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Varia

L’écriture des manuels scolaires d’histoire

Quelques réflexions autour d’un contexte post-totalitaire et autoritaire
Anna Zadora
p. 153-176

Résumés

L’article est une réflexion sur la production de manuels d’histoire scolaire dans un contexte spécifique : celui de la Biélorussie post-totalitaire et autoritaire. L’enseignement scolaire de l’histoire est un instrument puissant de transmission du message identitaire et de légitimation de la structure politico-sociale, et le pouvoir politique intervient dans le domaine de l’écriture de l’histoire scolaire. Si la période de la perestroïka était une rupture à l’égard de la période soviétique en termes de libéralisation de l’écriture du récit historique scolaire, au milieu des années 1990, un retour aux paradigmes soviétiques s’est produit, et l’histoire scolaire a de nouveau été placée sous un strict contrôle politique.

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Texte intégral

Mission socialisatrice du système éducatif

1Notre objectif est d’analyser la rédaction des manuels scolaires d’histoire dans un contexte spécifique, ainsi que les enjeux sociaux de cette écriture. Le système éducatif constitue historiquement une pièce maîtresse dans la construction du vivre-ensemble. Plusieurs auteurs, parmi lesquels Durkheim, Ferro, Gellner, Meijer (1999), Citron (1984), Kok-Escale (1997) ont mis en relief le rôle majeur de l’appareil éducatif dans le tissage des liens identitaires, en le qualifiant d’agence-clé (Gellner, 1989) assurant une reproduction automatique de la communauté. Lieu de socialisation par excellence, du moins pour la transmission des valeurs fondamentales du groupe aux jeunes citoyens, le système éducatif leur apprend à reconnaître et à identifier les objets symboliquement investis. Le travail d’identification, de décodage et d’appropriation du modèle identitaire du groupe repose en grande partie sur le système éducatif. Ce travail s’y manifeste à la fois dans l’enseignement de certaines disciplines comme l’histoire ou la langue nationale, mais aussi dans les pratiques quotidiennes (Braud, 1996) où s’inscrivent des schémas d’autorité, des références à des croyances et à des modèles sociaux qui formateront la vie des élèves et leur place dans la communauté nationale. Tout projet national est avant tout un projet éducatif, et la transformation des habitants d’un territoire en communauté nationale exige un effort éducatif vaste, approfondi et continu. Les termes du destin commun forment la trame de l’écriture de l’histoire scolaire. L’effort éducatif du système scolaire ne produit toutefois pas un effet d’adhésion immédiat ou automatique au projet national. La détention des savoirs « bruts » sur le passé et le présent de la communauté transmise par le système éducatif n’a aucun effet structurant, si elle ne s’accompagne pas de l’appropriation « des manières d’être » de ce groupe. Toutefois, la fonction matricielle de l’histoire enseignée en tant que fondement du sentiment d’appartenance nationale est loin d’avoir disparu. La mission socialisatrice du système scolaire est concurrencée par d’autres sources ; pourtant, l’école reste l’agent central de la socialisation, à la fois parce que la scolarisation est obligatoire, et parce que, conscient de l’efficacité des ressources du système scolaire (Schissler, Soysal, 2005), le pouvoir politique le mobilise activement dans la recherche de légitimité « pour affecter à la force qui le rend effectif une autorité qui le rend croyable » (DE Certeau, 1975, p. 13). Les programmes et les manuels scolaires d’histoire restent la traduction matérielle des logiques politiques (Legris, 2009). L’enseignement de l’histoire, utilisé comme instrument de construction de l’identité nationale, est considéré comme indispensable à la formation du citoyen et, à ce titre, il bénéficie encore d’un certain prestige (Morand, 2011). Compte tenu de l’efficacité sociale de l’enseignement historique dans la construction identitaire, il existe un important danger d’instrumentalisation de l’écriture par le pouvoir politique aspirant à se légitimer. L’histoire scolaire peut être réduite à « un empilement de textes et à un emboîtement d’interprétations visant la louange du pouvoir en place » (Citron, 1984, p. 277). Le système d’éducation répondant premièrement à « des nécessités sociales » selon la formule durkheimienne (1992), qui est une « production identitaire » par excellence aux yeux de Grosser (1996), revêt ainsi une importance cruciale pour le pouvoir politique qui essaie de garder une emprise sur le système éducatif.

2La focalisation sur l’enseignement scolaire de l’histoire parmi les instruments de la construction identitaire, y compris les autres disciplines scolaires, s’explique par de nombreux arguments. Le message identitaire contenu dans les manuels scolaires présente des références intelligibles et directes relatives à l’identité nationale (Bassin & Kelly, 2012). Le message identitaire des manuels d’histoire nous apprend à être et à penser nationalement à travers les événements de l’histoire nationale et apporte des renseignements sur la distinction entre « nous » et « les autres ». La politique du passé s’exprime, entre autres, à travers « le montage » des manuels scolaires d’histoire (De Cock & Picard, 2009), qui transmettent un message systématique, relativement complet et continu de l’histoire de la nation depuis ses origines. L’enseignement scolaire de l’histoire joue le rôle d’instrument politique chargé de construire une nation (Chanet, 1996). L’histoire scolaire n’est pas l’unique instrument de la construction identitaire. Il s’agit pourtant d’une discipline ancienne et d’un récit pérennisé sur plusieurs générations à travers les manuels d’histoire « diffusés à des centaines de milliers, voire sur plusieurs générations, à des millions d’exemplaires : leurs textes, leurs illustrations, leur typographie sont des références communes sur tout le territoire et pour une longue durée » (Thiesse, 1999, p. 238), ce qui garantit une action approfondie et continue, exercée sur l’ensemble des habitants d’un territoire (Ben-Amos, 2010). L’assimilation par plusieurs générations des mêmes récits, clichés et images historiques transmis par les manuels joue un rôle important dans la légitimation et l’acceptation du récit historique scolaire. L’usage du récit historico-identitaire dans le but de légitimer un système politique n’est pas une caractéristique exclusivement biélorusse. La politisation, l’instrumentalisation et les tentatives de naturaliser la construction de l’identité nationale sont bien visibles à travers le cas de la France, avec la création du Ministère de l’identité nationale, les commémorations imposées, le projet avorté de construction de la Maison de l’histoire de la France (Babelon et al., 2011), les difficultés d’enseignement de certaines périodes de l’histoire, comme la colonisation, la question des exclus du « roman national » français (Grandjean, 2012). Ainsi, les lois mémorielles en France, l’oukase du président russe « Sur la Commission auprès du Président de la Fédération de Russie pour lutter contre les tentatives de falsification de l’histoire au détriment des intérêts de la Russie », l’écriture de manuels d’histoire sur commande politique dans les pays d’Asie Centrale (Rumyantsev, 2008) et plusieurs autres exemples témoignent de la veille politique sur l’enseignement historique dans les contextes les plus divers. Même dans les contextes démocratiques, l’histoire a fait fréquemment l’objet de manipulations, comme l’attestent les travaux menés par le Conseil de l’Europe sur l’enseignement de l’histoire depuis les années 1950. Les autorités biélorusses sont conscientes du rôle de l’enseignement scolaire de l’histoire dans la construction identitaire. Historien de formation, le président biélorusse déclare que l’histoire est « l’institutrice de la vie qui donne des leçons même à ceux qui refusent de les apprendre » et « l’histoire, c’est la lutte pour les esprits et les âmes non seulement des personnes, mais également des peuples » (Loukachenko, 2003, p. 14). Dans le contexte biélorusse à l’heure actuelle, nous constatons un renforcement du rôle du système éducatif et des structures extrascolaires au détriment de la famille dans le processus de l’éducation et de la construction identitaire. Cette intervention étatique dans l’enseignement de l’histoire et de l’identité vise un double objectif. D’un côté, il est urgent de pallier les manquements de la famille dans l’éducation des enfants dans le contexte d’une baisse dramatique du niveau général de l’éducation et du très fort désengagement de la famille de ses fonctions éducatives, à tel point que : « les manuels restent probablement les seuls livres qu’une bonne partie des enfants tiennent entre les mains » (Loukachenko, 2000, p. 1). D’un autre côté, le système scolaire joue ainsi un rôle quasi exclusif dans la formation des jeunes citoyens. Les manuels scolaires restent ainsi des instruments privilégiés et souvent uniques de la transmission et légitimation du message historique et identitaire que le pouvoir aspire à véhiculer. Cette conscience de l’influence de l’histoire sur l’identité des Biélorusses explique l’instrumentalisation systématique et continue dont l’histoire scolaire fait l’objet dans le contexte biélorusse et à laquelle les chapitres suivants seront consacrés.

Quelques éléments du contexte de l’histoire et de l’historiographie biélorusse

3La Biélorussie, un pays de l’ex-URSS, a connu un processus extrêmement complexe de cristallisation de l’Etat-nation. Le début de l’histoire des terres biélorusses remonte à la fin du xixe siècle lorsque les tendances centrifuges commencent à ébranler l’Empire Russe suscitant un début d’intérêt à l’égard des particularités des provinces. Le premier ouvrage d’histoire des terres biélorusses L’aperçu de l’histoire de Biélorussie de Laustouski paraît en 1910. Les premières formations étatiques biélorusses : la République Populaire de Biélorussie et une entité de l’URSS : République soviétique socialiste de Biélorussie (RSSB) sont créées respectivement en 1918 et 1919. A l’époque soviétique, l’histoire de Biélorussie n’a pas existé, ni en tant que discipline académique ni en tant que discipline scolaire. Le seul et le premier manuel scolaire d’histoire de Biélorussie Histoire de la RSSB a été édité en 1960 en russe et a connu 11 rééditions restant l’unique support pédagogique jusqu’à la pérestroïka. Quelques heures seulement étaient consacrées à l’histoire de la République Soviétique Socialiste de Biélorussie dans le cursus de l’histoire de l’URSS. Pour illustrer l’écriture soviétique de l’histoire de Biélorussie, quelques citations et la table des matières de l’unique manuel soviétique peuvent être utiles.

Tableau 1. L’unique manuel soviétique. Abetsadarski, L., L’histoire de la République Soviétique Socialiste de Biélorussie, Minsk, Instruction populaire, 1 968

№ du chapitre

Titre du chapitre

Nombre de pages consacrées au chapitre

Surface rédactionnelle

1

La période des communautés primaires

8

2.8 %

2

La période du féodalisme. L’Ancienne Russie – la patrie commune des peuples russe, biélorusse et ukrainien

18

6.3 %

3

Le développement des relations féodales d’exploitation. La création de l’ethnie biélorusse

17

6 %

4

La situation économique et politique de la Biélorussie aux XVII°-XVIII° siècles. L’unification de la Russie et de la Biélorussie

18

6.3 %

5

Le développement de la destruction et la crise du système d’exploitation. Le début de la lutte révolutionnaire contre le tsarisme

17

6 %

6

Le capitalisme avant la phase monopolistique. L’étape révolutionnaire, démocratique et prolétaire du mouvement de libéralisation

19

6.7 %

7

L’impérialisme, le capitalisme monopolistique. La Biélorussie à la veille des révolutions de 1905-1907

8

2.8 %

8

La Biélorussie durant les révolutions bourgeoises et démocratiques de 1905-1907

12

4.2 %

9

La Biélorussie entre deux révolutions bourgeoises et démocratiques 1907-1917

17

6 %

10

La révolution bourgeoise et démocratique de février de 1917

8

2.8 %

11

La période du socialisme. La Biélorussie durant la période de la transformation de la révolution bourgeoise et démocratique en révolution socialiste

12

4.2 %

12

La victoire de la Grande Révolution socialiste d’Octobre en Biélorussie

9

3.1 %

13

La Biélorussie durant les années d’intervention étrangère et de la guerre civile (1918-1920)

21

7.4 %

14

La R.S.S.B. durant les années de construction des bases du socialisme. La victoire du socialisme (1921-1937)

29

10.2 %

15

La R.S.S.B. durant les années du renforcement du développement de la société socialiste

44

15.6 %

16

La R.S.S.B. durant la période du socialisme développé et de la construction de la société communiste

25

8.8 %

4Sur les 282 pages que compte l’ouvrage, plus de 100 pages sont consacrées aux événements révolutionnaires du début du xxe siècle qui ont préparé la « victoire de la Grande Révolution d’Octobre de 1917 ». La description très détaillée de ces années révolutionnaires s’étend dans 24 des 59 paragraphes du livre (Abetsadarski, 1 968), ce qui représente 40 % du texte narratif. Il y a un déséquilibre manifeste dans la répartition du texte en fonction des périodes historiques. L’histoire du xxe siècle avec la période du socialisme et des mouvements révolutionnaires occupe deux tiers de la surface rédactionnelle. Cette répartition textuelle prouve que le contenu de l’ouvrage correspond bien à son titre Histoire de la République Soviétique Socialiste de Biélorussie. L’histoire de Biélorussie se trouve ainsi réduite à l’histoire de la R.S.S.B. L’auteur expose l’information sur un ton dogmatique, comme s’il s’agissait d’une information dont la véracité ne peut en aucun cas être mise en doute. Afin d’illustrer notre réflexion, citons quelques phrases du manuel. « L’activité traîtresse des mencheviks entravait le développement de la lutte révolutionnaire, parce que la plupart des ouvriers, des paysans et des soldats croyaient à leurs promesses menteuses, considéraient les traîtres comme de vrais révolutionnaires et faisaient confiance au gouvernement provisoire qui menait une politique contre le peuple et défendait les intérêts de la bourgeoisie. Malgré cela, les bolcheviks de Biélorussie soutenaient la position léniniste du développement de la révolution. La lutte des bolcheviks pour libérer les masses de l’influence impérialiste et traîtresse des mencheviks et des nationalistes était un objectif très important à l’époque » (Abetsadarski, 1968, p. 205). Le passage cité montre les simplifications réductrices avec lesquelles l’auteur expose le paysage politique complexe de l’Empire Russe à la veille de la révolution de 1917. Les programmes politiques et les positionnements des partis sont déclinés en termes binaires. L’histoire ne connaissait que « les bons » et « les méchants » : les bolcheviks fidèles aux idées léninistes et tous les autres étaient des traîtres et des menteurs, ce qui ne laissait de place ni aux nuances, ni à l’explication sérieuse des motivations des acteurs politiques, ni à la complexité des événements historiques. De plus, il n’y a pas de devoirs d’activité réflexive, seuls les questionnaires concluent chaque paragraphe servant uniquement de rappel de l’information fournie. Ainsi, le questionnaire placé à la fin du paragraphe 35 sur le début de la révolution de 1917 ne comprend que les 2 questions suivantes : « 1. Décrivez la situation sociopolitique en Biélorussie à la veille de la révolution », « 2. Quel travail a été effectué par les bolcheviks au sein des masses populaires pour les inciter à participer à la lutte pour la transformation de la révolution bourgeoise en révolution socialiste ? » (Abetsadarski, 1968, p. 67). Les devoirs cités montrent que les élèves doivent répéter ce qui est écrit dans le manuel pour mémoriser tous les moyens employés par les bolcheviks dans la lutte socialiste sans être incités à réfléchir.

5Néanmoins, l’écriture soviétique de l’histoire a connu une véritable rupture à l’époque de la perestroïka où l’histoire a été sollicitée en tant que référence légitimatrice pour de profonds changements : création d’un Etat indépendant en 1990 et mise en place d’un nouveau système sociopolitique. Pourtant, la brutalité des changements de la perestroïka - une crise économique sans précédent, le chaos politique, la corruption - ont effrayé la population, si bien que l’élection du premier président biélorusse promettant de remettre de l’ordre dans le pays via un retour aux méthodes soviétiques fut une réaction à la période de l’indépendance. Ainsi, l’arrivée au pouvoir de nouvelles forces politiques en 1994 a induit le dérapage autoritaire du pays et le retour à l’héritage soviétique dans toutes les sphères sociales, en particulier, dans l’éducation.

La perestroïka et la nouvelle étape de l’histoire de Biélorussie

6L’institutionnalisation de l’histoire scolaire de Biélorussie est liée à la perestroïka, même si le début de la perestroïka n’a vu que des changements superficiels de l’enseignement de l’histoire. L’arrêt du Ministère de l’éducation du 15 septembre 1986 stipulait que « durant l’année scolaire 1986-1987, les programmes d’enseignement d’histoire doivent être modifiés, pourtant la création de nouveaux manuels n’est pas prévue pour cette année ». Les modifications du programme d’histoire étaient réduites à une plus grande attention accordée aux particularités biélorusses dans le cadre de l’histoire de l’URSS. L’histoire de Biélorussie était intégrée au cursus de l’histoire de l’URSS, et seulement 27 heures par an lui étaient consacrées. Il a fallu attendre le début des années 1990 et la proclamation de l’indépendance de la Biélorussie pour que des modifications qualitatives importantes interviennent dans le domaine de l’écriture et de l’enseignement de l’histoire. Le tableau de synthèse ci-dessous facilitera la lecture des changements quantitatifs dans l’enseignement de l’histoire de Biélorussie depuis l’époque soviétique jusqu’à nos jours.

Tableau 2. Nombre d’heures consacrées à l’enseignement de l’histoire de Biélorussie de l’époque soviétique à nos jours

Période

Avant 1990

1990

1992

1993

1995

Depuis 1998

Niveaux

concernés

9e-10e année

7e-11e année

5e-11e année

5e-11 année

4e-11e année

4e-11e année

Total/heures

27

102

153

221

252

238

Source : programmes d’histoire pour les écoles secondaires publiés par le Ministère de l’éducation.

Encadré 1. Sources mobilisées : les archives courantes et les centres de documentation du Ministère de l’éducation de Biélorussie et du Centre nationale du livre scolaire contenant les rapports d’expertise des manuels scolaires, les procès-verbaux des réunions sur la question d’édition de la littérature scolaire, la correspondance entre les auteurs de manuels et les instances ministérielles à partir de l’année 1990, année de l’indépendance de la Biélorussie…

7Les chiffres témoignent de la place mineure de l’histoire biélorusse à l’époque soviétique. Avant 1986, aucune modification qualitative ou quantitative n’a affecté l’histoire scolaire : ni le contenu du programme ni la répartition du nombre d’heures n’ont changé. En 1986, sous l’influence de la perestroïka, quelques modifications ont concerné le programme qui a commencé à se distancer de l’héritage marxiste-léniniste. En 1990, l’arrêt du Ministère de l’éducation « Sur la réforme de l’enseignement des disciplines sociales » du 7 décembre 1990 insistait sur le caractère superficiel des modifications proposées. L’année suivante, l’histoire de Biélorussie devient une discipline scolaire à part entière (L’arrêt du Ministère de l’éducation « Sur la réforme de l’enseignement des disciplines sociales » № 352 du 7 décembre 1990, les archives du Ministère de l’éducation), et le programme d’histoire de Biélorussie de 1991 insiste sur le caractère « fondamental des changements dans l’enseignement de l’histoire » qui ont affecté le contenu, la méthodologie, la structure et la didactique (Le programme d’histoire pour les écoles secondaires, Le ministère de l’éducation, Minsk, 1991). Pour la première fois, les problèmes de la conscience nationale ont été évoqués dans un programme scolaire d’histoire, ainsi que les nouveaux principes d’enseignement historique comme l’humanisme, la démocratisation, le refus du dogmatisme et des stéréotypes. L’année 1992 a été marquée par une augmentation quantitative du nombre d’heures prévues pour l’histoire de Biélorussie, à savoir, 153 heures au total. Ce programme a marqué l’apogée du nationalisme dans l’enseignement historique du point de vue quantitatif et qualitatif. En 1993, les heures consacrées à l’histoire nationale ont atteint 221 heures par an, et l’enseignement de l’histoire nationale comportait des accents nationalistes très prononcés. L’augmentation progressive du nombre d’heures d’enseignement pour l’histoire de la Biélorussie n’a pas répondu à la question des outils pédagogiques, le problème le plus urgent à résoudre était celui des manuels scolaires. En décembre 1992, le ministre de l’éducation a réuni les historiens les plus réputés du pays :

  • Mikhas’Bitch (1937-2002), docteur en science historique, professeur, est né dans un village de la région de Grodna. Il a fait ses études à l’Université d’Etat, il a enseigné dans une école secondaire, puis il est devenu chercheur à l’Institut de l’Histoire de l’Académie des Sciences où il a dirigé le département de l’histoire de Biélorussie de la période capitaliste. Il est devenu le directeur adjoint de l’Institut de l’Histoire par la suite. Sa spécialisation scientifique était la période des xixe - xxe siècles.

  • Ouladzimir Sidartsou, docteur en histoire, professeur, est né en 1935 dans un village de la région de Gomel. Après avoir fait ses études à l’Université d’Etat, il a enseigné dans une école secondaire rurale. Il a commencé à enseigner à l’Université d’Etat où il a gravi tous les échelons : de l’enseignant adjoint au professeur. Il préside la chaire de méthodologie, de disciplines historiques auxiliaires et de muséologie. Ses domaines de prédilection sont : la méthodologie et la psychologie historique

  • Vital’Famine, docteur en sciences historiques, professeur, chevalier de l’ordre de mérite du système de l’enseignement de la R.S.S.B., est né en 1927 dans un village de la région de Gomel. Après ses études à l’Université pédagogique, il y a enseigné l’histoire de Biélorussie. Il dirige la chaire de l’histoire médiévale de Biélorussie. Il est spécialiste de l’histoire de Biélorussie après la Seconde Guerre mondiale et du mouvement syndical biélorusse

  • Pavel Loїka (1958-2010), professeur d’histoire, a fait ses études à l’Université d’Etat où il a commencé à enseigner. Il a dirigé le département de l’histoire médiévale de Biélorussie de l’Institut de l’Histoire de l’Académie des Sciences. Il a présidé la chaire de l’histoire médiévale de Biélorussie de l’Université d’Etat. Sa recherche était centrée sur l’histoire de Biélorussie de la période médiévale et sur le Grand Duché de Lituanie

8Il a demandé à ceux-ci d’écrire les manuels afin que les ouvrages puissent être envoyés dans les établissements scolaires en septembre 1993. Selon le témoignage d’un des auteurs de manuels, Loїka, rédiger en trois mois un manuel sur l’histoire du Grand Duché de Lituanie a été un défi dont on peut ne peut comprendre l’importance qu’en réalisant qu’un manuel équivalent n’avait jamais existé jusque là. Les auteurs n’avaient donc aucune référence à leur disposition. Ils ont écrit non seulement les tout premiers manuels d’histoire nationale, mais aussi une nouvelle page dans l’historiographie biélorusse. Il s’agissait également des premiers manuels d’histoire de Biélorussie rédigés en biélorusse. Tous les manuels d’histoire de Biélorussie sont rédigés depuis la perestroïka en biélorusse.

Encadré 2. Sources mobilisées. Les entretiens semi-directifs ont été réalisés avec la plupart des historiens biélorusses et auteurs de manuels cités entre 2003 et 2007.

9L’euphorie nationaliste, le manque de références scientifiques et didactiques, les problèmes de financement, les délais extrêmement courts pour la rédaction et l’édition des manuels expliquent les défauts des livres scolaires issus de cette période. Les manuscrits ont été déposés à l’impression en mars 1993, alors que la décision d’éditer les manuels n’a été prise qu’en décembre 1992. Tous les auteurs ont dû écrire des livres plus au moins acceptables pour le système scolaire en trois ou quatre mois. L’absence de base méthodologique et didactique pour l’écriture des manuels scolaires d’histoire de Biélorussie a largement compliqué le travail des auteurs. Les historiens invités à rédiger les manuels étaient des académiciens, des chercheurs et non pas des enseignants du secondaire qui, dans un premier temps, ont connu d’importantes difficultés d’adaptation aux particularités de leurs petits lecteurs et des exigences du système éducatif. L’historien Sahanovitch a qualifié la situation de l’historiographie biélorusse de la perestroïka « d’un vacuum méthodologique » (Sahanovitch, 2001, p. 244). Bitch témoignait de la difficulté de rédaction des premiers manuels lors d’une discussion au Centre national du livre scolaire : « Tous les enseignants qui ont donné leur avis sur mon manuel ont souligné le niveau de difficulté du livre. J’avoue que le manuel n’est pas adapté à l’âge des lecteurs, mais je n’ai pas eu suffisamment de temps pour adapter le livre aux exigences d’un manuel scolaire ». Pourtant, les modifications que Bitch était prêt à faire en suivant les critiques formulées ne concernaient que le volet méthodologique qui ne devait pas affecter son credo idéologique : « Je ne suis pas d’accord avec l’idée, selon laquelle il faut « adoucir » la tonalité de l’introduction de mon manuel. La mémoire historique a été falsifiée, et il faut que les élèves le sachent. Il faudrait peut-être simplifier, « alléger » le manuel, car le volume d’informations est trop important, mais le nombre d’heures n’est pas suffisant pour tout expliquer aux élèves. Les pédagogues se plaignent souvent du manque de temps non seulement pour l’éducation patriotique, mais pour l’assimilation du minimum de connaissances nécessaires » (Procès-verbal № 7 de la réunion au Centre national du livre scolaire du 17 mai 1994, Les archives du Centre national du livre scolaire, p. 7). L’aspect conceptuel et procédural de l’écriture et du contrôle des manuscrits, l’organisation de l’expertise et du dialogue entre les auteurs et les enseignants étaient réglementés par les arrêts ministériels № 228 du 3 décembre 1992 et № 185 du 23 septembre 1993. Le Centre scientifique et méthodologique auprès du Ministère de l’éducation était la seule instance chargée du contrôle des manuscrits en 1993. La procédure était assez simple, essentiellement pour deux raisons : la nouveauté de l’écriture des manuels d’histoire nationale et le temps limité. D’après la procédure officielle, le manuel devait être validé par les professeurs des Universités, ce qui devait garantir le caractère scientifique des ouvrages. Les enseignants du secondaire devaient ensuite effectuer une expertise pédagogique pratique et présenter les résultats de l’usage du nouveau livre en classe. Parallèlement au contrôle institutionnel, se sont tenues des réunions, des tables rondes, des conférences, des discussions organisées par le Centre National du livre scolaire et par les médias où différents points de vue s’échangeaient, s’exprimaient et se confrontaient. Il est important de souligner trois sujets majeurs des débats sur la littérature scolaire des années 1990. Le premier concerne le refus du dogmatisme soviétique selon lequel les élèves devaient apprendre par cœur sans réfléchir. Les auteurs des premiers manuels mettaient en avant leur fonction d’éducation civique. Les livres étaient censés éduquer des patriotes et éveiller l’esprit critique des élèves, ce qui était une nouveauté dans la tradition pédagogique par rapport à l’époque soviétique.

10Le deuxième aspect important des débats des années 1990, est le véritable pluralisme des paradigmes historiques. Souvent, les experts insistaient sur la nécessité de présenter plusieurs points de vue sur les événements historiques : « il est nécessaire que l’auteur donne au moins deux opinions divergentes sur les faits présentés » (Recommandations aux auteurs : le manuel (Histoire de Biélorussie) pour la 7e année, auteur - Loïka. La conclusion générale des experts, Les archives du Centre national du livre scolaire, p. 2.), « il y a beaucoup de problèmes discutables dans la science historique, pourtant, l’auteur présente certains événements comme des vérités ultimes » (Recommandations aux auteurs : le manuel (Histoire de Biélorussie) pour la 8e année, auteur - Bitch. La conclusion générale des experts, Les archives du Centre national du livre scolaire, p. 1.), p. 2). Le pluralisme est bien reflété dans les manuels de cette époque. « La parole d’auteurs » qui ouvre le manuel de Sidartsou et de Famine édité en 1993, expose le credo idéologique des auteurs (Sidartsou & Famine, 1993, p. 3-5). Les auteurs se donnent comme objectif à travers leur manuel « d’expliquer le processus contradictoire du développement de notre société, aider les élèves à prendre conscience de l’histoire de Biélorussie en tant que notre histoire à nous qui fait partie de notre vie de tous les jours ». Le but de l’ouvrage est également « d’aider les enseignants dans la tâche complexe de la transmission des connaissances en histoire nationale et dans la formation de la personnalité de l’élève ». Les auteurs invitent les lecteurs à étudier « le rôle des personnages historiques, à réfléchir à leurs actions » et « se mettre à la place des personnages historiques pour mieux comprendre leurs motivations ». Les auteurs attirent l’attention sur la pluralité d’opinion sur les faits historiques analysés dans l’ouvrage : « différents points de vue sont représentés dans le manuel, vous pouvez y adhérer ou défendre votre propre opinion. Gardez toutefois une attitude respectueuse à l’égard de ceux qui ont une opinion différente de la vôtre », « nous conseillons aux élèves de prendre une part active dans les débats autour des questions discutables, d’apprendre à défendre leur point de vue ». Les auteurs incitent à réfléchir sur les événements et les personnages historiques, le manuel ne contient donc pas de dogmes indiscutables. La troisième question majeure était l’interprétation de la période soviétique et des relations russo-biélorusses qui devaient être réévaluées et réécrites dans les années 1990. Les historiens appelaient à se distancer de « l’histoire biélorusse avec un accent moscovite » (Loïka, 1990, p. 1). Les spécialistes qui se réunissaient au Centre National du livre scolaire s’opposaient sur la manière de réviser la période soviétique. Les auteurs de manuels et les enseignants d’histoire témoignaient : « Nous parlons de la dépolitisation de l’histoire, mais est-il possible de séparer l’histoire et la politique ? La période soviétique, par exemple, nous avons tendance à la noircir complètement, alors qu’il y a eu des tendances positives après 1917 ». Plusieurs intervenants de ces réunions mettaient en garde leurs collègues contre les excès idéologiques contenus dans les nouveaux manuels. « J’ai essayé d’écrire mon manuel du point de vue démocratique pour transmettre aux futurs citoyens la valeur des principes démocratiques, parce que nous devons former des patriotes conscients et responsables, ce qui correspond aux objectifs de la renaissance nationale de la Biélorussie » - s’exprimait Famine, auteur de manuels (Procès-verbal № 5 de la réunion au Centre national du livre scolaire du 25 janvier 1994, Les archives du Centre national du livre scolaire, p. 3). Il faut noter que le refus du totalitarisme soviétique et la renaissance nationale ont pris des formes extrêmes durant cette période. « La science historique aujourd’hui porte encore le fardeau des dogmes des décennies précédentes », remarquait un auteur de manuels (Le rapport d’Ouladzimir Sosna sur le manuel Histoire de Biélorussie pour la 7e année, 1993, auteur – Loїka, Les archives du Centre national du livre scolaire, p. 1), pourtant certains spécialistes reconnaissaient que la réécriture de l’histoire et le refus des dogmes soviétiques créaient de nouveaux dogmes - les dogmes nationalistes. Certains auteurs appelaient à ne pas créer de nouveaux dogmes (Novik, 1994, p. 175). « Nous devons tenir compte de l’état transitoire de la conscience historique en traitant les questions épineuses, et nous devons éviter les tonalités aiguës, sans pour autant trahir la vérité historique », - observait l’historien Sosna à propos de la révision des relations russo-biélorusses. Dans le manuel de Loїka paru en 1993, un accent particulier à été mis sur les guerres entre le Grand Duché de Lituanie, dont les terres biélorusses faisaient partie entre xiie et xvie siècles, et la Moscovie. L’analyse de la bataille d’Orcha de 1514 où le Grand Duché a obtenu une victoire écrasante contre la Moscovie à laquelle tout un paragraphe (Loїka, 1993) a été consacré dans la première édition de 1993 avec le plan de bataille, les illustrations et les textes des chansons de soldats victorieux a été réduite à un alinéa dans les éditions ultérieures. Lors d’une réunion consacrée aux nouveaux manuels d’histoire, Famine, auteur de manuels, s’exprimait à propos des ouvrages rédigés en 1993 : « il n’est pas possible d’écrire un bon manuel en trois mois, mais ces livres sont toutefois le premier refus de l’écriture « totalitaire » des manuels scolaires. Quant aux aspects politiques discutables des événements historiques qu’il faut introduire dans le manuel, je ne les ai pas appris moi-même à l’Université, il m’est difficile de les traiter dans le manuel et je peux imaginer à quel point il est difficile aux enseignants d’aborder ces questions » (Procès-verbal № 5 de la réunion au Centre national du livre scolaire du 25 janvier 1994, p. 1). Les manuels de 1993 contiennent les rubriques « Fait historique », « Document historique », ce qui révèle l’intention des auteurs d’appuyer leur récit par des preuves et des documents historiques dans le dessein de le rendre objectif. Le pluralisme d’opinion et l’esprit critique sont reflétés également dans les devoirs qui accompagnent les paragraphes. A la fin de chaque paragraphe se trouve un nombre important de questions (6 en moyenne) intéressantes et stimulantes, proposant de remplir des tableaux comparatifs, de commenter les cartes ou les documents historiques. Le chapitre sur les complexes relations russo-biélorusses propose aux élèves de réfléchir à la question suivante : « Réfléchissez à l’appréciation de la politique du gouvernement russe du point de vue a) d’un magnat, b) d’un représentant de la petite noblesse, c) d’un représentant du « tiers état », d) d’un serf ». Cette question prouve que Bitch veut susciter une réflexion chez les élèves sur la complexité de la situation historique qui ne peut pas être perçue de la même manière par les représentants de différentes classes sociales. L’analyse du rôle des ouvrages historiques du début des années 1990 témoigne, d’un côté, d’une réaction nationaliste à l’effondrement soviétique et, de l’autre côté, des tentatives de rétablir la recherche et l’enseignement historiques libérés du joug totalitaire. La recherche de l’histoire « la plus ancienne et la plus glorieuse possible » (Berger, 1999, p. 6) caractérisait les pays issus de la chute de l’URSS. Dans les ouvrages historiques parus sous la perestroïka et les manuels scolaires, l’accent a souvent été mis sur les pages glorieuses de l’histoire biélorusse, sur les figures de la Renaissance biélorusse, sur le Grand Duché de Lituanie et sur le début du xxe siècle et sur les pages soulignant l’indépendance de la Biélorussie vis-à-vis de la Russie.

En avant dans le passé soviétique ?

  • 1 Nil Gilevitch est un des poètes biélorusses les plus éminents qui a présidé la Commission d’éducati (...)

11L’été 1995 est devenu une période charnière pour l’enseignement historique en Biélorussie. Le pouvoir politique élu en 1994 a pris la décision d’interdire tous les manuels scolaires d’histoire édités entre 1993 et 1995, les accusant de nationalisme excessif. Les interventions des autorités politiques dans la rédaction des manuels ont provoqué de vifs débats dans la société. Les discussions dans la presse (Gilevitch, N., 19951) ont reflété l’attitude négative des enseignants et de l’intelligentsia à l’égard du durcissement du contrôle et des manipulations auxquels l’histoire allait être soumise (Babaïtsev, 1996). Le journal Imia a publié l’article « L’histoire de Biélorussie « selon » Zametaline »(Mnichkina, 1995) en réaction à la décision politique du retrait de manuels de 1993 du système éducatif. Le titre ironique de cet article fait référence aux pratiques soviétiques de contrôle et de réécriture de l’histoire « selon » différents dirigeants du Parti Communiste de l’URSS (Staline & Jdanov, 1937) même J. Staline contrôlait personnellement les manuscrits de manuels d’histoire soviétique (Zelenov, 2004). En Biélorussie, en 1995, Zametaline était à la tête de l’Administration présidentielle, et en tant que tel, s’est attaché à « lire » les manuels d’histoire afin de les « dépolitiser ». Son titre officieux était celui d’idéologue principal de Biélorussie. Zametaline a adressé un courrier au Président de l’Académie des Sciences, au Ministre de l’éducation, au Ministre de l’information et des médias et au recteur de l’Université d’Etat où il indiquait que « la falsification de la science et de l’enseignement historique est un problème majeur du système éducatif ». Selon Zametaline, ces problèmes relèvent des facteurs suivants : « l’irresponsabilité des fonctionnaires d’Etat et des cadres supérieurs de l’éducation, le manque de fermeté dans le choix des interprétations des faits historiques enseignés, l’absence d’une vision étatique unie de l’histoire ». Zametaline ordonne de rédiger un rapport sur les mesures concrètes qui doivent être prises très rapidement (Le courrier envoyé par Zametaline et destiné au Président de l’Académie des Sciences, au Ministre de l’éducation, au Ministre de l’information et des médias, au recteur de l’Université d’Etat, № 05/42, 2 février 1999). La table ronde sur l’avenir des manuels d’histoire organisée par La revue historique biélorusse a été une réaction à la décision de retirer tous les manuels édités entre 1992 et 1995. Les auteurs et les enseignants ont vivement critiqué l’intervention étatique et ont traité la réécriture de manuels de crime. L’auteur de manuels Bitch a contesté la manière autoritaire d’interdire les manuels : « La conception de l’histoire de 1991-1992 a été ouvertement débattue et discutée. Où étaient en 1992 ceux qui élèvent leurs voix aujourd’hui pour critiquer nos manuels ? Même s’il existe des points discutables concernant le credo politique de ces ouvrages, ils ont tous été approuvés par les experts et par les enseignants. Et ce qui se fait actuellement ne tient aucunement compte de l’avis des spécialistes et des pédagogues ». L’éditorial du Journal des enseignants du 17 août 1995 est extrêmement intéressant du point de vue du contexte dans lequel s’est déroulé le remplacement des manuels scolaires d’histoire. La vice-ministre de l’éducation, Galko, a avoué que « la décision était une surprise pour le Ministère ». Elle a ajouté : « Nous avons appris par les médias que l’Administration présidentielle a étudié les manuels des années 1992-1995 et les a trouvés tendancieux et trop politisés. Il faudrait au moins demander l’avis des spécialistes de l’éducation avant de prendre la décision de retirer les manuels et de les remplacer temporairement par ceux édités avant 1991 (les manuels de l’époque soviétique). Les réformes effectuées par le Ministère de l’éducation après la proclamation de l’indépendance de la Biélorussie avaient pour but de répondre aux critères de l’éducation universellement admis, à savoir, le caractère scientifique et le pluralisme. Quant à l’enseignement des humanités, le but était de respecter le droit de chacun à ses jugements et à ses points de vue. Les manuels édités avant 1991 sont trop politisés et idéologisés, les réintroduire signifierait un retour aux anciens dogmes » (Roudovitch, 1995). La vice-ministre a évoqué une réponse écrite que le Ministère préparait à l’attention de l’Administration présidentielle. Elle a également exprimé l’espoir que l’oukase présidentiel serait révisé en tenant compte de l’avis du Ministère Galko a explicitement reconnu que des défaillances et des erreurs avaient été commises lors de la réforme du système de l’éducation nationale, mais ces défaillances s’expliquent par « l’absence d’expérience, par l’ampleur des changements et par la complexité de la situation sociopolitique ». Précisons que deux vice-ministres de l’éducation, Galko et Soukhnat, ont été contraintes de démissionner en août 1995, parce qu’elles n’ont pas fait les efforts nécessaires pour la mise en œuvre de l’oukase présidentiel concernant le remplacement des manuels de 1993 (Golod, 1995). Les commentaires des auteurs de manuels qui suivent l’interview de Galko dans le même article illustrent la confrontation des visions concurrentes de l’histoire et du changement des rapports de force au sein du milieu des historiens. L’historien Chtykhau défend la conception nationaliste de l’histoire et il a qualifié la décision du Président d’une « erreur qui allait nuire gravement au système de l’éducation ». En réponse aux accusations de tendance nationaliste, cet historien disait : « Dans mon manuel, je parle objectivement des sujets délicats, par exemple, de la Russie Kiévienne et de la principauté de Moscou, alors que les manuels soviétiques sont trop idéologisés. Ils renient l’histoire de l’Etat biélorusse, ceci est en contradiction avec notre nouvelle Constitution dont le préambule affirme que l’Etat biélorusse a une longue histoire » (Roudovitch, 1995). Milavanau, auteur de manuels et défenseur de la conception soviétique de l’histoire, approuve le retrait des nouveaux manuels qui « étant antirusses et pro-occidentaux, déforment l’histoire en nuisant à l’amitié entre les peuples de l’ex-URSS. Les manuels édités avant la perestroïka comportent des lacunes, mais il n’y a pas d’autre solution, il faut les réintroduire ». Ces citations indiquent explicitement où allait être tracée la ligne de démarcation entre les différents camps d’historiens. Il est utile d’ajouter l’avis du directeur d’un lycée de Minsk pour présenter le contexte des changements : « Les défauts des nouveaux manuels sont incontestables, mais il ne fallait pas introduire de changements deux semaines avant le début de l’année scolaire. Le nombre de manuels édités avant 1991 n’est pas suffisant, si l’on retire les nouveaux manuels, les enfants resteront sans livres d’histoire ». Durant l’année scolaire 1995-1996, les manuels de trois différentes générations ont été utilisés dans les établissements scolaires biélorusses ; en conséquence, dans les collèges et les lycées, comptaient trois générations de manuels d’histoire en usage (La liste des livres utilisables dans les bibliothèques scolaires, Recueil des documents du Ministère de l’éducation de la République de la Biélorussie, № 4, 1995, p. 10-11). Premièrement, il s’agit des différentes éditions du manuel de l’époque soviétique. Deuxièmement, tous les manuels de tendance nationaliste des années 1992-1995 n’ont pu être retirés des établissements scolaires, vu que les nouveaux manuels, plus ajustés à la nouvelle version officielle de l’histoire, n’ont pu être livrés dans les écoles secondaires qu’à partir de 1996. Une série d’émissions télévisées destinées au système éducatif a été diffusée durant cette année difficile pour aider les enseignants déboussolés par les changements et les remplacements (La liste d’émissions télévisées éducatives pour l’année 1995-1996. Discipline : l’histoire de Biélorussie, Le journal des enseignants, 16 septembre 1995, p. 6). Dans le contexte de cette année extrêmement compliquée et en l’absence de directives claires et précises du Ministère de l’éducation, une grande responsabilité dans le choix entre différents supports pédagogiques et différentes interprétations des faits historiques incombait aux seuls enseignants. Nous abordons ici un point majeur du fonctionnement du système éducatif. Les programmes scolaires d’histoire restent la traduction matérielle des logiques politiques, c’est la décision « souveraine » des fonctionnaires du ministère qui doit refléter les exigences politiques vis-vis du système éducatif. Les historiens sont très peu associés à l’élaboration de programmes. Les programmes scolaires ne donnent que le nombre d’heures consacré à chaque thème et un répertoire formel de sujets à aborder, un canevas que les auteurs de manuels et les enseignants peuvent interpréter librement. La période du Grand Duché de Lituanie, période valorisée par les nationalistes biélorusses, est abordée en termes relativement neutres dans le programme : « Les causes de la formation du G.D.L. Les organes du pouvoir au G.D.L. La langue des affaires d’Etat du G.D.L. Les Statuts du G.D.L. ». Cette indication donne une marge de manœuvre et une liberté d’interprétation importante aux professeurs. Ni les programmes, ni les instructions ministérielles, ni les manuels, ni les inspecteurs, ni une autre forme de contrôle étatique ne peuvent priver les pédagogues de leur marge de manœuvre. Même si les programmes actuels ont effacé ou repoussé à la marge certains sujets de tonalité nationaliste présents dans les programmes des années 1990, cela ne signifie qu’aucun enseignant n’aborde jamais ces thématiques en classe. Le nombre d’heures allouées à chaque thème reste également une indication approximative, laissant à l’enseignant la possibilité de privilégier les sujets qu’il souhaite approfondir.

Encadré 3. Sources mobilisées. Les entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les professeurs d’histoire de 14 établissements d’enseignement secondaire biélorusses situés dans la capitale et dans les petites villes, ainsi que dans les établissements ruraux entre 2003 et 2006.

12L’année de l’intervention brutale du pouvoir politique dans l’enseignement scolaire de l’histoire a marqué la mise en place de différents « camps » d’historiens qu’il est important d’analyser pour comprendre les subtilités de la rédaction de la littérature scolaire placée sous un strict contrôle politique.

Les « fractures » entre les historiens biélorusses : les différentes réactions face à la pression politique

13Afin de répertorier les différents types de comportements des historiens biélorusses (chercheurs, auteurs de manuels, enseignants) face à la pression politique, et ainsi différentes façons d’écrire l’histoire, nous allons recourir aux typologies proposées par Hirschman et reprises par Bajoit qui fait une lecture critique du schéma de Hirschman. Les théories mentionnées nous paraissent être les instruments conceptuels les plus appropriés pour analyser la réalité complexe du milieu des historiens biélorusses. Nous retenons les trois types de comportements théorisés par. Hirschman qui sont « exit » (défection), « voice » (prise de parole) et « loyalty » (loyauté ou fidélité) et y ajoutons une catégorie frontalière pragmatique suggérée par Bajoit qui permet de saisir des nuances subtiles des cas qui n’entrent pas dans les concepts trop larges et trop « inclusifs » d’Hirschman, qui qualifie de loyal celui qui « hésite à quitter l’organisation à laquelle il appartient même s’il est en désaccord avec elle » (Hirschman, 1975, p. 101). Tous les historiens biélorusses à l’époque soviétique et les historiens actuels, d’après le schéma d’Hirschman, étaient et sont loyaux ; pourtant cette loyauté doit impérativement être nuancée. Nous avons besoin de la notion du pragmatisme introduite par Bajoit pour expliquer que le choix de rester dans le système sans protester, comme c’était le cas de la majorité des historiens soviétiques, et c’est le cas des historiens biélorusses à l’heure actuelle. Cette réaction ne relève pas incontestablement de la fidélité ou de la loyauté. A l’heure actuelle, les historiens biélorusses peuvent être répartis en trois catégories. Premièrement, il y a ceux qui ont les moyens de protester contre les dogmes officiels et défendre la vision nationaliste de l’histoire. Deuxièmement, il y a des historiens qui ont cru et qui croient toujours aux dogmes soviétiques. Ces historiens sont véritablement fidèles au système et soutiennent le retour aux traditions historiographiques soviétiques. Néanmoins, une grande partie des historiens restent dans le système à défaut d’alternatives et évitent des réactions explicites de protestation en redoutant leur « coût » – les sanctions qu’elles peuvent encourir. La loyauté s’avère être la seule option dans une conjoncture qui exclut la défection aussi bien que la prise de parole. Cet amalgame de résignation, de frustration, d’apathie, de repli sur soi et d’opportunisme où l’individu, en recherchant une compensation et un profit personnel, exploite la situation et « s’installe » dans le système, est appelé le pragmatisme dans les écrits de Bajoit (Bajoit, 1994, p. 147). Le choix des arguments des individus dans leur prise de position est « défini par les conditions que leur impose le système » (Bajoit, 1994, p. 155), ce dont le cas biélorusse fournit un exemple significatif. La loyauté et le pragmatisme sont deux types de comportements caractérisant les historiens soviétiques et les spécialistes contemporains. Ce constat met en valeur la similitude des systèmes et des réactions entre l’époque soviétique et la période actuelle. Quant au recours à la défection, il est entravé par la restriction du choix et le contrôle étatique quasi-total de la sphère des humanités. Pour sortir du système, il faut avoir des « voies de stockage », des ressources alternatives qui sont peu nombreuses en Biélorussie. Seuls ceux qui ont l’assurance de pouvoir faire de la recherche historique dans des établissements installés en dehors de la Biélorussie (comme l’Université européenne, l’Institut indépendant des recherches socio-économiques et politiques, l’Institut biélorusse pour les études stratégiques, tous basés à Vilnius) ou qui sont placés sous le patronage et la protection d’instances étrangères (comme « l’Atelier historique » de Minsk, parrainé par l’Ambassade d’Allemagne) peuvent se permettre de quitter et de défier le système. Dans le contexte biélorusse d’un système qui puise sa légitimité dans la période soviétique, la prise de parole est encore plus problématique que la défection. Outre son coût élevé, elle est conditionnée par la capacité d’exercer une certaine influence dont doit disposer celui qui y a recours. Il y a très peu d’historiens qui se sentent en mesure d’influencer la prise de décision dans le domaine de l’écriture de l’histoire, ce qui freine la prise de parole.

14Entre les deux réactions et les deux courants extrêmes : nationaliste et soviétiques - se trouvent la plupart des historiens biélorusses : ceux qui subissent la pression s’accommodent de la situation, sans pouvoir protester ou quitter le système.

La censure politique sans précédent des manuels scolaires

15Dans la lignée des changements intervenus au milieu des années 1990, la création de la Commission d’Etat responsable du contrôle de l’édition des manuels scolaires dans le domaine de sciences humaines et sociales par ordre présidentiel du 24 août 1995 soumise directement à l’Administration présidentielle a marqué une nouvelle étape dans l’historiographie biélorusse. Cette structure répond à l’aspiration du pouvoir politique à mettre sous son contrôle l’écriture de l’histoire scolaire. D’innombrables rouages introduits dans la procédure de rédaction des manuels étouffent toute velléité d’aller à l’encontre de la conception officielle de l’histoire. Le but de la Commission est d’encadrer et de contrôler directement la rédaction des manuels. Les dix membres de la Commission ont été désignés par le même ordre. L’arrêt № 487 du 27 décembre 1995 du Ministère de l’éducation porte « Sur la création d’un groupe de travail chargé d’assister la Commission d’Etat ». Les fonctionnaires qui assistent assidûment la Commission ont droit à des primes spéciales : l’arrêt du Ministère de l’éducation № 501 du 30 décembre 1995 ordonne d’accorder des primes aux fonctionnaires du Ministère « pour l’assistance opportune et efficace à la Commission d’Etat ». Les règles de fonctionnement de la Commission ne sont pas écrites, mais se constituent en coutumes d’usage et de précédents. Le terme de « jeu » caractérise le processus de l’écriture de l’histoire biélorusse. Le champ de l’écriture de l’histoire se constitue progressivement en élaborant ses règles de fonctionnement. En effet, actions et agissements des acteurs du champ devenant répétitifs et réguliers, contribuent de ce fait à la mise en place de règles du jeu, à leur reconnaissance, à leur codification et à leur légitimation. Le sens du jeu social incorporé devient nature, devient habitus générateur de pratiques et d’actions. Selon le témoignage de nombreux auteurs de manuels, comme Sidartsou, Loїka, Panou, Tougai, Kochaleu et Glambotskiï, auteurs de manuels et membres de la Commission d’Etat, au début de l’existence de la Commission, chaque séance ressemblait à une bataille, parfois au sens propre du terme, puisque les débats pouvaient aller jusqu’aux injures et la violence physique. Peu à peu, la Commission a retrouvé un rythme de travail plus raisonné. La fonction de contrôle idéologique reste toujours présente, mais progressivement la Commission est devenue une instance d’expertise scientifique et didactique. La routinisation contribue à la stabilisation du fonctionnement de la Commission : année après année, les normes et les usages du fonctionnement de la Commission deviennent connus et reçoivent une certaine légitimité. Il faut ajouter que les membres de la Commission, les fonctionnaires, les experts et les auteurs commencent également à bien se connaître, ce qui facilite le travail. Ainsi, la Commission reste la dernière instance à prononcer le verdict sur les manuscrits. Avant d’être contrôlé par la Commission, un manuscrit doit passer de nombreuses étapes de contrôle et de révision, étapes résumées dans le schéma suivant.

Tableau 3. Les étapes du contrôle des manuels scolaires d’histoire

Institut de l’éducation auprès du Ministère de l’éducation

Section des manuels d’histoire du Ministère de l’éducation

Présidium du Conseil scientifique du Ministère de l’éducation

Commission d’Etat responsable du contrôle de la rédaction des manuels en sciences humaines et sociales

16Au début, le manuscrit subit deux expertises au sein de l’Institut de l’éducation rattaché au Ministère de l’éducation. Dans le cas où les conclusions générales de ces deux premières expertises sont positives, le manuscrit peut avoir la chance d’être considéré par des instances supérieures. Les experts désignés par l’Institut veillent aux qualités didactiques et à la vision du monde défendue par l’auteur. S’il s’agit d’un manuscrit qui possède un minimum de qualités pédagogiques et qui n’est pas ouvertement opposé à l’idéologie officielle, il obtient l’approbation de la première instance. Plusieurs auteurs ont insisté sur le nombre illimité de critiques auxquelles le manuscrit peut être soumis et de corrections que l’auteur doit apporter à son manuscrit suite aux objections formulées. En réalité, le secrétariat du Ministère peut envoyer le manuscrit pour « amélioration » plusieurs fois jusqu’à ce qu’il devienne acceptable pour la Commission. L’étape suivante est celle de l’expertise et des délibérations au sein de la Section des manuels d’histoire du Ministère de l’éducation. La Section veille à la correspondance avec le programme officiel et aux qualités didactiques du manuscrit, ainsi qu’à la vision du monde exposée par l’auteur dans son livre. Le manuscrit est soumis à de nouveaux experts, et s’il y a des points à retravailler, il est retourné aux auteurs pour qu’ils y apportent des corrections. Les fonctionnaires du Ministère savent quels points il faudrait « polir » pour que le manuscrit puisse être analysé d’abord par le Présidium du Conseil scientifique du Ministère de l’éducation, et ensuite, par la Commission. Ces points concernent l’histoire politique, la période soviétique, les relations russo-biélorusses, russo-polonaises, entre autres. Après l’approbation de la Section du Ministère, le manuscrit est soumis à l’expertise du Présidium du Conseil scientifique du Ministère de l’éducation. Ses membres sont désignés par le Ministère de l’éducation et il est présidé soit par le ministre de l’éducation, soit par son adjoint. Avant la délibération au sein du Conseil, le manuscrit est soumis à l’expertise des membres de la Commission, et d’après les règles non écrites, leur opinion a un « poids » important lors de la délibération. L’expertise des membres de la Commission est rémunérée, à la différence du travail des experts des niveaux précédents. C’est le Conseil scientifique qui donne le plus grand nombre de verdicts négatifs aux manuscrits. Cela paraît logique, parce que l’étape suivante est la Commission qui doit expertiser et se prononcer définitivement sur les manuscrits, ceux-ci doivent donc être particulièrement « soignés ». La Commission n’existe que pour les disciplines scolaires politiquement importantes comme l’histoire universelle, la géographie, la littérature biélorusse et la plus débattue l’histoire de Biélorussie. Ce sont les disciplines scolaires les plus polémiques et politisées, le pouvoir politique les contrôle donc avec une vigilance particulière. Pendant toute la procédure, les séances du Conseil scientifique et de la Commission sont les seules étapes où les auteurs sont convoqués pour pouvoir donner des explications, répondre aux questions et défendre leurs points de vue. Le dossier du manuscrit considéré par la Commission comprend près de dix conclusions d’experts, les réponses des auteurs sur les corrections faites en fonction des objections, les procès-verbaux de toutes les séances de toutes les instances qui ont analysé le manuscrit. La Commission prononce la sentence finale. Si le manuscrit obtient l’approbation de la Commission, le Ministère envoie le manuscrit à l’édition en précisant le nombre d’exemplaires à éditer.

Les résultats de la censure : les contradictions et les faiblesses des manuels scolaires actuels

17Le contrôle politique de l’écriture de la littérature scolaire s’est reflété dans des manuels remplis de contradictions, de silences et de gommages forcés, de compromis nuisant à la qualité des ouvrages. Le manuel de Loїka, défendant une vision nationaliste de l’histoire a été réécrit sous la pression politique. La surface rédactionnelle des chapitres consacrés aux guerres russo-biélorusses a été diminuée. Les titres des paragraphes ont été modifiés pour « adoucir » la tonalité nationaliste. La bataille d’Orcha qui a opposé les troupes russes et biélorusses au sein du Grand Duché de Lituanie (G.D.L.) a d’ores et déjà été évoquée en tant que révélation majeure de l’historiographie de la perestroïka et un chapitre important dans les manuels de 1993. Cependant, dans l’édition de 2002, le même auteur n’a pu introduire la référence à cette bataille chère aux nationalistes biélorusses dans le corpus du manuel, il l’a tout de même présentée brièvement, comme suit, dans le tableau chronologique à la fin du manuel :

« 1512-1522 : Guerres entre le G.D.L. et la Moscovie.

1514, le 8 septembre : la bataille d’Orcha. La victoire de l’armée du G.D.L. » (Loïka, 2002, p. 188).

18Ce déplacement est caractéristique de la réécriture de l’histoire scolaire : les références nationalistes qui n’ont pas de place dans le discours officiel sont repoussées à la marge du système, du discours politique et de l’enseignement scolaire, sans être complètement effacées.

19Dans les manuels traitant la période soviétique, le terme même de « totalitaire » a été supprimé et remplacé par un euphémisme « système administratif soviétique » après une interdiction directe donnée par le président biélorusse lors d’une rencontre avec les auteurs de manuels (Stachkevitch, 2002). Passer sous silence les aspects totalitaires du système soviétique continue un incontestable détournement de l’histoire. Certains auteurs vont jusqu’à réhabiliter complètement la période soviétique, pour eux, « la grandeur de Staline » (Trechtchenok, 2005, p. 272) est incontestable, Lénine est un « homme politique de génie », et les représailles soviétiques étaient nécessaires, car elles « ont permis à l’URSS d’atteindre des résultats vertigineux ». Un autre auteur de manuels affirme que « le chiffre fantastique et immense de victimes des représailles politiques publié au cours de la dernière décennie n’est rien d’autre qu’un mythe, dont le but est le discrédit du système socialiste » (Novik, 2000, p. 124). D’autres auteurs cèdent partiellement à la pression politique. Ainsi, analysant la révolution de 1917 dans l’édition du manuel de 1993, les auteurs Sidartsou et Famine ont employé le terme « événements de l’année 1917 », tandis que dans les éditions ultérieures, nous trouvons la formulation « révolution d’octobre », qui est une sorte de compromis entre la tradition soviétique qualifiant cet événement est intitulé « la grande révolution socialiste d’octobre » et la tradition nationaliste le libellant « événements d’octobre 1917 ». Dans l’édition de 1993 du même manuel, au chapitre sur la Grande Guerre Patriotique (Seconde guerre mondiale en URSS), les auteurs ont consacré deux pages au collaborationnisme (Sidartsou & Famine, 1993), aux différentes formes de soutien accordé par la population sous occupation nazie aux forces allemandes, ce qui s’explique par le fait qu’il n’est devenu possible d’en parler qu’après l’indépendance. A l’époque soviétique, la référence à ce phénomène a été évincée du discours officiel faisant de la Grande Guerre patriotique un événement fondamental, sacré et glorieux de l’histoire soviétique. Les auteurs qui ont rédigé le manuel en 1993 ont dû expliquer cette page complexe de l’histoire de Biélorussie. En analysant le phénomène de collaborationnisme en Biélorussie, il ne faut pas oublier que certaines personnes ont collaboré avec les nazis, parce qu’elles voyaient dans ces derniers une libération par rapport à une autre invasion, celle des communistes. Les nazis, ayant installé un gouvernement en Biélorussie, ont instauré un système de mesures visant à favoriser les nationalistes biélorusses afin d’obtenir leur soutien. Selon les recherches publiées en dehors des frontières biélorusses, la seule Union de la jeunesse biélorusse créée sur le modèle de la Jeunesse hitlérienne comptait plus de 10 000 adhérents (Touronak, 1993). S’il est toujours difficile d’avancer avec précision des chiffres quant au nombre de personnes qui ont effectivement collaboré - volontairement ou engagées de force - avec l’occupant, l’existence de ce phénomène est avérée, et bien que son analyse requière beaucoup de prudence, omettre cet événement constituerait un détournement de l’histoire. Pourtant, les autorités politiques d’aujourd’hui veulent que le collaborationnisme soit littéralement gommé du discours politique et des manuels d’histoire, comme à l’époque soviétique. Sous la pression politique, les auteurs ont dû réduire les explications de ce phénomène complexe à deux phrases qui ne l’éclaircissent aucunement dans l’édition du manuel de 1997 : « Sous la pression du régime d’occupation, une petite partie de la population a collaboré avec l’administration nazie, voire a rejoint l’armée des envahisseurs pour lutter contre le bolchévisme. Ces personnes, appelées collaborateurs, ont trahi leur peuple pour servir l’ennemi (Sidartsou & Famine, 1997). Qui plus est, si les manuels de la perestroïka avaient pour objectif l’éducation civique, la présentation pluraliste de la complexité historique et l’esprit critique des élèves, les manuels actuels retrouvent les traditions éducatives du totalitarisme soviétiques. Les élèves ne sont plus incités à réfléchir. Le nombre de devoirs et de questions accompagnant les paragraphes est extrêmement restreint par rapport aux ouvrages de 1993. Les devoirs sont souvent réduits à la mémorisation mécanique des « vérités dogmatiques » et contradictoires contenues dans les manuels. A la fin du paragraphe sur l’URSS dans les années 1930, figure ainsi cette question : « Qu’est-ce que les représailles politiques ? Pourquoi sont-elles devenues possibles en URSS. ? » D’après cette formulation, pour répondre à la question, les élèves doivent faire des apologies de ce phénomène, comme l’auteur l’a fait dans le texte. Le virage autoritaire que la Biélorussie connait depuis le milieu des années 1990 explique les ressemblances entre les manuels scolaires soviétiques et actuels. La logique politique qui orchestre la production de la littérature scolaire vise toujours le même objectif : légitimer un régime politique, ce qui explique le recours au message historico-identitaire simple et réducteur et le fait que les manuels scolaires s’apparentent à des outils de propagande.

L’éducation à l’identité nationale à travers l’histoire : un enseignement faible et peu efficace

20Le résultat de l’écriture de l’histoire scolaire sous le contrôle politique est un mélange mal articulé de références identitaires soviétiques et nationales, ce qui donne une double contradiction. En effet, les visions soviétique et nationaliste sur l’évolution historique du peuple biélorusse sont incompatibles et contradictoires. La faiblesse du message identitaire biélorusse tient de deux facteurs : d’un côté, de son contenu contradictoire, et de l’autre côté, des moyens de sa transmission et de son acceptation. Le pouvoir politique qui véhicule l’identité nationale biélorusso-soviétique, soumise au but de sa légitimation, veut que cette identité soit acceptée sans réflexion par la population. Dans ce contexte spécifique, le message identitaire doit être assimilé par tous sans effort, ce qui lui impose un caractère simpliste, réducteur et dogmatique. Le résultat du mélange des références soviétiques et nationales dans les manuels scolaires d’histoire sont des ouvrages faibles et contradictoires, incapables de devenir des référents cohérents et stables pour la construction identitaire, inaptes à remplir leur rôle d’outil de socialisation, d’adjuvant de la formation civique, de fondement du sentiment d’appartenance nationale et de fédérateur de consensus et d’unité nationale.

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Bibliographie

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Notes

1 Nil Gilevitch est un des poètes biélorusses les plus éminents qui a présidé la Commission d’éducation et de culture du Soviet Suprême (le Parlement à l’époque) au moment de la perestroïka. En tant que personnalité connue et reconnue depuis de nombreuses années, Nil Gilevitch était porte-parole de l’intelligentsia nationale, qui s’est opposée à l’empiétement de la langue, de la culture et de l’histoire biélorusse.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anna Zadora, « L’écriture des manuels scolaires d’histoire », Les dossiers des sciences de l’éducation, 32 | 2014, 153-176.

Référence électronique

Anna Zadora, « L’écriture des manuels scolaires d’histoire », Les dossiers des sciences de l’éducation [En ligne], 32 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 23 mars 2015. URL : http://dse.revues.org/745

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Auteur

Anna Zadora

Docteure en sciences politique, chercheure associée au laboratoire Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe (SAGE) de l’Université de Strasbourg et de l’équipe de recherche en Histoire des sciences de l’éducation de l’université de Genève.
anna_zadora@hotmail.com

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