1Travailler sur l’utilisation de la céruse en cosmétique sous l’Ancien Régime nécessite que l’on évoque les exigences de blancheur qui se sont imposées aux hommes et aux femmes de ce temps et que l’on s’interroge sur leur sens1.
2Sous le règne de Catherine de Médicis, le modèle de la société de cour s’installe en France et, avec lui, apparaissent les fards, blanc et rouge. Incontestablement, cette mode est à replacer dans le cadre d’une nouvelle hiérarchie des sens promue par cette nouvelle manière de vivre : la vue s’impose face à l’odorat et au toucher. Dans le cadre de la cour, le blanc du visage est de la même nature que le blanc du vêtement : il témoigne de la distinction de l’aristocrate. Grâce au maquillage, le visage devient donc « un instrument symbolique » (Perrot 1989 : 8). Depuis la cour, l’usage des fards se répand parmi l’aristocratie et la bourgeoisie parisienne. Au XVIIIe siècle, à la cour comme à la ville, la blancheur du teint reste une exigence et, bientôt, comme l’a écrit Philippe Perrot (1989 : 48), le maquillage masque les conditions. À ces élites qui veulent conserver des signes distinctifs, les vertus retrouvées du naturel offrent un ultime recours : les fards se font plus discrets; la pâleur reste toutefois2.
3Bien qu’il existe, sans doute, une fabrication artisanale de céruse3, sous l’Ancien Régime, la France n’en produit pas en quantité industrielle4. Aussi, pour subvenir à ses besoins, elle l’importe de Venise, d’Angleterre et de Hollande. La céruse est vendue chez les apothicaires et/ou les épiciers sous la forme de pains pyramidaux enveloppés de papier bleu, pour en souligner la blancheur5; c’est là que particuliers et professionnels de la cosmétique viennent l’acheter. En effet, du XVIe au XVIIIe siècles, la production des cosmé-tiques est double. Il existe, d’une part, une production domestique : des particuliers, suivant les recettes qui figurent dans les manuels, élaborent les produits destinés à leur propre consommation. La céruse entre-t-elle dans les préparations que les auteurs de ces manuels offrent au public, et comment ? Ce sera l’objet d’un premier axe de réflexion. Il existe, d’autre part, une production professionnalisée : la corporation des parfumeurs, à qui la fabrication de cosmétiques n’appartient pas spécifiquement, souhaite s’emparer du marché. Ont-ils utilisé la céruse ? C’est à cette question que nous consacrerons la deuxième partie. Enfin, nous expliquerons à partir de quand et pourquoi la céruse fut proscrite en cosmétique.
4Nous avons concentré notre attention sur quinze manuels de cosmétique publiés entre 1541 à 17826. Dans chacun d’entre eux, nous avons mesuré le poids écrasant des recettes pour le teint. Il s’agit de préparations destinées à blanchir le teint, lustrer la peau, ôter le hâle, faire disparaître les taches, les rougeurs, les « rousseurs », les aspérités de la peau, effacer les rides… Les vertus abondent, semblent souvent interchangeables, quand une préparation ne les réunit pas toutes7 ! Pour désigner ces recettes, nous parlerons de préparations blanchissantes parce que, finalement, la blancheur est le but réel. Parmi elles, certaines contiennent de la céruse.
5Avant de préciser de quelle manière la céruse entre dans les préparations cosmétiques, il convient de s’entendre sur le mot : lorsqu’un auteur parle de céruse, s’agit-il toujours de carbonate de plomb ? En effet, Jean Liébaut (1582) cite la céruse de froment, de serpentaire (variété d’arum), de corne de cerf, de marbre, de racine, de borax et de camphre. Certaines fois, le mot ne désigne-t-il pas, tout simplement, de la poudre blanche, quelle qu’en soit l’origine ? C’est vraisemblable, car certains auteurs précisent que, pour telle recette, on peut remplacer la céruse par de la poudre d’amidon. Ainsi, André Le Fournier (1541) peut écrire : de la « poudre de fleur de céruse ou amidon autant qu’il suffit pour faire un onguent ». Néanmoins, souvent, les auteurs ont écrit « céruse de Venise ». Pourquoi ? Depuis le Moyen Âge, cette ville est l’un des hauts lieux de la production de céruse en Europe. Aux Temps Modernes encore, la céruse de Venise, rare et très chère, est considérée comme la seule véritable céruse8. Lorsque les auteurs précisent « céruse de Venise », ils se fondent sur une « nomenclature d’origine »9 qui, à elle seule, témoigne de la qualité du produit. La recette qui emploie cette céruse est nécessairement plus efficace.
6Voyons maintenant comment la céruse entre dans ces préparations et si nous pouvons en tirer des conclusions. La céruse ne peut être incorporée à une composition cosmétique que sous forme de poudre. Si tel n’est pas le cas, une première étape consiste à la broyer. Michel Nostradamus recommande de la donner à un peintre qui la broiera sur son marbre (1572). La poudre doit être fine, sans aucune aspérité, douce au toucher et très blanche, c’est sa principale qualité. Lémery (1748) propose d’ailleurs l’étymologie du mot : il viendrait de cera, « cire », dont la céruse a la blancheur et la douceur10. D’après les manuels du XVIe et du début du XVIIe siècles, une seconde opé-ration consiste à laver la céruse, parfois plusieurs fois, avec des eaux parfumées, et, le plus souvent, avec de l’eau de rose. Est-ce pour en faciliter le broyage si elle se présente en morceaux ? On conseille de le faire même s’il s’agit de céruse en poudre. Croit-on atténuer ainsi son caractère corrosif ? C’est possible. Plus vraisemblablement toutefois, il s’agit de la parfumer. La quantité de céruse préconisée semble très variable. Chez André Le Fournier, elle n’est pas toujours mentionnée : dans telle préparation, il écrit « un peu de céruse lavée à votre discrétion » et, plus loin, « céruse autant qu’il suffit »11. Dans les manuels qui succèdent au sien, les proportions sont toujours indiquées et varient entre une drachme et six onces pour les préparations classiques12, soit de un à quarante-huit ! Rien ne permet d’expliquer le choix de tel ou tel poids, car nous n’avons pu établir de lien entre la quantité de céruse et le but de la préparation. D’ailleurs, dans un même ouvrage, alternent des préparations à objectif identique, les unes contenant de la céruse et les autres non ! Dans la section sur les blancs et magistères cosmétiques de son manuel, Nicolas de Blégny (1689) donne une recette de blanc de céruse mais aussi des recettes de poudre de talc : de manière indifférente pour l’auteur, elles peuvent toutes être mélangées à des pommades.
7Comment et à quoi la céruse est-elle associée ? Aucune règle ne semble s’imposer, en particulier pour les recettes les plus anciennes, mais la complexité des préparations est toujours de rigueur. Réduite en poudre, la céruse est mêlée à des produits végétaux, eaux de fleurs, jus de fruits, vinaigres, huiles, gommes… et à des produits d’origine animale, graisses en tous genres, œufs, cire… Souvent, elle est aussi associée à d’autres produits minéraux ou métalliques : vif-argent, sel de tartre, alun, soufre, camphre, litharge d’or et d’argent… mais, là encore, il semble difficile de tirer des conclusions. Peut-être, toutefois, pouvons-nous avancer qu’avec le temps, le nombre d’ingré-dients diminue…13
8Comme nous l’avons suggéré, la céruse est l’un des ingrédients de préparations très diverses : des onguents, des pommades, des eaux, des mouchoirs cosmétiques… chacune s’accompagnant, naturellement, de gestes spécifiques. Finalement, c’est bien dans la nature des préparations qu’apparaissent les distinctions diachroniques les plus nettes. Dans les manuels des XVIe et XVIIe siècles, nous avons souvent rencontré le mot « frotter », presque toujours attaché à la manière d’appliquer les produits contre les taches, les rousseurs, et contre le hâle. Dans les manuels du XVIIIe siècle, les recettes visant à faire disparaître les macules se font moins nombreuses. Aux XVIe et XVIIe siècles, les onguents sont les plus nombreux. Épais et gras, on conseille de les appliquer le soir et de les laisser au contact de la peau un temps assez long : Le Fournier (1541), repris par Liébaut (1582), dit d’une de ses préparations qu’il faut « l’appliquer comme si c’était un faux visage et le tenir toute la nuit ». Au XVIIIe siècle, les préparations ont, plus souvent, une forme aqueuse, et le vocabulaire s’en trouve modifié : le verbe « laver » s’impose, et l’on devine que la durée du contact est beaucoup plus courte. Si les auteurs disent encore qu’il faut appliquer leur produit le soir, l’utilisation du matin est de plus en plus recommandée. D’une certaine façon, cela témoigne des nouveaux gestes de toilette qui se développent parmi les élites au cours du siècle des Lumières et dans lesquels l’eau, fût-elle composée, prend une place inédite14.
9Dès l’Antiquité, la céruse a servi à fabriquer du fard blanc : à Athènes et à Rome, les témoignages sur le blanc de céruse abondent15. De même, à l’époque moderne, la céruse est employée à cet effet. Régnier écrit : « […] leur visage reluit de céruse et d’épeautre »; Boileau :« […] la coquette […] mettant la céruse et le plâtre en usage, composa de sa main les fleurs de son visage »16. Enfin, La Bruyère déclare que les femmes s’enlaidissent en se fardant de blanc et de rouge et que les hommes « haïssent autant de les voir avec de la céruse sur le visage » (Les Caractères, 1691). La céruse sert ici, comme en peinture, de pigment blanc que l’on mélange à différents corps selon la consistance souhaitée : eaux ou huiles parfumées —dans lesquelles elle est délayée—, pommades et blanc de baleine.
10Or, dans les manuels de cosmétique, nous n’avons trouvé aucune recette de blanc de céruse qui porte le nom de fard avec l’acception que nous lui connaissons aujourd’hui. Cette constatation nous étonne, mais nous avons une réponse. L’auteur de préparations chimiques compliquées ne daigne pas donner une recette simple, à la portée de tous, car quiconque dispose de céruse peut fabriquer du fard. Une difficulté surgit pourtant : quelques préparations blanchissantes sont parfois aussi appelées fards. André Le Fournier intitule l’une de ses préparations « une manière de se farder le visage la nuit […] », et l’on trouve chez Michel Nostradamus un « fard pour enblanchiment de la face », et une « eau […] s’en fait un fard […] ». Comment interpréter ce terme ? Il y a incontestablement une confusion des mots et des usages : certaines préparations blanchissantes que nous avons décrites sont aussi des fards dont l’auteur tait le nom à dessein. Et comment s’en étonner dans un monde où la beauté naturelle reste la référence, où l’artifice et les fards en particulier sont condamnés, dans un monde où le mot « fard », lui-même, est employé dans le sens de feinte ou de dissimulation (Dubois & Lagane 1971).
11La céruse est utilisée en cosmétique car les auteurs des manuels sont souvent des médecins17. D’une part, elle leur semble ne pas avoir les effets nocifs des préparations dénoncées dès le XVIe siècle, telles, en particulier, les recettes contenant du mercure18. D’autre part, elle profite sans doute de la disqualification de la pharmacie galénique et du développement de la pharmacie chimique. Enfin, elle bénéficie d’un prolongement de ses vertus médicinales déjà reconnues par Pline l’Ancien. Astringente et cicatrisante, elle est aussi capable de « polir, de nettoyer et de blanchir la face », comme l’écrit Liébaut (1582). De plus, les onguents blanchissants sont apparentés de manière évidente aux emplâtres médicaux. Liébaut donne même une recette cosmétique avec du sel de céruse (ou sel de Saturne), et précise qu’il faut l’employer « comme quand on fait des cautères ». Les médecins des Temps Modernes qui ont écrit des ouvrages de cosmétique ont considéré que santé et beauté étaient équivalentes.
12Finalement, on peut conclure que la céruse est choisie pour trois raisons. Parce qu’elle est corrosive, dessicative, astringente, et que l’on souhaite ôter du visage toute aspérité et toute tache. Parce qu’elle est un pigment blanc dont on peut faire du fard. Ce sont là des propriétés reconnues, objectives. Mais on l’emploie tout autant, voire davantage, parce qu’elle est blanche et que l’on souhaite obtenir la blancheur, socialememt valorisée, au même titre que l’on préfère les pigeons blancs, le pain blanc, le fromage blanc, les fleurs blanches… et pour la même raison que le linge dont on s’essuie le visage au matin doit être blanc. C’est le principe, admis par les médecins paracelsiens, selon lequel « les semblables attirent les semblables » (Metzger 1969 : 155)19. On saisit ici la valeur subjective, magique de la céruse.
13Nous l’avons dit, l’usage des fards blancs ne semble pas reculer au cours des Temps Modernes, comme en témoignent, pour les critiquer d’ailleurs, de nombreux observateurs. Les parfumeurs ont assuré une partie de la production des blancs20. Dans son Dictionnaire…, l’Abbé Jaubert (1773) écrit que les parfumeurs fabriquent « un grand nombre de substances pour blanchir et nettoyer qui sont sujettes aux changements car il faut toujours en imaginer de nouvelles pour suivre la mode ». En effet, le fonds de boutique des parfumeurs contient des préparations blanchissantes et des fards21. Les laits virginaux sont les préparations destinées à blanchir la peau les plus communes : nous en avons trouvés dans treize inventaires après décès mais aussi dans deux registres de commerce22. Les eaux sans pareilles (onze inventaire après décès) et les eaux pour le teint (quatre inventaires après décès, trois registres de commerce) font également partie de ces préparations blanchissantes. Les traces archivistiques de fards blancs sont plus rares : « blanc de perles 23 » cinq fois, « blanc glacé » une seule fois, blanc en pot —sans plus de précision—, trois fois. Selon Fitelieu, il faut disposer d’une boutique entière pour se farder : « tant de céruse, de sublimé, de rouge d’Espagne, d’alun, de mie de pain, de vinaigre distillé, de fèves, de fiente de bœuf, d’amandes… et tout cela ne sert que pour masquer une femme » (Fitelieu 1642). Avec quelles matières premières les parfumeurs ont-ils fabriqué leurs préparations blanchissantes et leurs fards ? Ont-ils utilisé la céruse ?
14L’étude des inventaires après décès a conduit à une première constatation : les parfumeurs ne disposent d’aucun manuel de cosmétique dans leur bibliothèque —quand ils en ont une. Leurs savoir-faire se sont transmis de manière orale. Sous l’Ancien Régime, deux mondes cosmétiques ont bel et bien coexisté, sans s’influencer l’un l’autre, semble-t-il.
15Bien que les parfumeur utilisent la céruse pour la teinture des gants, ils l’emploient très peu dans les préparations cosmétiques. Simon Barbe (1689), seul parfumeur à avoir écrit un manuel, cite la céruse pour teindre les peaux en blanc ou pour adoucir d’autres couleurs, mais aucune de ses préparations n’en contient. En effet, nous avons trouvé seulement deux inventaires après décès dans lesquels le notaire mentionne du blanc que l’on peut identifier à de la céruse. Dans l’inventaire après décès de Barthélemy Dupré, en 1738, on peut lire : « deux onces de blanc trois livres, six douzaines de pommade au teint 15 livres, lait virginal une chopine 30 sols… » 24. Dans celui de Philippe Deldeuil, en 1767, le greffier a noté : « item de l’eau sans pareille, quatre onces de pain de blanc à 20 sols l’once »25. Pourquoi penser qu’il s’agit de céruse alors que le notaire ne le précise pas ? Parce qu’il est difficile de différencier la céruse des autres types de blancs, le terme « blanc » est devenu générique. Surtout, la présentation sous forme de « pain », ainsi que les quantités, laissent penser qu’il s’agit bien de céruse. De manière plus générale, pourquoi les traces de céruse sont-elles si peu nombreuses ? Deux hypothèses se présentent : soit les parfumeurs l’achètent en petite quantité et la transforment tout de suite de peur qu’elle ne s’abîme et perde sa blancheur; en effet, la céruse perd vite sa qualité essentielle : Pons Augustin Alletz (1776) recommande de lui ajouter une pointe de bleu « afin de soutenir le blanc qui jaunit avec le temps »; soit les parfumeurs en connaissent la toxicité —ce n’est pas exclu—, mais ils emploient pourtant d’autres produits dangereux… Dans le fond, la réponse la plus acceptable est peut-être la suivante : ils utilisent peu la céruse parce qu’elle est très chère.
16À la lecture de nos sources, les préparations blanchissantes et les fards des parfumeurs semblent avoir été fabriqués à partir de matières premières nombreuses et variées. Du blanc, sans plus de précision, est mentionné cinq fois, du talc quatre fois, du tartre trois fois, de l’étain une seule fois. La matière première la plus communément employée par les parfumeurs est l’alun : nous en avons relevé 18 occurrences ! Effectivement, l’Encyclopédie nous confirme que l’alun entre dans les préparations astringentes et dans plusieurs cosmétiques. Dans les inventaires après décès et les registres de commerce que nous avons consultés, cet alun se présente de manières différentes : six fois, aucune précision n’est donnée, une fois il est dit « glacé », trois fois il se présente « en poudre », et huit fois il est « calciné ». Ces deux derniers types nous intéressent particulièrement et nous pensons qu’il s’agit d’une seule et même forme car, selon l’Encyclopédie : « […] l’alun calciné sur le feu […] devient plus blanc, plus léger et plus facile à pulvériser et caustique ». Comme la céruse, l’alun se transforme en poudre blanche; comme elle, il a des vertus astringentes et corrosives.
17Pourquoi l’alun plutôt que la céruse ? C’est un produit dont les parfumeurs connaissent les usages et qui, sans doute, coûte moins cher26. Enfin, on peut penser que leur qualité de poudriers les a aussi incités à fabriquer leurs fards avec de la poudre d’amidon. Les parfumeurs du XVIIIe siècle ont donc produit et vendu des blancs de toutes sortes : des préparations caustiques avec de l’alun, de la céruse et bien d’autres métaux et minéraux encore, mais aussi des compositions plus ou moins inoffensives, faites de talc ou d’amidon. Et d’ailleurs, d’après ce que nous savons de la consommation, les mêmes clients ont pu avoir recours à différents types de blancs, en alternance ou en les mélangeant. Les parfumeurs ont sans doute souhaité s’emparer d’un marché en développement ; mais en proposant d’autres produits au public, ils ont aussi contribué à la disqualification de la céruse.
18Certains auteurs connaissaient les effets nocifs de la céruse depuis le XVIe siècle. En 1582, par exemple, Jean Liébaut en vante les vertus mais dit de la céruse, comme des autres « […] préparations métalliques […], qu’elles noircissent et corrodent les dents et rendent l’haleine puante ». Dans son Histoire générale des drogues de 1694, l’épicier-droguiste Pierre Pomet considère que la céruse est une drogue « très dangereuse tant à broyer qu’à mettre en poudre », il évoque des maladies, parfois la mort, et ne fait pas même mention de son usage en cosmétique. En 1748, Jacques Savary des Brûlons précise que la céruse est « un poison dangereux quand elle opère au-dedans et elle fait même sentir au-dehors sa malignité puisqu’elle gâte la vue et les dents des personnes qui prétendent s’en embellir et qu’outre quantité d’autres incommodités qu’elle leur cause, elle semble avancer la vieillesse, en faisant venir des rides plus tôt qu’on en aurait ». Il est donc légitime de se demander pourquoi la céruse a disparu si lentement des manuels de cosmétique. Plusieurs réponses sont possibles.
19Nous l’avons dit plus haut, dans le domaine cosmétique, elle a longtemps bénéficié des vertus curatives qu’on lui reconnaissait. Et l’on peut donc penser que les premières condamnations ont seulement visé la céruse coupée de craie —venue d’Angleterre et de Hollande—, attribuant à la craie les effets nocifs, à tort bien sûr. En effet, Pomet (1694) précise bien qu’en médecine, on doit employer la céruse de Venise et qu’il faut l’acheter chez « d’honnêtes marchands ». De manière plus générale, le succès des manuels de cosmétique témoigne d’une demande : les exigences de blancheur touchent toujours une certaine frange de la population sous l’Ancien Régime. Les auteurs répondent à cette demande, recopient les uns sur les autres des recettes, parmi lesquelles certaines sont absolument inoffensives et d’autres contiennent de la céruse : en soi, l’accumulation des préparations les plus diverses témoigne de la qualité de l’ouvrage qui les propose. Citons tout de même le cas de Mademoiselle Meurdrac qui fait preuve d’un peu de lucidité face aux dangers des préparations métalliques : dans l’édition de 1666 de sa Chimie charitable en faveur des dames, elle conseille de ne pas se servir du mercure, du sublimé ou d’étain de glace, et donne quatre recettes qui accueillent de la céruse. La réédition augmentée de son ouvrage (1674) compte davantage de préparations, mais une composition « contre les rides et les lentilles du visage » qui contenait de la céruse a disparu. La demoiselle a-t-elle supprimé cette recette parce qu’elle ne permettait pas d’atteindre l’objectif annoncé ou parce qu’elle avait des effets nocifs ? Quelle que soit la réponse, Mademoiselle Meurdrac a fait appel à un raisonnement fondé sur la comparaison entre un objectif et un résultat —et c’est tout à son honneur.
20La définition des risques liés à la céruse a été lente car, pendant longtemps, le discours moralisant sur les fards a sans doute occulté toute autre considération, et les informations médicales circulaient peu. Finalement, il faut attendre que l’emploi du plomb soit condamné en médecine pour que l’usage de la céruse soit remis en cause en cosmétique, c’est-à-dire la seconde moitié du XVIIIe siècle. En 1760, le Docteur Maurice Deshais-Gendron s’inquiète de certaines maladies des yeux dont souffrent les femmes qui utilisent les fards27. Il parle aussi de salivation, de sécheresse de la bouche, d’inflammation des gencives. Enfin, il évoque, parmi les classes privilégiées, des maladies de poitrine, des affections des poumons qui pourraient venir de l’application de ces blancs sur une plus grande surface du corps. Sa dénonciation des cosmétiques est sans appel : « Vous ne trouverez dans leur composition que poisons, que corrosifs, que dessicatifs, qu’astringents ». Le docteur Lorry (1777 : 196) est plus précis : il décrit clairement les dangers des préparations au plomb. La blancheur et l’éclat ne séduisent qu’un temps : une utilisation prolongée provoque des taches, la peau devient froide, aride, « des douleurs aiguës et des convulsions effroyables » s’ensuivent. Le médecin raconte qu’une femme qui appliquait du blanc sur une grande partie de son corps depuis trois ans est morte phtisique très rapidement.
21Si les deux médecins semblent d’accord pour attribuer au fard, et au blanc de plomb en particulier, des effets nocifs, les maux qu’ils décrivent ne sont pas identiques. Surtout, leurs analyses sur la manière dont le plomb s’insinue dans le corps divergent. Pour M. Deshais-Gendron, le fait que l’on applique ces produits au pinceau « ouvre les pores de la peau, excite la dilatation des vaisseaux ce qui laisse entrer les molécules ». Pour M. Lorry, au contraire, le caractère astringent des substances métalliques rétrécit le diamètre des pores; le fard empêche l’indispensable transpiration et, finalement, les molécules métalliques s’insinuent dans le corps28. Surtout, le docteur Lorry observe une « analogie […] entre ces symptômes et les phénomènes des maladies des ouvriers qui travaillent aux mines et aux métaux ». Il évoque des migraines, des lassitudes, des fluxions, des maux d’estomac et de reins… Pouvons-nous effectivement croire qu’il s’agit des symptômes caractéristiques des « coliques de plomb » ou « coliques de peintres » ? Peu importe. Deux points sont à retenir : ces médecins présentent des raisonnements fondés sur l’observation et la comparaison de signes cliniques, ce qui témoigne des progrès de la médecine; aux yeux de leurs contemporains, leurs conclusions sont vraisemblables.
22En effet, c’est seulement à partir de la seconde moitié du Siècle des Lumières que la céruse en cosmétique recule de manière significative. Dans l’ouvrage de Le Fournier paru en 1541, 28 % des préparations décrites contiennent de la céruse, on en compte 15% dans le manuel de Liebaut en 1582, 6 % dans celui de Blégny en 1689, 20 % chez Lémery en 1695, 2,8 % chez Bruzen de la Martinière en 1759, 4 % chez Buchoz en 1771, pour finir par 2,7 % dans l’ouvrage de Dejean en 1777.
23À partir des années 1770, les effets toxiques de la céruse sont reconnus de tous. L’Abbé Jaubert (1773) dresse un véritable réquisitoire contre les préparations qui en contiennent. Les femmes doivent se méfier, car ces préparations « vénéneuses » causent des « mortifications » (sic), altèrent, gâtent, « rident le teint de manière à ne jamais pouvoir le réparer » et font disparaître « ses couleurs naturelles ». Le discours est négatif, il est, terme à terme, l’exact contre-pied de celui qui, deux siècles plus tôt, accompagnait certaines préparations contenant de la céruse. Enfin, Jaubert étend cette condamnation à ceux qui pensent « pouvoir trouver des cosmétiques propres à ôter les taches, les rousseurs, rougeurs, les rides ou changer la couleur de la peau » : ce sont des charlatans.
24Surtout, les informations scientifiques et médicales circulent. Les recettes cosmétiques qui sont envoyées par des particuliers à la Société Royale de Médecine pour obtenir une autorisation de vente en témoignent : presque tous ces inventeurs déclarent que leur produit est « sans fard », donc sans danger. La dame Colson écrit que sa crème à la sultane ne « contient point de blanc qui puisse par son usage brunir la peau », Mademoiselle Guérin précise que son eau est exempte de fard et de tout ce qui peut dessécher29. Le Sieur de la Houssaie va plus loin encore : il prétend que son eau spiritueuse est un « véritable contrepoint du rouge et du blanc qui gâtent le teint des personnes qui en font usage »30. Certains font preuve de connaissances chimiques très sûres : le sieur Viserant envoie la recette d’un vinaigre cosmétique et précise qu’il faut éviter, pour le préparer « […] de choisir un vaisseau de terre couverte d’un émail de plomb car il peut se former par l’acide acéteux qui tombe dessus un sel de saturne […] », ou sel de céruse, que l’auteur qualifie « de poison dangereux »31. L’affirmation selon laquelle la préparation ne contient « aucun fard » revient comme un leitmotiv, et, finalement, elle devient l’un des arguments majeurs en faveur de la recette, pour ne pas dire l’argument publicitaire principal. C’est aussi celui que la communauté des parfumeurs, inquiète de perdre le marché des cosmétiques face à cette nouvelle concurrence, avance : la disparition des corporations donne lieu à une production spontanée et potentiellement dangereuse pour le public; il conviendrait, donc, de les établir, à l’exclusion des autres, seuls fabricants de cosmétiques 32.
25En revanche, lorsque la Société Royale reçoit des préparations douteuses et dangereuses, le jugement est sans appel. Nous n’avons retrouvé aucune recette qui contienne directement de la céruse; mais nous en avons découvert deux avec du sel de saturne que l’on fabriquait avec de la céruse33. À l’examen de l’un de ces cosmétiques, le jugement de la Société est le suivant :
« Il se forme un vinaigre de saturne duquel par un mélange d’eau distillée, il se précipite une poudre blanche qui reste au fond des vases. Dans cette poudre, on revivifie le plomb par les moyens les plus simples […] [et elle] […] peut être regardée comme un blanc de céruse […] qui donne nécessairement à l’eau une qualité astringente et une vertu [illisible] dont l’action est justement suspecte dans les maladies cutanées »34.
26Même si la condamnation des fards par les médecins du XVIIIe siècle com-porte incontestablement une dimension morale, ces hommes ont le mérite d’avoir fait admettre que, si médecine et cosmétique ont en commun le do-maine de la peau, elles n’ont pas la même fonction. Plus important encore : comme la recherche de la beauté peut être nuisible, le corps médical souhaite contrôler la production des cosmétiques. Ces médecins avaient raison, et ils ont sans doute largement concouru à l’élimination de la céruse des prépa-rations cosmétiques au XVIIIe siècle. Mais la victoire de la raison n’est pas toujours définitive… Deux siècles plus tard, on sait que, dans plusieurs pays et en particulier sur le continent africain, circulent des produits blanchissants dangereux ou que certains médicaments sont utilisés de manière détournée pour blanchir la peau, avec tous les effets secondaires désastreux que l’on imagine35. Là encore, il apparaît que la blancheur de la peau fait partie d’un ensemble de valeurs qui appartiennent au modèle économique et social dominant. Comme elle s’était imposée aux classes populaires sous l’Ancien Régime, elle semble parfois s’imposer aujourd’hui aux peuples non européens.