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5. Book Review

« De l’utopie ! » demande Pierre Macherey

Sébastien Broca
Bibliographical reference

Pierre Macherey, De l’utopie !, De l’incidence éditeur, Lille, 2011

Full text

1L’ouvrage semble au premier abord quelque peu disparate. L’explicitation des différents enjeux philosophiques afférents à la notion d’utopie (« Les dilemmes de la conscience utopique ») y précède diverses études consacrées à des auteurs majeurs de la tradition utopique. La cohérence du recueil est néanmoins assurée par l’injonction générale – De l’utopie ! – qui lui donne son titre. Cette sommation, éminemment sympathique, est solidaire d’un enjeu méthodologique important. Il serait nécessaire de « vouloir l’utopie » pour pouvoir en saisir la singularité. Le chercheur abordant cet objet à la fois littéraire, philosophique et politique s’engagerait ainsi à devenir lui-même « quelque peu utopiste ».

2Mais faut-il alors vouloir l’utopie, ou les utopies ? De l’utopie en général, ou telle utopie en particulier ? Pierre Macherey rappelle qu’il existe une floraison d’utopies, chacune d’entre-elles étant – qu’elle en soit consciente ou non – intimement liée au monde social-historique déterminé dont elle se présente comme l’autre. L’un des grands mérites de l’ouvrage est de fournir des repères pour organiser cette tradition foisonnante. Pierre Macherey distingue ainsi « deux modalités antithétiques » de manifestation de la pensée utopique : l’utopie classique (More, Campanella) « revêt avant tout un caractère institutionnel, étatique et politique » ; l’utopie moderne (Saint-Simon, Owen, Fourier) vise au contraire à « déchaîner sans frein les élans joyeux du désir, un désir productif de vivre ensemble qui ne passe plus d’abord par le respect d’obligations et de règles ».

3Les études consacrées à More, Campanella, Bacon et Fourier permettent d’affiner cette distinction. Dans les utopies classiques déployées par les trois premiers auteurs, le temps se trouve en quelque sorte aboli. Une fois le système utopique mis en place grâce à la créativité exceptionnelle de ses inventeurs, rien ne vient plus troubler sa mécanique parfaitement huilée. Le changement radical supprime toute nécessité de changement ultérieur. L’utopie se présente ainsi comme la création d’une seconde nature, voire comme une tentative pour renouer – grâce à un agencement institutionnel idéal – avec la nature originellement bonne de l’homme et de la société, en mettant l’histoire à distance. « En arrière du "roman de l’État", il y a un roman de la nature, qui aurait finalement pour but de ramener la société vers ses origines prépolitiques et préjuridiques, incarnées idéalement dans un Âge d’or » écrit Pierre Macherey. En d’autres termes, qui ne sont cette fois pas les siens, l’utopie est alors aimantée par une tentation d’ordre mythologique : celle de renouer avec ce que Walter Benjamin nomme l’« histoire originaire » (Urgeschichte).

4Qu’en est-il des utopies sociales qui apparaissent au XIXe siècle ? Comme le montrent les écrits de Fourier, celles-ci prétendent moins revenir à un état originel et idéal de l’humanité qu’exploiter les possibles liés à un contexte historique déterminé. Elles renoncent à « l’idéologie étatiste » qui imprègne les utopies classiques, pour penser une régénération du tissu social lui-même, à travers la multiplication des collaborations entre individus. L’utopie déploie alors une « socialité en acte, pratiquée au jour le jour énergiquement et dans l’enthousiasme, sans cesse en train de se faire, de se défaire et de se refaire ». Les mille et une activités quotidiennes, des plus élevées aux plus triviales, accomplies en adéquation avec les inclinations humaines fondamentales, en sont la substance même. L’utopie n’est plus le « roman de l’État » (comme le soutient Pierre-François Moreau, dont Pierre Macherey discute les thèses), mais l’évocation d’une émancipation concrète, dont le mouvement décentralisateur marginalise les lieux du pouvoir politique (ce qu’avait déjà montré Martin Buber, auquel on regrette que Pierre Macherey ne fasse pas référence).

5La bipartition de la tradition utopique proposée par Pierre Macherey permet donc de mettre au jour d’importantes lignes de fracture. Elle renvoie à une distinction historique entre utopies classiques et utopies modernes, qui implique également une distinction conceptuelle entre utopie politique et utopie sociale. C’est là ce que l’ouvrage de Pierre Macherey fait habilement ressortir. On pourra néanmoins regretter qu’il présente cet antagonisme essentiellement sur le mode de la succession chronologique (de l’utopie classique/politique à l’utopie moderne/sociale). Une telle vue néglige un peu trop le fait que deux figures concurrentes de l’utopie existent dès le début du XVIe siècle, en les personnes de Thomas More et Thomas Münzer (Pierre Macherey rappelle du reste qu’Ernst Bloch et Karl Mannheim considéraient le second comme le véritable fondateur de la conscience utopique). Par ailleurs, l’utopie politique ne disparaît pas avec la révolution industrielle. Elle prend simplement d’autres formes. Les tendances les plus centralisatrices au sein de la tradition marxiste en sont ainsi une incarnation nouvelle, à laquelle s’oppose l’utopie sociale promue par la pensée anarchiste.

6Davantage qu’une succession entre deux modalités de pensée utopique, peut-être faudrait-il donc considérer une pensée utopique tiraillée depuis l’origine entre deux polarités. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage plaisant et érudit de Pierre Macherey se révèle d’un appui précieux, afin de réhabiliter une pensée du monde social qui ne renoncerait ni à la radicalité, ni à la fantaisie.

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References

Electronic reference

Sébastien Broca, « « De l’utopie ! » demande Pierre Macherey », Anthropology & Materialism [Online], 2 | 2014, Online since 15 April 2014, connection on 03 February 2015. URL : http://am.revues.org/97

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About the author

Sébastien Broca

Docteur en sociologie de l’Université Paris I et post-doctorant au sein du LabEx SITES, Sébastien Broca travaille sur les communs comme projet politique après avoir fait sa thèse sur le mouvement du logiciel libre.

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