3Ce point d’entrée demeure fondamental pour comprendre que la science, quelle qu’elle soit, n’est ni neutre ni objective. Partant, comment pourrait l’être la position du chercheur ? Dans quelle mesure les outils sur lesquels il prend appui influencent-ils sa façon de construire les faits et de recueillir les résultats ? Dans quelle mesure le numérique conforte-t-il ou non ce diagnostic ? Dans quelle mesure les outils numériques font-ils évoluer les pratiques de construction de la science et les conditions du métier de chercheur ? Certaines de ces questions ne sont pas nouvelles mais prennent dorénavant une acuité particulière. Car outre que le numérique réinterroge l’épistémologie des SHS, il les questionne également en tant que « discipline ».
- 1 Pour exemple, manifestations et séminaires sont extrêmement nombreux. On peut citer, entre autres, (...)
4Pour proposer quelques pistes de réflexion à ce sujet, nous allons revenir dans un premier temps sur l’épistémologie des SHS ; un détour qui s’impose pour expliquer aujourd’hui les enjeux sous-jacents aux humanités numériques, les interrogations qu’elles renouvellent mais aussi les ruptures épistémologiques qu’elles introduisent. Dans un deuxième temps, nous évoquerons les questions que posent aujourd’hui les outils et méthodes numériques aux SHS. Enfin, nous porterons un regard critique sur ces méthodes et outils pour la recherche en SHS. Cette contribution se veut extrêmement modeste : elle l’est d’autant plus que le champ des humanités numériques est extrêmement large et la littérature dans le domaine abondante1. Il faut donc la prendre pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une esquisse d’introduction aux enjeux que soulèvent aujourd’hui les mondes numériques pour la recherche et la société.
- 2 Sur le sujet, voir notamment les travaux en sociologie des sciences, à l’exemple de ceux de Bruno (...)
- 3 Sur cette question, voir notamment Fabien Granjon (2014).
5Le chercheur peut-il être neutre dans son travail de recherche ? En réalité, toute science, « dure » ou « molle », est prise dans des enjeux non proprement scientifiques rendant la neutralité du chercheur impossible, ce pour de nombreuses raisons2. Cette question n’en continue pas moins de faire débat au sein des SHS ; débat qui, pour le dire vite, se partage entre une position qui considère que la posture du chercheur est de facto subjective car fondée sur un plan normatif, et l’autre qui estime que le chercheur peut et doit être neutre3. Cette posture, sur laquelle nous voudrions ici nous attarder, est particulièrement revendiquée par une chercheure comme Nathalie Heinich (2002) qui s’appuie là sur le concept de « neutralité axiologique », tiré de l’ouvrage Le Savant et le Politique de Max Weber (1919). Pourtant, rappelons ici que ce concept, à tout le moins tel qu’il a été diffusé en France et interprété, est une illusion. Pour Max Weber (1919), il ne signifiait en effet pas que le chercheur devait être exempt d’engagement ou faire preuve de neutralité politique, d’autant plus que l’auteur exposait régulièrement ses vues politiques dans la presse. En réalité, la neutralité axiologique était plutôt une précaution visant à insister sur le fait que le chercheur se doit de maîtriser son rapport aux valeurs. Au demeurant, ayant revisité le concept de « neutralité axiologique », Isabelle Kalinowski (2005) rappelle que l’usage qui en a été fait en France n’est pas wébérien. Pour l’auteure, il serait en fait la traduction volontairement erronée de la « Wertfreiheit » qui exprimait l’idée de « non-imposition des valeurs » (Kalinowski, 2005), alors opposée à celle de propagande. Ce faisant, le concept de neutralité axiologique ne peut fonder le postulat d’une « neutralité engagée » telle que le défend par exemple Heinich (2002), c’est-à-dire une posture selon laquelle le sociologue – autrement dit, plus largement, le chercheur en SHS – ne doit pas avoir de point de vue a priori mais engager une neutralité à même d’expliciter les valeurs et se conformer dès lors à une posture descriptive. Car si Heinich (2006) concède la difficulté qu’il y a à renoncer à la normativité – en prenant des exemples dans la sociologie d’émile Durkheim, de Luc Boltanski ou de Pierre Bourdieu, etc. –, ce n’en est pas moins possible pour elle dès lors qu’on se livre à une sociologie analytico-descriptive (ibid.), c’est-à-dire à une sociologie qui n’adopte pas seulement un paradigme explicatif mais aussi un paradigme descriptif et compréhensif des valeurs (ibid.). à l’inverse, la sociologie est, pour l’auteure, confrontée à des obstacles tel que celui du « symptôme de [son] engluement dans une normativité rampante » (ibid., p. 315), alors qu’il conviendrait de l’en sortir dans la mesure où cette normativité freine son essor (ibid.). Cette position est cependant intenable pour les partisans d’une posture nécessairement engagée. Elle serait même utopique si on en croit Philippe Corcuff (2011) dans la mesure où le rapport aux valeurs est consubstantiel à l’individu, donc au chercheur, et participe même à la construction de son objet de recherche. Dressant un sévère diagnostic contre la critique que Heinich adresse à l’encontre de la sociologie, particulièrement critique – « qui ne s’autorise guère à considérer les points de vue des acteurs comme une réalité à analyser mais, plutôt, comme une illusion à dévoiler » (Heinich, 2006, p. 300) – Corcuff constate que sa sociologie n’a, en réalité, « rien de neutre normativement » et s’enracine dans des « considérations éthiques (…) non strictement réductibles à une logique scientifique » (2011, p. 4).
6Tout bien considéré, si Heinich prend appui sur l’autorité de Weber pour fonder sa posture de « neutralité engagée », ce point d’entrée s’avère fragile dans la mesure où, comme le rappelle Corcuff, Weber « combat la thèse d’une science sociale ‘sans présuppositions’, car ‘une portion seulement de la réalité singulière prend de l’intérêt et de la signification à nos yeux, parce que seule cette portion est en rapport avec les idées de valeurs culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète » (Weber, 1965a, p. 163, cité par Corcuff, 2011, p. 4) ; « d’où l’idée d’un ‘rapport aux valeurs’ dans la ‘sélection et la formation de l’objet d’une recherche empirique’ » (Weber, 1965b, p. 434, ibid.). En somme, nous pourrions faire nôtre cette proposition de Gérard Mauger selon laquelle « la vue doit au ‘point de vue’ » (2013, p. 13).
7Pour d’aucuns, la critique en SHS est non seulement utile mais aussi nécessaire. Certains chercheurs soutiennent même la position qu’il n’y aurait pas de véritable recherche en SHS sans impliquer une dimension critique (Haag et Lemieux, 2012).
8Pour les tenants d’une position inéluctablement engagée du chercheur, il ne s’agit pas de nier la rigueur scientifique mais d’« assumer réflexivement ces impuretés et ces fragilités dans le mouvement de constitution de rigueurs scientifiques partielles et provisoires » (Corcuff, 2011, p. 10). Il s’agit tout autant de prendre acte, à la suite de Maurice Merleau-Ponty (1996), du fait que tout individu est avant tout engagé dans le monde dans lequel il vit, de manière sensible, et que tout non-engagement serait, en ce sens, illusoire (Bensaïd et Corcuff, 1998). Mais après tout, si certains chercheurs croient à la possibilité d’une position neutre, nombreux n’en sont pas moins à reconnaître que l’engagement participe de leur démarche de recherche, ne serait-ce parce que leurs enquêtes sont empreintes de considérations politiques ou morales et que les terrains étudiés sont constitutifs de rapports de force et de domination (Fassin et Bensa, 2008). Ce postulat de l’impossibilité du non-engagement est assurément un préalable pour comprendre la posture critique que revendiquent certains chercheurs. Le travail scientifique normativement fondé est en effet au principe de la tradition critique selon laquelle l’objectivité est socialement construite et nécessairement le fruit de l’analyse et du jugement (Granjon, 2014). En effet, si l’objectivité est, sur un plan littéral, ce qui existe indépendamment du sujet, cette désignation semble vaine dans la mesure où la nature est toujours travaillée d’un point de vue humain, partial, et qu’elle est toujours altérée par des facteurs linguistiques, sociaux, culturels, historiques, etc. Au demeurant, les variations qu’a connues la notion d’objectivité dans le temps, particulièrement du point de vue de son usage pour les sciences (Daston et Galison, 2012), nous permettent d’abonder dans ce sens. Comme le rappelle Bruno Latour lors de sa préface de l’ouvrage des historiens des sciences, Lorraine Daston et Peter Galison, l’« objectivité scientifique » a une histoire (ibid.) que « l’histoire des mentalités avait omis de documenter » (2012, p. 151). L’usage que fait chacun de ses yeux pour interpréter la notion a en effet changé depuis le XVIIe siècle ; les auteurs repérant cinq grands régimes qui montrent différentes façons qu’ont les savants de se représenter l’objectivité (ibid.). Se pose dès lors la question de savoir quelle est la place que l’on occupe, en tant que chercheur, humain, lorsqu’on analyse des phénomènes ; en d’autres termes, quel part prend l’individu dans ce qu’il observe ? Qu’est-ce qui motive le chercheur dans son objet et dans quelle mesure son rapport à ce dernier n’est pas désintéressé ?
- 4 Pour réfléchir à la question de la distance avec son objet de recherche, les ouvrages de Jeanne Fa (...)
9Distance ou engagement ? Si les principes de la rupture ou coupure épistémologique nous ont appris à adopter un regard distancié pour se distinguer du sens commun, il n’en reste pas moins, comme le rappelle P. Bourdieu, que « rien n’est plus faux (…) que la maxime universellement admise dans les sciences sociales suivant laquelle le chercheur ne doit rien mettre de lui-même dans sa recherche. Il faut, au contraire, se référer en permanence à sa propre expérience » (2003, p. 51). Comment trouver toutefois la bonne distance avec l’objet étudié en tenant compte du fait qu’être sur le terrain, comme l’avance Jeanne Favret-Saada (2009), c’est occuper une place, s’engager et accepter d’être affecté par l’expérience vécue4 ? Pis, la subjectivité et l’engagement de l’ethnographe vis-à-vis des informateurs participeraient même de la construction du résultat de l’enquête. Comme l’a si bien décrit J. Favret-Saada dans Les mots, la mort, les sorts (1977), concernant son enquête sur la sorcellerie dans le bocage de l’Ouest,« de tous les pièges qui menacent notre travail, il en est deux dont nous avons appris à nous méfier comme de la peste : accepter de ‘participer’ au discours indigène, succomber aux tentatives de la subjectivation. Non seulement il m’a été impossible de les éviter, mais c’est par leur moyen que j’ai élaboré l’essentiel de mon ethnographie » (1977, p. 48). Ce faisant, l’ethnographe va même jusqu’à fonder son travail, non sur un procédé de distanciation mais, a contrario, sur une immersion telle dans le terrain que celui-ci semble la dominer : « Les quelques progrès que j’y ai enregistrés se sont accomplis dans des circonstances où je ne contrôlais ni mes paroles ni mes attitudes. Peut-être que mon ethnographie va consister à découvrir quelle place chacun de mes interlocuteurs me désigne. Ou à supporter d’occuper cette place », constate-t-elle (ibid., p. 170). Pour autant, son terrain ne lui échappe pas complètement, sa position d’ethnographe la protégeant de la déroute : « Si je n’étais outillée pour l’affronter, nul ne pense que je pourrais m’en tirer sans dommage, éventuellement même y survivre » (ibid., p. 23). Cette posture de l’engagement de l’ethnologue n’est pas unique. On la retrouve chez d’autres chercheurs comme Daniel Cefaï, selon lequel l’ethnographie est une « expérience incarnée, indissociablement affective, sensible et morale » et définit le « corps de l’enquêteur » comme une « plaque sensible, surface d’impression des événements et des rencontres sur le terrain » (Cefaï, 2010, p. 29). Cette posture dépasse donc la question de la simple observation participante au profit d’un autre enjeu, celui de « l’objectivation participante » que décrit P. Bourdieu (2003), comme « l’objectivation du sujet de l’objectivation, du sujet analysant, bref, du chercheur lui-même » (Bourdieu, 2003, p. 43). Au fond, ce qui importe, c’est donc la réflexivité au principe de la démarche d’objectivation participante, qui permet d’explorer non « ‘l’expérience vécue’ », comme le rappelle P. Bourdieu, « mais les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette expérience et, plus précisément, de l’acte d’objectivation. Elle vise à une objectivation du rapport subjectif à l’objet qui, loin d’aboutir à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est une des conditions de l’objectivité scientifique » (ibid., p. 44). Il revient au chercheur de maîtriser la réflexivité de l’axiologie qu’il propose, quel que soit le domaine de recherche et, par là même, de prendre acte du fait que l’engagement est constitutif de sa pratique. Il s’agit en conséquence de considérer que l’objectivité est, nous l’avons vu, construite, tout comme le sont les phénomènes sociaux que les chercheurs en SHS ont vocation à dénaturaliser.
10Adopter un regard critique, c’est ainsi considérer le point de vue « à partir duquel le travail d’objectivation du chercheur prend forme » (Granjon, 2014, p. 48), croire profondément à l’implication du chercheur dans les phénomènes qu’il observe et réfuter par là même la portée chimérique du principe de neutralité axiologique.
11Dans quelle mesure le numérique invite-t-il le chercheur à développer de nouvelles réflexions quant à son engagement sur des terrains numériques ? Dans quelle mesure le numérique renouvelle-t-il la question de l’objectivité du chercheur et des données produites ? De par les outils, corpus et méthodes sur lesquels elles s’appuient, les humanités numériques sont en effet liées aux sciences mathématiques ; permettant dès lors aux SHS de les sortir de leur étiquette de « sciences molles » et contribuant à leur légitimation.
- 5 Nous voudrions ici remercier Jérome Valluy (Université Paris I et chercheur au laboratoire Costech(...)
12Les définitions des humanités numériques5, traduction du terme anglo-saxon Digital Humanities, sont nombreuses et variées. Le terme a été forgé en 2004, lors de la parution de l’ouvrage A companion to Digital Humanities, publié par Susan Schreibman, Ray Siemens et John Unsworth (2008), et va dès lors être popularisé. Le terme est notamment consacré via la création de l’Alliance of Digital Humanities Organizations, fondée en 2005, chargée de regrouper les associations existantes (Berra, 2012). Quoique cette expression anglaise se soit imposée, un historique montre que d’autres appellations ont existé (p. ex. humanities computing) selon les langues et les milieux et que le terme « humanités numériques » résulte d’une décision marketing qui, répandu avec le web, a permis de rajeunir ce champ de recherche et de faciliter l’obtention de financements (ibid.). La traduction française, « humanités numériques », n’en est pas moins parfois contestée : d’une part parce que l’adjectif « numérique », qui bénéficie d’un vrai engouement en France (Guichard, 2014, p. 11), ne se justifierait pas nécessairement, l’adjectif « digital » qui signifie étymologiquement « relatif au doigt » convenant davantage à nos pratiques des ordinateurs (ibid.) ; d’autre part parce que la notion d’« humanité » recouvrerait une acception différente en France et aux États-Unis, voire même selon les disciplines (ibid.).
- 6 On pourrait distinguer l’informatique du numérique en avançant que la première est à la fois une d (...)
- 7 Certains auteurs (Kirschenbaum, 2010 ; Berra, 2012) citent par exemple, pour définir les humanités (...)
13Si ce terme désigne l’hybridation du numérique/de l’informatique6 et des sciences humaines et sociales, on ne saurait se limiter à cette seule dénomination qui ouvre un ensemble de questions nécessitant une réflexion approfondie7. Avant tout, on peut d’ores et déjà voir dans l’expression d’humanités numériques un oxymore puisqu’il réunit deux domaines que tout semble séparer traditionnellement, notamment sur le plan des valeurs, avec d’un côté la subjectivité spécifique aux humanités – le chercheur analysant des objets de recherche dont il fait partie – et de l’autre l’objectivité ordinairement associée aux sciences exactes Drucker (2009 ; 2011). Pourtant, le fait que les SHS s’appuient sur les techniques informatiques n’est pas nouveau. Les humanités numériques existent en effet depuis l’apparition de l’informatique : les disciplines des humanités ont dialogué avec elle et y ont eu recours pour faire avancer la connaissance, qu’il s’agisse de la publication en ligne de la correspondance de Vincent Van Gogh, des développements de l’histoire quantitative dans les années 1970, des systèmes d’information géographiques dans les années 1990, de la lexicométrie ou encore la modélisation en trois dimensions d’objets archéologiques... (Dacos et Mounier, 2014). En revanche, ce qui est nouveau concerne l’accélération de l’usage de ces techniques au cours de ces dernières années, le fait qu’il est impossible de ne pas s’en saisir et qu’elles affectent considérablement notre rapport à la science et les conditions de la pratique scientifique. Il s’agit incontestablement d’un tournant computationnel (Berry, 2011) qui non seulement modifie en profondeur les disciplines et leur épistémologie (ibid.), mais interroge aussi les conditions de production et de circulation du savoir (Pouyllau, 2012).
14Les humanités numériques traduisent un phénomène nouveau et complexe à définir (Four, 2013). Certains parlent d’un champ du fait de l’institutionnalisation dont elles jouissent, notamment aux États-Unis (Welger-Barboza, 2012), et qui leur ont permis de se structurer. Outre-Atlantique, elles sont en effet adossées à tout un dispositif académique/professionnel : il existe plusieurs centres, instituts, associations spécialisés dans le domaine, des revues de référence (Digital Humanities Quaterly, Digital Studies/Le champ numérique, etc.) (Kirschenbaum, 2010). Les humanités numériques comprennent en outre un ensemble de terrains, des corpus, des problématiques et des questions qui dépassent le cadre d’une discipline et les transcendent ; situation qui se rapproche du modèle anglo-saxon dans lequel des champs d’études se construisent autour d’objets de recherche (Cultural studies, Gender studies, etc.) (Four, 2013). Et tout comme certains objets de recherche (race, genre, minorités, etc.) ont du mal à s’implanter en France et peinent à avoir une visibilité académique et institutionnelle (ibid.), il y aurait lieu de se demander si les humanités numériques pourraient connaître, en France, une destinée analogue, encore qu’elles ne constituent pas un « sujet sensible ».
15D’autres parlent d’approche, de métier, de discipline, voire de transdiscipline ou de « postdiscipine » (Welger-Barboza, 2012), étant donné qu’il existe des formations ou diplômes spécifiques aux humanités numériques et des centres autonomes rassemblant diverses disciplines et des compétences variées (ibid.). Transdiscipline ou postdiscipline car en articulant techniques et humanités, les humanités numériques décloisonnent les disciplines et transforment les SHS (Svensson, 2010). Pour Patrik Svensson (2012), le directeur du centre d’humanités numériques – le HUMlab, de l’Université d’Umeå (Suède) –, elles seraient ainsi une « trading zone » (zone d’échange) permettant un dialogue entre les différentes disciplines des SHS. Comme l’observent Marin Dacos et Pierre Mounier (2014) à la suite de Svensson (2012), la notion de « zone d’échange » rend bien compte du dialogue interdisciplinaire qui se crée à l’occasion de l’utilisation de technologies communes (ibid.). Pour mieux comprendre le sens de cette notion, il faut néanmoins, comme ils le rappellent, revenir sur son archéologie ; la notion ayant été « utilisée pour la première fois en histoire des sciences par Peter Galison (1997) pour designer un endroit au cœur du complexe militaro-industriel en cours de constitution aux États-Unis, pendant la seconde guerre mondiale : le ‘Radiation Laboratory’ du MIT » (Massachussetts Institute of Technology) :
« Cette structure, le ‘Rad Lab’, avait pour particularité de rassembler des chercheurs de différentes disciplines mobilisant des technologies communes pour concevoir les premiers radars militaires. Or, c’est au sein de cet espace que sont nées les théories cybernétiques et que l’informatique moderne a vu le jour (Triclot, 2008). La structuration est importante : des chercheurs issus de différentes disciplines manipulent des outils communs pour développer des technologies appliquées. Si les humanités numériques sont une trading zone,alors elles représentent quelque chose de plus que la mobilisation d’outils au sein de pratiques de recherche préexistantes. Elles représentent aussi un mode particulier de structuration de la recherche, et surtout le rapport qui s’établit alors entre science et technique » (Dacos et Mounier, 2014, p. 16).
16Cette archéologie est très intéressante pour comprendre à la fois l’association de différentes disciplines et leur collaboration au profit de la recherche tout comme les changements et évolutions dans ce domaine.
17Enfin, les humanités numériques constituent un mouvement comme en témoigne la récente publication d’un manifeste en France. Dans le Manifeste des Digital humanities (Dacos, 2011), il est indiqué qu’il s’agit d’une communauté sans frontières, multidisciplinaire, ayant pour objectif le progrès de la connaissance, le renforcement de la qualité de la recherche, l’enrichissement du savoir et du patrimoine collectif, l’intégration de la culture numérique dans la culture générale du XXIe siècle (ibid.). En termes d’orientations, la déclaration formule le souhait d’accéder librement aux métadonnées, de diffuser librement les méthodes et résultats de recherche. Enfin le manifeste appelle à l’intégration de formations aux Digital Humanities au sein de parcours en SHS, à la création de diplômes spécifiques, à la prise en compte des compétences ad hoc dans les évolutions de carrière et, plus généralement, à la diffusion de « bonnes pratiques » (ibid.).
18La véritable nouveauté réside dans le fait que le numérique n’est plus seulement un outil au service de la recherche mais aussi un objet de recherche à part entière. Il est à la fois instrument, méthode, terrain et objet de recherche. Il demeure tout d’abord outil ou instrument de recherche car tout chercheur aujourd’hui fait usage d’un ordinateur et du web dans le cadre de ses pratiques de travail. Il est ensuite méthode car la recherche numérique commande le déploiement de dispositifs méthodologiques spécifiques. Il serait par exemple absurde, pour un sociologue souhaitant analyser des mondes virtuels, de fonder uniquement son enquête sur la conduite d’entretiens ; se limitant en conséquence aux déclarations des enquêtés. Bien que pertinente pour consolider les observations du chercheur (cf. infra), cette méthode n’en reste pas moins complémentaire à une ethnographie en ligne, méthode ici incontournable. L’expérience dont fait part Jean-François Lucas dans ce dossier témoigne bien de la nécessité pour le chercheur de s’immerger pleinement dans ce monde pour le comprendre, mais aussi de développer un dispositif méthodologique ad hoc. Éliane Wolff rend également compte dans ce dossier du fait que le numérique constitue certes un terrain mais aussi un outil et une méthode.
- 8 Projet ENEID dirigé par Fanny Georges (Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, MCPN/CIM), fi (...)
19Plus généralement, la multiplication des dispositifs numériques et leur convergence conduit le chercheur, à tout le moins le sociologue, travaillant sur les usages de ces dispositifs à concevoir des grilles d’entretien permettant d’étudier l’entrelacement des pratiques en ligne et hors ligne (Bourdeloie, 2012). Pour exemple, nous travaillons actuellement sur un projet sur les identités numériques post mortem et les usages mémoriaux innovants du web au prisme du genre8. Tant la construction de la grille d’entretien que du questionnaire constituent une démarche lourde à mettre en œuvre parce qu’il est impossible d’analyser les pratiques numériques post mortem sans prendre acte des pratiques traditionnelles du deuil, de la mémoire et d’hommage aux défunts. Or la modification du dispositif méthodologique n’est pas sans conséquences sur les corpus ; ces derniers prenant une autre dimension avec la recherche numérique. Car outre que le numérique permet de construire de nouveaux corpus (conversion de documents imprimés, sonores, visuels, etc.), il met à la disposition du chercheur de grands corpus de données sans commune mesure avec ce qu’offrait une ethnographie traditionnelle, données acquérant alors le statut de Big data. Certains y voient même la possibilité de récolter des données au statut hybride, à la fois quantitatives en raison de leur nombre et qualitatives du fait de leur précision. C’est au reste ce constat sur le changement de la nature des données qui conduit Lucas dans ce numéro à leur assigner le statut de données « quali-quantitatives ».
20Avec le numérique, ce sont également, nous l’avons vu, de nouveaux terrains qui s’offrent au chercheur, vastes laboratoires de données que le web contraignant le chercheur à alourdir sa tâche en matière de délimitation du terrain. Comment, dans l’abondance des données, le circonscrire ? Quels critères pertinents choisir ? Dès lors que l’on travaille sur les usages du web, la nature du terrain est modifiée et tout chercheur déployant des méthodologies qualitatives se trouve, quoi qu’il en soit, exposé à des données quantitatives qu’il devra maîtriser ou alors s’armer de nouvelles compétences. C’est bien ce que rapportent Lucas et Wolff dans ce dossier à propos de la nécessité d’une collaboration entre chercheurs en SHS et ingénieurs mais aussi d’un élargissement du spectre de compétences, les premiers étant par exemple amenés à se doter de savoir-faire techniques spécifiques (p. ex. savoir lire des cartes et des graphes, comprendre la logique algorithmique, etc.), induisant au reste « une rupture avec ?l’?habitus ethnographique » du chercheur en SHS (Wolff, article dans ce dossier).
- 9 Le projet ARPEGE (2012-2013) a été financé par le Département des études, de la prospective et des (...)
- 10 Émissions diffusées sur la chaîne M6 : Nouveau Look Pour Une Nouvelle Vie et Belle Toute Nue.
- 11 On va sortir, Points communs et Quintonic.
21S’agissant de la délimitation des données et des transferts de compétences que requiert leur changement de nature, on peut également citer une expérience concernant le projet ARPEGE (LA Reconfiguration des Pratiques culturelles Et du GEnre à l’ère du numérique)9 dont l’objectif consistait à étudier la façon dont les dispositifs numériques pouvaient donner lieu à des usages et des expressions identitaires venant redessiner la sexuation des pratiques culturelles et reconfigurer les normes et les modèles hégémoniques de genre. Deux des trois terrains que l’équipe avait retenus concernaient plus spéficiquement l’analyse de dispositifs numériques : l’un l’analyse de deux émissions de relooking10 et leur réception ainsi que les pratiques numériques associées à leur visionnage ; l’autre l’analyse sémiotique de trois sites web de rencontres amoureuses et/ou amicales fondées sur des affinités culturelles et/ou de loisirs11. Concernant le terrain sur les émissions de relooking, le projet initial consistait à étudier les forums de ces émissions. Pourtant, cet objectif n’a pu être mis en œuvre compte tenu de la grande quantité de données que comportaient ces forums – en dépit du choix de travailler sur une période limitée –, et du besoin de compétences spécifiques qu’une telle exploration de données réclamait, compétences dont nous ne disposions pas au sein de l’équipe. Pour le terrain sur les sites web de rencontre, si l’analyse sémiotique conduite permettait d’étudier les dispositifs techniques (morphologie du site, contenus, outils de participation et de partage, etc.), l’abondance des données (fils de discussion, etc.) a très vite posé question. Malgré l’objectif de recherche clairement défini, il s’est en effet avéré nécessaire de recentrer l’analyse sur un site web en particulier et de sélectionner un certain nombre de profils, de fils de discussion et d’articles du magazine (blogue) (Julliard, 2013 ; Bourdeloie et Julliard, 2013). Ainsi est-il ressorti de cette expérience que bien que nous livrant à une enquête de terrain qualitative, nous étions de fait exposées à des données quantitatives dictant des choix et orientant de ce fait le recueil des résultats.
- 12 Sur le sujet, voir notamment Georges (2011) et Denouël (2011).
- 13 « To obtain the data most important for linguistic theory, we have to observe how people speak whe (...)
22Une autre question qui se pose avec le numérique concerne la « valeur » du terrain. On tend effectivement parfois à hiérarchiser les terrains : on peut ainsi lire ou entendre que le terrain du numérique aurait une valeur moindre qu’un terrain in real life ; le second offrant l’occasion au chercheur d’interagir directement avec l’enquêté et d’accéder à ses propriétés sociales, sans que celui-ci ne masque son identité. Pourtant, que ce soit de visu ou en ligne, les données recueillies dans le cadre d’une enquête ethnographique sont toujours de l’ordre du déclaratif, sauf à se livrer à une immersion (traditionnelle) complète, à la manière d’un ethnologue qui participe à la vie des sujets qu’il observe. Si les usagers peuvent dissimuler leur identité civile sur le web, la modifier, la décliner ou se créer d’autres identités12, d’une part ces données sont la manifestation d’une représentation identitaire de soi et d’une identité pour autrui ; d’autre part les enquêtés ont toujours la possibilité de mentir in situ à l’enquêteur sur de nombreuses données, bien qu’il soit plus délicat de dérober des données biologiques comme l’âge ou le sexe. En tout état de cause, qu’il s’agisse d’un terrain en ligne ou hors ligne, le chercheur ne doit pas avoir l’illusion d’étudier des pratiques car il étudie toujours des représentations, à moins d’être un observateur tout à fait invisible, objectif somme toute inatteignable comme l’a expliqué Labov13. L’observateur, qu’il étudie un terrain en ligne ou hors ligne, se trouve en effet toujours dans un contexte artificiel dès lors qu’il se déclare comme tel car il use d’un appareillage technique qui contraint son observation aussi bien que le traitement et le recueil des données (Mouchon, 1985).
23Il n’en demeure pas moins que l’analyse des représentations et du sens qu’on accorde à ses pratiques donne lieu à des résultats extrêmement riches de sens car ils traduisent la légitimité que les individus accordent à leurs pratiques, révèlent leur habitus – entendu comme une pluralité dispositionnelle, durable et transposable, conduisant les individus à se comporter « d’une certaine manière dans certaines circonstances » (Bourdieu, 1986, p. 40) – et leur stratégie de dévoilement en fonction des cadres sociaux (Goffman, 1973) ; la présentation de soi différant d’un contexte d’enquête traditionnel à un contexte d’enquête virtuel.
24Par ailleurs, s’agissant de données comme l’âge ou le sexe, leur objectivité fait sens dès lors qu’elles tiennent lieu de variables pour procéder à des études quantitativistes et comparatives sur des pratiques (déclarées) ; leur sens est beaucoup moins évident quand on considère que ces données sont des catégories analytiques non neutres, sous-tendues par des rapports sociaux de pouvoir par exemple, et que l’enjeu ne consiste pas tant à étudier les pratiques différenciées que les discordances individuelles (décalage entre le dire et le faire), les jeux identiaires ou les trajectoires de pratiques, etc. Pour ne citer qu’un exemple, l’objectivation de la donnée du sexe peut poser question car elle « tend à rabattre la notion de genre sur le sexe » (Cervulle et Quemener, 2014, p. 84) et, ipso facto, à exclure les identités en décalage avec le sexe biologique et, par là même, la diversité des identités de genre (Butler, 2005, citée par Cervulle et Quemener, ibid.).
25En ligne ou hors ligne, chaque terrain a sa spécificité (Pastinelli, 2011) et appelle des méthodes sui generis à l’approche disciplinaire retenue et à l’objectif de recherche que le chercheur s’est assigné.
26L’essor du numérique s’accompagne également de réflexions concernant les épistémologies des disciplines, et précisément sur la place de la technique dans la construction des problématiques de recherche (Guichard et Poibeau, 2014, p. 2). Quel chercheur aujourd’hui ne travaille pas en faisant usage du numérique, ne serait-ce que parce qu’il utilise un ordinateur pour archiver ses données, l’internet pour communiquer avec ses collègues… Les usages du numérique contraignent le chercheur en SHS à adapter ses habitudes de recherche et disciplinaires. Nous l’avons vu, invitant à un entrelacement des disciplines, les humanités numériques le conduisent là faire évoluer ses compétences. Il doit désormais composer avec le numérique et comprendre a minima les environnements informatiques et les usages des technologies. Dans ces conditions et en vue d’optimiser sa pratique de recherche, le chercheur ne devrait-il pas jouir d’une formation à la fois en informatique et en SHS, disposant ainsi de compétences hybrides ? Le chercheur en SHS dans le domaine de la recherche numérique est en effet amené à travailler en coopération avec des ingénieurs de recherche, des informaticiens, des techniciens et à comprendre leurs démarches. Ces pratiques collaboratives concernent donc différents métiers mais s’effectuent aussi au sein du même métier en redéfinissant le travail collectif. Les logiciels d’écriture collaborative (Google drive, Etherpad, etc.) ont par exemple changé notre manière de produire un texte et de restituer une recherche. Si l’informatique ou « écrit d’écran » avait altéré notre rapport à l’écrit (Souchier, 1996), un nouveau pas est franchi avec l’évolution du numérique. Au-delà des conditions pratiques de recherche, c’est le rapport au métier et aux pratiques intellectuelles qui se modifie (ibid. ; Guichard, 2014). Impossible en effet de penser qu’une « transformation technologique (…) ne soit accompagnée d’une transformation des modes de faire et par là même des modes de pensée (Souchier, 1996, p. 106). La place du numérique dans nos pratiques nous rappelle d’ailleurs combien nos pensées s’appuient sur un appareillage technique et collectif (Guichard, 2014), encore que cela ait toujours été le cas (Goody, 1987).
27D’autres changements concernent les conditions de diffusion de la recherche. Le web a assurément permis de faire émerger une nouvelle production éditoriale offrant au chercheur l’occasion de publiciser autrement ses travaux : blogues, RSN, wikis, carnets de recherche, nouvelles revues en ligne, diffusion en libre accès… autant de nouvelles « formes de communication en rupture avec celle établies jusqu’à présent par la tradition scientifique » (Mounier, 2012, p. 77). Diffusés de façon alternative, certains de ces travaux n’en demeurent pas moins considérés parfois comme « impubliables » (Douyère et Le Marec, 2014, p. 121), ce malgré leur valeur d’authenticité scientifique (ibid.). Tout laisse à penser qu’il subsisterait encore une hiérarchie entre les modes de publication, reposant davantage sur des registres de valeurs que sur des critères « objectifs ». En dépit du maintien d’une certaine hiérarchie de valeurs entre les modes de diffusion de la recherche, force est de reconnaître que le numérique transforme l’environnement de travail – il facilite la recherche à une échelle internationale –, le rythme de publication des travaux et leur diffusion, désormais plus directe. Ainsi la recherche en SHS devient-elle, à tous les niveaux, ancrée dans le numérique (Dacos et Mounier, 2014).
28Ces changements dans la diffusion de la recherche introduits par le numérique concernent également la société ; les SHS pouvant éclairer l’action politique en temps réel et intervenir de manière plus immédiate dans le débat public (Mounier, 2012). Leur « utilité sociale » (ibid.) s’avère là plus manifeste en raison de leur ancrage sociétal et modifie la nature de la relation que le chercheur entretient avec la société. L’illustration que propose Pierre Mounier (ibid.) est intéressante à cet égard. L’auteur rapporte l’exemple des émeutes qui se sont déroulées à Londres entre le 6 et le 9 août 2011, pour lesquelles « la presse britannique et les responsables politiques ont (…) rapidement accusé les systèmes de messagerie instantanée et les réseaux sociaux parce qu’ils auraient permis aux ‘émeutiers’ de se coordonner et d’échapper à l’action de la police » (ibid., p. 76). Or montre-t-il, un article écrit quelques jours après par Antonio Casilli et Paola Tubaro (2011), intitule? « Why Net Censorship in Times of Political Unrest Results in More Violent Uprisings: A Social Simulation Experiment on the UK Riots », montre le contraire, c’est-à-dire que « dans les situations de communication libre, on assiste sur une certaine durée à de violentes mais brèves éruptions insurrectionnelles dans certaines circonstances. Dans des situations où la communication est coupée, les émeutes ont tendance à se prolonger indéfiniment sur un palier, sans retour à la normale » (ibid.). Par delà le résultat de l’enquête de Casilli et de Tubaro, Mounier attire l’attention sur l’originalité de la démarche, dans le temps de publication notamment, puisque l’article est publié immédiatement sur une archive ouverte et rendu rapidement disponible, bien que dans une version différente, sur les blogues des auteurs. Pour Mounier, l’intérêt de l’article de Casilli et de Tubaro consiste aussi à répondre aux critiques que la classe politique et les responsables policiers adressent généralement aux SHS s’agissant de leur temporalité, inadaptée à l’urgence des situations (ibid.). Or, asserte Mounier, cet exemple montre justement l’inverse, à savoir que les « sciences sociales peuvent éclairer l’action politique sur un point précis au moment où elle en a besoin, et, en utilisant les mêmes moyens de communication qu’elle, participer en temps réel au débat public » (ibid., p. 77). Pour autant, il importe de se demander si cette instantanéité ne joue pas contre la démarche de recherche, habituée au temps long et à se saisir d’un arsenal théorique peu compatible avec des formats numériques comme les blogues ou les carnets de recherche (Mounier, 2012).
29Si le numérique présente un certain nombre d’atouts pour la recherche en SHS et que les chercheurs peuvent se satisfaire de cette nouvelle ressource en tant que document, outil de production et de diffusion de la recherche, méthode et terrain, larichesse des nouvelles données via le numérique et leur technicité ne doivent pas être mises au service des SHS dans l’intention de compenser leurs prétendues apories. Ce n’est pas parce que les humanités numériques se fondent sur la science informatique qu’elles redorent le blason des SHS. Ces dernières, à l’instar de toute science, portent toujours le stigmate de la subjectivité, à laquelle n’échappent pas les techniques et outils numériques, ni « purs » ni neutres, qui les sous-tendent.
30Les données produites, numériques ou non, ne sont jamais brutes. Elles proviennent en effet de techniques qui ne sont pas neutres mais empreintes de valeurs car elles résultent de l’action humaine et non « d’une froide logique de calcul » (Cardon, 2013, p. 17). Comme le montre Dominique Cardon, « une tradition de recherche déjà ancienne a (…) montré l’intérêt qu’il y avait à observer la manière dont ont été délégués aux objets techniques des principes et des valeurs qui en font des artefacts cognitifs chargés d’opérer des traitements et des choix, d’autoriser et d’interdire, de classer et d’orienter (…). Les paramètres du calcul, la mise en ordre à laquelle il procède et les résultats attendus sont l’objet de décisions » (ibid.). En outre ces techniques, qu’il s’agisse de matériels ou de logiciels, sont occidentales :
« Les modèles qui sous-tendent le fonctionnement du numérique sont tous ou presque tous dérivés de l’expérience occidentale : le document et ses évolutions comme ses valeurs, la notion de personne et d’identité, le concept de patrimoine et d’archive, les représentations visuelles des manipulations et de leurs symboles (icônes, etc.). Tous ces éléments devenus la vulgate de notre expérience quotidienne, même la notion d’amitié simplifiée et transformée en agent constitutif de la sociabilité numérique, sont les produits de l’exploitation technique des catégories historiques et socioculturelles occidentales. Comment, dans ce contexte, imaginer l’évolution de l’environnement numérique dans une autre perspective, selon des chemins qui ne seront plus exclusivement ceux de l’Occident, de ses concepts et de ses catégories ? » (Doueihi, 2013b)
- 14 On trouve différentes définitions des algorithmes, terme qui a été popularisé par la place prise p (...)
31Les techniques numériques sont aussi sexuées en ce sens que la majorité des logiciels sont créés par la gent masculine. Par exemple, dans le logiciel libre, les femmes ne représentent que 1,5 % des développeurs et 28 % dans les logiciels propriétaires (Nafus et al., 2006). Enfin les algorithmes (Réseaux, 2013) sont guidés par une politique.À cet égard, lorsque le juriste américain Lawrence Lessig avait avancé « Code is law » (2000), l’auteur voulait signifier que nos libertés dans le monde numérique étaient réglées par le programme informatique faisant loi. Lessig nous invitait là à considérer la politique qui caractérisait le logiciel ; proposition qui résiste toujours à l’examen du fait de l’accroissement de la place prise par les algorithmes14 dans notre quotidien ; ceux-ci opérant constamment des classements de données individuelles et des recommandations tout comme favorisant l’agencement de liens selon des critères marchands et consuméristes. Ainsi les algorithmes ne sont-ils pas le seul fruit des mathématiques mais doivent aussi à des choix de groupes industriels. Certains propos ont assurément plus de visibilité que d’autres : « ce sont les moteurs de recherche et les multiples métriques de l’internet qui hiérarchisent la visibilité des informations en faisant remonter certains propos, tout en en dissimulant d’autres. En décidant de ce qui doit être vu, ils encouragent la confrontation et la discussion, participent à la construction de l’agenda public et sélectionnent les bons interlocuteurs. En raison du quasi-monopole qu’il exerce, le PageRank de Google apparaît comme le nouveau gatekeeper de l’espace public numérique (Cardon, 2013, pp. 11-12) ; Google n’apportant effectivement pas les mêmes réponses aux requêtes selon la configuration de l’ordinateur, sa localisation, les cookies qu’il stocke ou les sites internet auxquels il est connecté...
32Outre les considérations normatives qui affectent la création et l’exploitation des dispositifs, il convient de tenir compte des considérations techniques, précédemment évoquées s’agissant de l’étendue des compétences qu’appelle aujourd’hui la maîtrise du numérique. Les données ne parlent en effet pas d’elles-mêmes et leur récolte peut engendrer une série de difficultés sur un plan technique et statistique. De même, si séduisants soient les graphes, ils ne peuvent être compris qu’à l’aune de certaines précautions méthodologiques et à l’aide d’interprétations qui en tiennent compte. C’est seulement ainsi que les données peuvent être signifiantes. Il ne faudrait en effet pas présupposer que leur nombre constituerait un gage de représentativité et prendre dès lors « la carte pour le territoire » (Bastard et al., 2013a).
33Marqués du sceau de l’action humaine tant dans la production que dans le résultat, les corpus numériques doivent faire l’objet d’un regard distancié et critique de la part du chercheur. Ce dernier ne peut extraire de données sans faire cas, nous l’avons dit, des décisions humaines en amont, mais aussi des stratégies des acteurs ; de plus en plus de plateformes fermant l’accès à leurs données pour les vendre (p. ex. Twitter) ou établissant des partenariats avec des grandes institutions de recherche (boyd et Crawford, 2011). Ainsi les données sont-elles construites selon des perspectives qui ne sont pas celles des chercheurs (Bastard et al., 2013a) et pour que celles-ci fassent sens pour ces derniers, elles doivent être resituées dans leur contexte de production.
34Ceci nous conduit à faire cas d’une autre critique qu’essuie la recherche numérique, davantage sujette à débats selon nous, qui a trait à la nature de l’enquête ethnographique en ligne. D’aucuns y voient des biais car elle tend à quantifier le social (Denouël et Granjon, 2011) et à réduire les individus à leurs traces (Jouët et Le Caroff, 2013). Elle « ne livre que la dimension pragmatique des usages numériques mais elle ne peut les resituer dans le contexte plus large des pratiques sociales des individus. Elle ne nous dit rien sur l’aval (l’insertion sociétale des usages) ni sur l’amont (les stratégies marketing et commerciales des groupes propriétaires) » (ibid., p. 159). Selon ce point de vue, la portée de l’analyse serait considérablement réduite dans le cadre d’une seule ethnographie en ligne, se privant la plupart du temps de données sur les caractéristiques sociales des sujets observés. On peut en effet reprocher à des chercheurs en SHS de vouloir comprendre des univers sociaux uniquement à partir du web, en s’abstenant d’une démarche de terrain in situ. Comme l’observent Irène Bastard, Dominique Cardon, Guilhem Fouetillou, Christophe Prieur et Stéphane Raux (2013b), s’il est tentant d’utiliser Facebook comme une nouvelle technique de recueil de données sur la sociabilité des individus, de nombreux travaux montrent le parallélisme entre la structure des liens « amicaux » sur Facebook et celle des sociabilités traditionnelles (Jones et al., 2013) ou encore l’articulation des pratiques dans les espaces virtuels et les espaces physiques (Casilli, 2010), peut-on pour autant se limiter au terrain de Facebook et exclure une enquête du réseau social des enquêtés (Bastard et al., 2013b) ? Quel statut accorder aux données extraites du web produites dans des contextes spécifiques ? Peut-on les considérer comme l’enregistrement de pratiques sociales ordinaires (ibid.) ? Car en réalité, rappellent Bastard et al., « l’absence de contexte rend souvent les interprétations algorithmiques très hasardeuses » (2013a). Selon eux, certaines données sur Facebook sont sans conteste « fantaisistes » et il s’avère par ailleurs délicat de les extrapoler quand elles n’ont pas été fournies par les sujets eux-mêmes (déduire sa sexualité d’après son réseau de relations p. ex.). Au contraire de disciplines plus quantitatives qui procèdent par traitement automatique des grandes masses de données, les données du web – pour ce qui concerne l’analyse du monde social –, ne sauraient se suffire à elles-mêmes. D’où pour les administrateurs d’un projet comme Algopol15 la nécessité de les enrichir du contact direct avec les enquêtés en vue de produire avec eux des interprétations pertinentes au sujet de leurs données extraites du web (ibid.) et établir ipso facto « des relations intelligibles entre la carte et le territoire » (ibid.).
35En tout état de cause, on pourrait, inversement, formuler des critiques de même nature pour toute recherche numérique s’abstenant d’une enquête en ligne et se limitant à des déclarations d’enquêtés. De la même façon, l’analyse n’aurait pas la même valeur car elle serait dépossédée d’un certain nombre de données ne concernant pas tant les attributs des individus que les contenus de leurs échanges sur le web et les manifestations identitaires. Si la complémentarité des méthodes en ligne et hors ligne s’avère la condition d’une bonne recherche en SHS et d’une pleine compréhension de l’emboîtement des pratiques en ligne et hors ligne, il n’y a aucun lieu de sous-estimer la valeur de l’enquête ethnographique en ligne. Il ne faudrait pas non plus se méprendre en pensant que celle-ci n’enregistrerait que des traces, tandis que l’enquête traditionnelle observerait des pratiques authentiques.
- 16 Il existe un projet de charte de déontologie de l’Association Française de Sociologie (AFS) qui n’ (...)
36La massification des données personnelles et nominatives accessibles sur le web ainsi que l’aisance de leur extraction transforment les conditions de leur utilisation par les SHS, posent des questions éthiques et exposent les chercheurs à essuyer de sévères diagnostics dès lors qu’ils ne satisfont pas certaines considérations déontologiques. En France, les chercheurs en SHS sont peu appareillés de ce point de vue dans la mesure où ces questions n’ont commencé à être discutées que récemment et où il n’existe pas encore d’instance clairement identifiée ou de charte émanant d’associations de recherche en sociologie16 ou en communication (Latzko-Toth et Proulx, 2013), contrairement aux États-Unis ou au Canada.
37Autre point épineux en matière éthique que la « recherchabilité » des données, à savoir le fait de pouvoir accéder facilement à tout élément textuel et de le resituer dans son contexte d’origine (Latzko-Toth et Proulx, 2013). La saisie de ces données apparaît problématique car elles sont de moins en moins anonymes avec les RSN et, lorsqu’elles le sont, il est possible, après recoupement, de les extirper de leur anonymat (Zimmer, 2010). Dans ces conditions, remarquent Guillaume Latzko-Toth et Madeleine Pastinelli dans ce dossier, il est devenu pratiquement inopérant de chercher à extraire des éléments de discours de leur contexte en vue d’en protéger les auteurs.
38C’est également la question du caractère public des données qui pose question, non seulement du fait de leur accessibilité sur le web, mais aussi d’une exposition de plus en plus intensive aux RSN. Encore que publiques, certaines informations sont en réalité destinées à des cercles restreints, en clair-obscur (Cardon, 2010), ayant rapport à une « zone de familiarité contrôlée dans laquelle les utilisateurs rendent publics des éléments parfois très personnels de leur vie quotidienne tout en pensant ne s’adresser qu’à un réseau de proches » (ibid., p. 318) ; zone entre privé et public que le chercheur en SHS n’est pas censé observer. Ces données, au statut intermédiaire car semi-privé ou semi-public, suscitent de vraies interrogations en matière de propriété intellectuelle pour les auteurs des messages bien que les utilisateurs ont le plus souvent conscience de la dimension « publique » de leurs données. Les chercheurs se trouvent là en proie à un véritable dilemme pour faire acte de transparence avec les sujets objets de l’enquête. Comment en effet savoir si certains messages, en raison de leur contenu à propension intime, doivent être exclus du cadre de l’enquête ? La proposition revenant par exemple, pour les internautes, à qualifier eux-mêmes ce qui est d’ordre privé ou public n’est pas tenable comme l’observe Malin Sveningsson (2008) dans la mesure où il conviendrait de contacter, pour chaque message, son auteur pour lui demander son consentement et expliquer la nature de son propos. Face à la perméabilité des frontières entre contextes privé et public et pour contourner cette difficulté en termes de dénomination contextuelle, certains proposent, à la manière d’Helen Nissenbaum (2004), la notion d’« intégrité contextuelle » (ou de privacy contextuelle) des données, signifiant par là que la frontière entre le privé et le public dépendrait du contexte social d’énonciation. Ainsi les données seraient-elles considérées comme publiques quand elles sont partagées par des réseaux leur permettant de conserver le même contexte d’énonciation, et comme privées pour ceux qui échapperaient à ce contexte (ibid.). Ainsi est-ce le déplacement de leur contexte d’énonciation qui affecterait leur « intégrité contextuelle » (ibid. ; Latzko-Toth et Pastinelli dans ce dossier).
39Outre la qualification des données (intimes, privées, publiques, etc.), une autre pierre d’achoppement a trait, dès lors qu’on analyse un terrain du web, à la question du consentement car s’il est possible d’obtenir sans peine celui de l’enquêté, ses amis n’ont quant à eux guère la possibilité d’accorder le leur. Nous pensons à l’article d’Anaïs Theviot dans ce numéro dans lequel devenir « amie » sur Facebook avec des enquêtés observés a permis d’analyser leurs pratiques politiques en ligne mais sans que les amis des amis ne soient forcément au courant. Au demeurant, les messages que la chercheure a reçus par certains internautes témoignent du brouillage des lignes de partage entre sa posture d’enquêtrice et celle d’adhérente.
40En France, du fait des faibles contraintes – au contraire, dans d’autres pays comme le Canada, la démarche éthique pour effectuer toute recherche impliquant des sujets humains est très lourde – il est tentant de ne pas s’embarrasser de précautions quand il s’agit d’analyser un RSN étant donné les complications qu’une telle action peut engendrer pour le bon déroulement de la recherche, d’autant plus lorsque le chercheur entreprend une recherche qualitative non adossée à une structure de recherche ou dépourvue d’appui financier. Ainsi le projet Algopol, qui s’est penché sur la question, a pu y faire face en étant soutenu par une agence comme l’ANR (Agence nationale de la recherche). En collaboration avec la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), les chercheurs du projet ont ainsi mis en place un dispositif d’enquête sur Facebook visant à recueillir le consentement de l’enquêté et à l’encourager à informer ses amis de la collecte de certaines données et de leur traitement confidentiel (Bastard et al., 2013b). Malgré ces précautions, l’enregistrement de ces données n’en pose pas moins des questions déontologiques difficilement solubles.
41Si la question du consentement a toujours existé, elle se pose autrement dans le cadre d’une enquête de terrain par entretiens durant lesquels le contrat de confiance s’instaure. C’est au cours de l’échange et parce que l’enquêteur pose des questions, parfois très intimes, que l’enquêté accepte le dévoilement. Dans ce cadre, la garantie d’anonymat présente peu de difficultés. Toutefois, avec le numérique, l’anonymat n’est pas garanti contrairement à ce que nous pourrions spontanément croire. C’est pourquoi les SHS doivent redoubler de vigilance sur la nécessité de protéger l’identité des enquêtés pour garder de la crédibilité (ibid.) auprès du monde social qu’elles observent et ne pas être confondues avec les acteurs du marché.à l’heure où se multiplient les techniques de ciblage et de prédiction des données individuelles sur le web, le chercheur en SHS doit d’autant plus se démarquer des dispositifs de surveillance. Dans ce contexte, il doit être attentif à l’implication des sujets observés dans le contrôle et la production des résultats (ibid.). L’enjeu consiste donc à se saisir de la richesse des données numériques tout en adoptant une démarche éthique qui sensibilise les enquêtés sur leur participation à la production des résultats en leur faisant partager la connaissance de l’objet de recherche dont ils sont partie prenante.
42Cette modeste contribution visait à montrer que toute science comprend des enjeux non scientifiques mais que les SHS ont comme difficulté particulière d’analyser un monde social dans lequel le chercheur est engagé. Une posture purement objective n’existe pas car la nature du sujet est toujours altérée par des facteurs humains qui échappent à la logique scientifique proprement dite. Ce n’est pas parce que les humanités numériques permettent aux SHS de les faire dialoguer avec les sciences exactes que les premières seraient moins subjectives, du fait que les techniques numériques dont elles usent désormais leur garantiraient une prétendue objectivité. Non seulement le chercheur est toujours, d’une manière ou d’une autre, engagé, mais aussi les outils qu’il utilise et les données numériques qu’il recueille sont « impures », car marqués du sceau de la finance, de la domination de grandes entreprises (boyd et Crawford, 2011) et de normes occidentales...
43C’est pourquoi si le numérique présente de nombreux avantages pour les SHS, étant donné l’ancrage dans le social ainsi que les transformations des conditions de recherche et de leur publicisation qu’il permet, le chercheur doit résister à la fascination qu’il peut exercer en faisant preuve de vigilance critique et épistémologique ; les humanités numériques n’étant pas au service de la technique mais de la recherche, de la société et du savoir.