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Dossier

La céruse

André Guillerme

Elle est fine, douce, lumineuse, légère, suave; elle efface les peines et l’usure du temps; elle fait disparaître l’âge. Même le miroir magique de la belle-mère de Blanche Neige s’y trompe : maquillée de céruse, la marâtre a presque la beauté éternelle de la jeunesse.

La céruse, connue en Occident dans l’Antiquité, est réputée : aux temps des fastes de l’Empire romain, elle couvre de sa blancheur le visage et les mains des millions d’esclaves libérés pour les sept jours des Saturnales. C’est initialement un carbonate de plomb obtenu par l’action du vinaigre tiède sur du plomb en présence de fumier. Elle traverse le Moyen Âge en perdant ses qualités spécifi­ques : au XVIIe siècle, elle est devenue une poudre très pulvérulente blanche et composite, partie de plâtre, de blanc de plomb (la céruse antique), d’argile (kaolin), de chaux (craie, blanc de Meudon). Dissoute longuement dans l’eau ou l’huile, elle sert à masquer, à maquiller, à enluminer, à calmer. Puisqu’elle est blanche, immaculée, cette pâte est, selon l’ordre indo-européen, divine. Elle a toutes les vertus.

Depuis la Renaissance, elle sert de masque mortuaire pour les grands, abbesses, évêques, princes, surtout lorsque les chaleurs putréfient les chairs et attirent les mouches. Elle cache les rougeurs et les rousseurs, les points noirs, les marques de la débauche, elle sert de fond de teint aux prostituées, aux dames de cour, aux hommes de compagnie. Dans les soirées mondaines des Lumières, elle éclaire et dote le visage d’une intelligence certaine. Sa qualité est d’au-tant meilleure qu’elle contient plus de blanc de plomb, de carbonate de plomb de Venise, très coûteux. Les médecins la recommandent aussi en pommade et en onguent pour calmer la douleur, les foulures, les irritations de la peau, notamment les gerçures et les crevasses, les têtons des nourrices, les engelures des blanchisseuses.

La toxicité du blanc de plomb est bien connue. Mais tant qu’il n’entre qu’en proportion réduite dans la composition de la pâte, la crainte est dissipée. Véni­tiens et Vénitiennes, surtout les ouvriers qui la produisent, sont les plus touchés; puis l’Italie, Rome et sa cour pontificale; l’Espagne et la Madrid bourbonne; la Hollande qui produit une céruse réputée et concur-rente, moins chère que celle de Venise. Au reste, prendre les formes immua-bles de la jeunesse, n’est-ce pas susciter les offres de l’Enfer ?

Le second XVIIIe siècle fait naître la nouvelle céruse, celle du blanc d’Espagne, du blanc de Hollande, du blanc de plomb, la vraie. La voilà en-treposée chez les apothicaires, chez les épiciers qui font des cosmétiques, distribuée par les charlatans dénoncés parfois, chez les dépositaires de pro-duits de luxe. Elle est interdite au contact, donc comme pommade et médicament —mais qui peut vérifier… Elle s’exporte bien dans les colonies et dans les comptoirs : les indigènes lui trouvent de merveilleuses qualités adhé-sives pour les peintures de guerre, le maquillage festif, le carnaval; elle imite tellement bien le colonisateur, l’homme blanc.

En Europe, elle s’emploie à la peinture : elle donne un blanc qui jaunit peu, qui résiste à l’humidité malsaine et salpétreuse des murs, à l’hydrogène sulfureux qui empeste la ville pré-industrielle; un blanc qui sèche vite et qui a du corps (qui cache bien le fond); un blanc qui sent bon et qui doit rendre l’atmosphère suave, puisque le goût y est. La demande est soutenue. Les conquêtes napoléoniennes rendent les céruses hollandaises et espagnoles moins compétitives et la France se dote d’une industrie puissante mais mortelle. Les ouvriers tombent à Lille et Clichy. L’hôpital Beaujon est débordé. Le conseil de salubrité de la Seine en est saisi dès la fin des années 1810 : il accuse la tradition du marché qui croit que la céruse vendue en pain est meilleure qu’en poudre. La solution est d’interdire la céruse. Impossible; la demande est trop forte, les entreprises de peinture fleurissent en ville. La bourgeoisie réclame toujours plus de blancheur, signe de la propreté, mère de l’hygiène. Mais cette même bourgeoisie veut aussi plus de lumière, plus d’éclairage, au gaz dès le second quart du XIXe siècle. Problème : la combustion du gaz dégage des vapeurs sulfureuses qui agressent et noircissent le blanc de céruse; plus on éclaire, plus il faut repeindre, plus on consomme. Même le blanc de zinc, concurrent à partir de 1830 et beaucoup moins toxique, ne parvient pas à détrôner le blanc de plomb avant le début du XXe siècle. Cependant, de nombreuses innovations incitent les fabricants à ren­dre les procédés de fabrication plus rapides, plus ramassés, moins poussiéreux, plus sécures.

Les effets de la céruse sont nombreux et sa toxicité est encore d’actualité dans certaines formes du saturnisme infantile. L’hygiénisme et la médecine du travail développent une législation de plus en plus contraignante qui réduit peu à peu ses usages. En France, elle est interdite en 1910, pour la fabrica-tion de la peinture. Mais on continue à acheter de la céruse en vrac pour composer la peinture jusqu’en 1950.

Trois articles, issus d’un séminaire de recherche du Centre d’Histoire des Techniques, commun à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et au Conservatoire National des Arts et Métiers, composent le dossier qui suit. L’un vise l’usage de la céruse dans les cosmétiques à l’époque moderne. L’autre porte sur le blanchiment des façades, qui saisit brusquement les villes du sud de la France à la fin du XVIIIe siècle. Le dernier analyse l’évolution de l’industrie cérusière au XIXe siècle.