Leonhart Fuchs, ou le plus ancien livre conservé à la bibliothèque de sciences Saint-Charles
Leonhart Fuchs, De Historia stirpium commentarii insignes, Bâle, Michael Isengrin, 1542.
N° d’inventaire BU : 14 / langue : Latin
Il s’agit du plus ancien document conservé par la bibliothèque universitaire Saint-Charles. Cet ouvrage de botanique est une somme qui décrit 400 plantes européennes et 100 plantes exotiques. Il comprend 511 xylographies.
Ces dernières sont remarquables, et témoignent des progrès techniques de la gravure sur bois dans le deuxième tiers du XVIe siècle. L’exemplaire conservé à la bibliothèque Saint-Charles est en noir et blanc, tel qu’il est sorti de la presse en 1542 ; cependant, il existe aussi plusieurs exemplaires en couleurs. Les techniques de l’époque ne permettaient pas l’impression des illustrations en couleurs : tout au plus pouvait-il y avoir deux passages des feuilles sous la presse typographique, une fois pour l’encre noire, une fois pour l’encre rouge, le tout demandant des opérations de calage assez complexes. Cependant, les gravures de l’ouvrage de Fuchs ont été réalisées en prévoyant qu’elles seraient par la suite enrichies de couleurs, ce qui a été fait sur un certain nombre d’exemplaires, parfois dans l’atelier même. C’est ainsi que la bibliothèque de Glasgow conserve un exemplaire dont les planches ont été coloriées à l’aquarelle (l’exemplaire a été numérisé et peut être consulté à cette adresse :
<http://special.lib.gla.ac.uk/exhibns/month/oct2002.html>).
Ces illustrations présentent un grand intérêt pour leur réalisme, les apports nouveaux qu’elles fournissent dans la connaissance et la façon dont elles sont utilisées comme vecteur d’information. En effet, le livre savant de la fin du Moyen-Age et de l’aube de la Renaissance ne contient généralement que du texte, disposé parfois de manière très dense. L’image est vue comme un outil de vulgarisation, pour l’instruction de ceux qui ne savent pas lire. Sa fonction relève de l’évocation, et non de la représentation ; elle n’est pas là pour transmettre de façon pédagogique un savoir reposant sur des faits concrets. C’est ainsi qu’on utilise des bois stylisés, passe-partout, souvent répétés, et qui ne permettent pas forcément d’identifier l’objet décrit avec précision. Parfois, ces images n’ont qu’un rapport vague avec le texte qu’elles accompagnent.
Certains savants se défendent d’en utiliser, de peur que leur présence altère la valeur érudite de l’ouvrage. Par exemple, le chirurgien Brunschwig déclare que :
« les figures ne sont rien de plus qu’une réjouissance de l’œil, et une information pour ceux qui ne savent ni lire, ni écrire1 . »
De son côté, en 1555, Jacques Dubois, dit Sylvius, ancien maître de Vésale, écrit ceci à propos du De humani corporis fabrica et de ses illustrations :
« Toute la méthode d’employer de telles choses est décidément superstitieuse, obscurantiste et surtout inutile, et il faut considérer les illustrations aussi bien que les lettres (de renvoi au texte) qui y figurent bien plus comme un empêchement que comme un secours2. »
Leonhart Fuchs, bien au contraire, revendique l’usage des images. Bien plus, il en revendique un usage savant, utile à la transmission de l’information :
« Qui en son honnête âme condamnerait des images qui communiquent des informations bien plus clairement que les mots, même du plus éloquent des hommes3 ? »
L’importance donnée à ces images est soulignée par la présence exceptionnelle des portraits des trois illustrateurs à la fin de l’ouvrage. Il s’agit d’Albrecht Meyer, le dessinateur, représenté en train de peindre une plante d’après nature, de Heinrich Füllmaurer, chargé de transposer les dessins sur bois, et enfin, de Veit Rudolf Speckle, le graveur, en train de tailler les bois. Fuchs tient là-dessus une position très novatrice pour son époque. Ses contradicteurs4 affirment qu’une telle démarche ne peut viser qu’à représenter et à transmettre des accidents variables selon les saisons et donc non fiables pour l’identification scientifique des plantes concernées, et s’appuient pour cela sur des passages de Pline l’Ancien et de Galien5. Fuchs, lui, interprète ces passages différemment, comme il l’explique dans un ouvrage antérieur au De historia stirpium, intitulé Paradoxorum medicinae libri tres6 : composer une image de la substance de l’objet défini par le moyen de nombreux accident est la manière qu’ont les hommes de comprendre le monde. Galien, pour lui, indique essentiellement qu’il est inutile de décrire les « herbes » à nouveau après Dioscoride, parce que les descriptions de ce dernier sont indépassables. Quant à Pline, il explique avant tout que ce n’est pas l’abondance des couleurs qui permet de bien imiter la nature.
Fuchs s’inscrit dans un mouvement de révolution de la perception des images qui se fait progressivement dans les années 1530. De plus en plus, les médecins se posent la question de la correspondance des plantes qu’ils ont sous les yeux, au quotidien, avec celles qui ont été décrites par l’Antiquité. En effet, à cette époque, la notion de répartition géographique de la flore n’existe pas encore ; les médecins allemands cherchent à trouver dans les descriptions de plantes méditerranéennes par Pline et Dioscoride une correspondance avec les plantes que l’ont peut trouver dans les jardins du Nord de l’Europe. On pense alors la nature variable, et on crédite les Anciens d’avoir décrit la plupart, voire la totalité des plantes du monde. On n’envisage pas qu’une chose ait pu ne pas être connue des grands auteurs de l’Antiquité. Les savants de la Renaissance ne cherchent pas à s’émanciper des auteurs classiques : bien au contraire, ils sont dans une démarche visant à récupérer ces textes, et à leur « rendre » une « pureté » débarrassée des scolies et des gloses héritées de la tradition médiévale. Le débat est d’abord philologique, et cherche à établir la meilleure source. Tout le débat est donc entre la légitimité de la poursuite de la discussion philologique, comme la pratique l’Italien Paolo Giovio7 et celle de l’observation qui la remplace comme support d’identification, comme chez le voyageur Pierre Belon8.
Otto Brunfels, dans son ouvrage intitulé Herbarum vivae eicones9, est le premier en botanique à tenter de résoudre l’incertitude qui règne alors dans l’identification des plantes, entre la tradition issue du Moyen-Age et celle qui est héritée de l’Antiquité, en particulier de Dioscoride. Son objectif est de rassembler les informations données par Dioscoride, Pline et d’autres sources de référence sur chaque plante, en attirant l’attention sur les divergences. Pour renforcer son propos, il fait tailler pour son ouvrage des illustrations extrêmement réalistes. Son travail n’a pas été compris de ses contemporains : il a été loué pour la beauté des images de son ouvrage, mais fustigé pour la pauvreté du contenu du texte. Jean-Marc Châtelain et Laurent Pinon écrivent au sujet de ces images qu’elles ont été vécues comme « le reflet brut d’une réalité mal maîtrisée10 ».
Fuchs adopte une représentation non idéalisée du réel et donne toute sa place à la démarche d’observation directe des plantes. Il s’agit de les identifier correctement, dans l’objectif pratique de connaître leurs propriétés médicales. Cette identification doit aussi permettre de déterminer la meilleure autorité parmi des auteurs antiques qui se contredisent parfois. En cela, le médecin allemand est très influencé par les travaux de Nicollo Leoniceno, de l’Université de Ferrare. Nourri de ces diverses influences, il déclare préférer Galien à Dioscoride, et Dioscoride à Pline. L’observation lui fournit les images gravées, cependant, pour la première fois en botanique, elle influence aussi le texte lui-même. C’est ainsi que Fuchs est le premier à décrire des plantes américaines, comme le maïs, et à ne pas essayer à tout prix de trouver une correspondance dans Dioscoride. De fait, lorsqu’il ne trouve pas la correspondance antique des plantes allemandes contemporaines, il adopte une démarche puisée dans Galien pour la décrire de façon adéquate, en s’appuyant à la fois sur les autorités et sur l’expérience résultant de l’observation. De même, pour éviter la confusion, il revendique le choix de noms déjà existants, même s’ils sont en mauvais latin, plutôt que d’en recomposer en un latin ou un grec savants qui ne parleront qu’à quelques érudits. Il cite aussi systématiquement les noms allemands des différentes plantes qu’il décrit. Sa démarche est très loin d’un rejet des autorités antiques : en réalité, il veut faire revivre l’ancienne médecine des Grecs, et en particulier celle de Galien. Il en applique donc les méthodes, en étendant par l’observation ce qu’il trouve dans Dioscoride, pour en retrouver la « pureté » débarrassée des interpolations qu’il prête aux Latins et aux Arabes qui ont transmis les textes jusqu’à son époque. Dans cette optique, les images lui permettent de faire un pont entre les plantes anciennes que l’on trouve dans les œuvres de Dioscoride et celles qui lui sont contemporaines : en observant leurs différentes caractéristiques, il peut leur redonner leur identité antique. Et lorsque celle-ci n’existe pas, il peut leur en créer une, selon la méthode antique.
Ce qui oppose Fuchs à ses adversaires est donc d’abord leur relation à l’antiquité : là où Fuchs veut faire revivre des pratiques, d’autres au contraire prônent une renaissance des savoirs de Dioscoride mot-à-mot, au pied de la lettre. Par ailleurs, la dispute est aussi dialectique, et porte sur la nature des définitions. Pour les contradicteurs du médecin allemand, les accidents, par nature variables (fleurs, fruits, par exemple), ne sont pas des propriétés, ni des éléments propres à établir une différence suffisante pour déterminer le caractère unique de l’objet décrit. Par conséquent, ils ne peuvent pas produire de définitions essentielles. Fuchs au contraire se place dans le mouvement de la dialectique humaniste issue de Melanchton : pour lui, la description des plantes est une description par les accidents, la définition des choses étant différente de la définition des noms, et devant avoir pour objet de placer la chose sous les yeux même de celui qui la lit, exactement comme s’il observait une plante. Les images participent aussi de cette conception des choses, en synthétisant les différents éléments utiles à l’identification et en les plaçant en évidence sous les yeux des lecteurs. Elles représentent d’ailleurs souvent la plante à plusieurs états de son développement, fleur et fruit étant représentés sur la même gravure (comme c’est le cas des courges, par exemple).
Ces gravures, pour plus de précision, ont été conçues dès l’origine pour être peintes. Le trait en est ainsi exceptionnellement fin. Certaines ont sans doute été coloriées dans l’atelier même de l’imprimeur, et il subsiste plusieurs exemplaires en couleurs (comme par exemple celui de la bibliothèque de Glasgow). Cependant, la mise en couleur reste extrêmement onéreuse à l’époque : à la fin du siècle, sur un autre ouvrage, on en estime le coût à 7 fois le prix de vente du livre, ce dernier étant déjà élevé du fait de la présence des gravures, qui représentent un investissement financier très important pour l’imprimeur et le libraire. Elle n’est donc appliquée que de façon marginale, et ne concourt pas autant que le voudrait l’auteur à la fiabilité de l’identification scientifique en histoire naturelle :
« Les exemplaires coloriés, qui restent largement confinés dans les sphères aristocratiques des milieux du patronage savant, ne jouent qu’un rôle très marginal dans la transmission textuelle des œuvres. Quoi qu’en disent les auteurs, la couleur sert moins à reconnaître plantes ou animaux qu’à distinguer du commun des livres quelques exemplaires de prestige11. »
Cela n’empêche pas cet ouvrage de constituer un jalon fondamental dans l’histoire de la botanique, aux côtés de ceux d’Otto Brunsfeld et Hieronimus Bock. En effet, en constituant un recueil de plantes identifiables par n’importe quel observateur, cet ouvrage institue ce qui est nécessaire en matière d’illustrations. Il s’agit d’une évolution fondamentale des méthodes de la connaissance scientifique des plantes fondée sur leur observation et leur illustration fidèle. Par la suite, Robert Dodoens s’appuie très largement sur les travaux de Fuchs, qui ont fait l’objet de 31 éditions, adaptations et traductions publiées du vivant même de l’auteur. S’il a provoqué une vive polémique dans les milieux médicaux de son époque, il a fait considérablement avancer la botanique, et a contribué à l’installer en tant que science à part entière. Le nom de genre Fuschia lui fut d’ailleurs dédié en hommage et il a continué à exercer une influence notable sur ses successeurs durant une longue période.
A noter que l’ouvrage est numérisé et librement accessible sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k525016/f5.image.r=Fuchs,%20Leonhart.langFR
Il est également accessible en version française (édition de 1558) :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86082904/f11.image.r=Fuchs,%20Leonhart.langFR
La Stanford University Press en a, par ailleurs, publié un fac similé dans les années récentes, preuve si besoin que cet ouvrage continue, pour les historiens de la discipline, à faire date.
Bibliographie sommaire :
- Sur Fuchs et son ouvrage
Kusukawa, Sachiko, « Leonhart Fuchs on the importance of pictures », dans Journal of the History of Ideas, vol. 58 / 3, 1997, p. 403-427.
Fuchs, Leonhart, The great herbal of Leonhart Fuchs: notable commentaries on the history of plants, éd. Par Frederick Meyer, Emily Trueblood et John Heller, Stanford, Stanford University Press, 1999. Fac-simile et commentaire du texte de Fuchs.
Zucchi, Luca, « Brunfels e Fuchs: l’illustrazione botanica quale ritratto della singola pianta o immagine della specie », dans Nuncius, vol. 18 / 2, 2003, p. 411‑465.
Page consacrée au De historia stirpium dans le cadre du « livre du mois » sur le site du Service commun de la documentation de l’Ecole Normale Supérieure (consultée le 18 septembre 2014).
Il existe également un mémoire de master sur le sujet :
Lepilliet, Ariane, Le De Historia Stirpium de Leonhart Fuchs : histoire d’un succès éditorial (1542-1560), mémoire de master en sciences de l’information et des bibliothèques, Villeurbanne, Enssib, 2012. Accessible en ligne (consulté le 22 septembre 2014).
- Sur l’histoire des sciences et de la botanique à la Renaissance
Chansigaut, Valérie, Histoire de l’illustration naturaliste, Paris, Delachaux et Niestlé, 2009.
Elliott, Brent, « The world of the Renaissance herbal », dans Renaissance Studies, vol. 25 / 1, 2011, p. 24‑41.
Kusukawa, Sachiko, Picturing the Book of Nature: Image, Text, and Argument in Sixteenth-Century Human Anatomy and Medical Botany, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
Ogilvie, Brian W., « The Many Books of Nature: Renaissance Naturalists and Information Overload », dans Journal of the History of Ideas, vol. 64 / 1, 2003, p. 29-40.
Sciences de la Renaissance, actes du colloque international d’études humanistes, éd. par le Centre d’études supérieures de la Renaissance, Paris, Vrin, 1973.
- Sur l’illustration du livre à la Renaissance
Châtelain, Jean-Marc, Pinon, Laurent, « Genres et fonctions de l’illustration au XVIe siècle », dans La Naissance du livre moderne, éd. par Henri-Jean Martin, Paris, Cercle de la librairie, 2000.
Ford, Brian, Images of Science : A History of Scientific Illustration, Londres, British Library, 1992.
Pastoureau, Michel, « L’illustration du livre : comprendre ou rêver ? (vers 1530-vers 1660) », dans Histoire de l’édition française, t. 1, Le livre conquérant, Paris, Promodis, 1982, p. 501-529.
- Laurent Pinon et Jean-Marc Châtelain, « Genres et fonctions de l’illustration au XVIe siècle », dans La Naissance du livre moderne, éd. par Henri-Jean Martin, Paris, Cercle de la librairie, 2000, p. 237. [↩]
- Cité par Sciences de la Renaissance, actes du VIIIe congrès international de Tours, organisé par le CESR, Paris, Vrin, 1973, p. 169. [↩]
- Cité par Laurent Pinon et Jean-Marc Châtelain, « Genres et fonctions de l’illustration du livre », dans La Naissance du livre moderne, op. cit. p. 238. [↩]
- Dont Sebastianus Montuus, médecin issu du cercle de Symphorien Champier. Sur le détail de cette querelle, voir Sachiko Kusukawa, « Leonhart Fuchs on the Importance of Pictures », Journal of the History of Ideas, 58 (3), 1997, p. 418 sq. [↩]
- Pline l’Ancien, Historia naturalis, VII, 141 et Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus libri undecim, VI, 1. [↩]
- Leonhart Fuchs, Paradoxorum medicinae libri tres, Bâle, Johann Bebel, 1535. [↩]
- Paolo Giovio, Paoli Jovii Novocomensis medici De Romanis piscibus libellus, Rome, [Francesco Minizo Calvo], [1524]. Sur cet auteur, voir T.C. Price-Zimmermann, Paolo Giovio : the historian and the crisis of sixteenth-century Italy, Princeton, Princeton University Press, 1995. [↩]
- Pierre Belon, Histoire naturelle des estranges poissons marins, Paris, Regnaud Chaudière, 1551. Sur le voyage d’Orient et la place de l’observation dans le discours renaissant, voir Le miroir ottoman : une image politique des hommes dans la littérature géographique espagnole et française, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Presses de l’Université de Sorbonne, 2003. [↩]
- Otto Brunfels, Herbarum vivae eicones ad naturae imitationem, Strasbourg, Johann Schott, 1532. [↩]
- Laurent Pinon et Jean-Marc Châtelain, « Genres et fonctions de l’illustration du livre », dans La Naissance du livre moderne, op. cit., p. 255.
[↩] - Laurent Pinon et Jean-Marc Châtelain, « Genres et fonctions de l’illustration du livre », dans La Naissance du livre moderne, op. cit., p. 261. [↩]
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