© KTID - Comité turc de soutien aux ouvriers sableurs
Photogrammes1 extraitsdu reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode : le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émissionEnvoyé spécial, France 2, 7 janvier 2010. Production : « PremièresLignes Télévision ».
© KTID - Comité turc de soutien aux ouvriers sableurs
Photogrammes2 extraitsdu reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode : le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émissionEnvoyé spécial, France 2, 7 janvier 2010. Production : « PremièresLignes Télévision ».
Tout a commencé par une technique3appelée « lavage à la pierre ponce », qui consiste à passer le jean dans une lessiveuse contenant des pierres ponces. Elle est toujours utilisée, même si on y ajoute de plus en plus fréquemment des enzymes – des protéines naturelles – pour mettre en valeur cet effet « lavage à la pierre ». Outre cette technique, on peut choisir le lavage à l’acide, le moonwash (qui consiste à mettre dans le séchoir des pierres ponces imbibées d’acide), le white wash (à l’eau de javel), le monkey wash, le show wash, ou encore le mud wash.
1On peut utiliser des produits chimiques comme le permanganate de potassium pour modifier la teinture. On peut aussi recourir à la résine pour créer des plis où l’on souhaite. On peut également choisir la décoloration à l’ozone ou au jet d’eau. De même, il existe plusieurs formes de jets de sable ou de sablage à la main, soit sur une surface plane, soit sur un mannequin. Parmi les effets spéciaux typiques, on inclut les « fronces », qui créent des lignes autour de l’aine, qui peuvent être produites soit au laser, soit au sable (au jet ou à la main), ou encore par abrasion. Pour obtenir des effets encore plus sophistiqués, il existe des techniques élaborées, comme celle de faire passer un rayon laser au travers d’une ouverture de la forme désirée, réfléchie par un miroir, qui vient alors frapper le substrat du textile.
© F. Joulian 2010
Jean « au naturel »
2Toutes ces « techniques » sont conçues pour imiter un résultat fortuit de la nature à partir de la toile denim. Le denim est un textile croiséau sein duquel les fils de chaîne,teints en indigo, sont tissés sur une trame de fils blancs. La chaîne domine la partie externe, ce qui explique pourquoi les blue-jeans sont majoritairement bleus à l’extérieur et blancs à l’intérieur. À mesure que le blue-jean s’use, la trame blanche affleure davantage, ce qui lui donne l’aspect délavé caractéristique. Évidemment, les autres types de pantalons peuvent également s’user, mais la chaîne et la trame étant de la même couleur, l’effet est moins évident. Bien sûr, le délavage n’est qu’un effet parmi d’autres, parmi lesquels on compte l’effilochage, les déchirures ou la broderie.
© F. Joulian 2010
Dans le train régional, broderie triple, effilochage et déchirure.
© F. Joulian 2010
Trame et effilochage.
3Curieusement, aucune de ces « techniques » n’est requise pour réaliser une paire parfaite de nouveaux blue-jeans. Au contraire, elles créent des effets que l’on chercherait à tout prix à éviter si l’on souhaitait réellement obtenir des vêtements à l’aspect neuf et intact. Précisément, il s’agit de techniques utilisées pour laisser croire que les blue-jeans ont déjà été portés durant une période considérable de temps. Par analogie avec l’expression get a life4, on pourrait dire que l’on achète toute prête une période de sa propre vie, représentée par ces blue-jeans à l’apparence « pré-portée ». Alors qu’autrefois, pour qu’un jean présente un tel aspect, il aurait fallu que la personne soit impliquée dans un travail physique important ou qu’elle le porte constamment, aujourd’hui, on peut acheter tous ces effets ready made. On peut ainsi simuler des styles de vie, tels que ceux basés sur le travail manuel ou sur une vie aventureuse, qui auraient produit ces types de déchirures ou d’effilochage – quand bien même on aurait jamais vécu, ni particulièrement aimé vivre, ce mode de vie.
4Choisir de commencer l’article par cet exemple reflète précisément son titre. En effet, on considère fréquemment que la technologie se réfère à ce qui existe en amont de l’objet manufacturé. Il semble exister une séquence naturelle qu’on pourrait décrire comme « technologie – conception – production – marketing – consommation », où, comme on le voit, la technique viendrait en premier. Mais, dans notre exemple, la technique correspond plutôt à une sorte de tentative désespérée pour rattraper un phénomène qui aurait déjà eu lieu dans la consommation. Ici, des machines sont utilisées pour copier ce que les gens auraient eux-mêmes déjà produit en portant ces pantalons, ainsi, dans ce cas précis, c’est la consommation qui se retrouve en amont et la technologie qui vient en aval, ou « en dernier ». Au premier regard, cela peut paraître un exemple légèrement extrême ou étrange. Mais dans cet article, on souhaite montrer qu’il est important de déranger ce qui semble être accepté comme une séquence logique qui va de la technologie à la consommation et, qu’à bien des égards, on peut mieux comprendre la technologie lorsque l’on reconnaît qu’elle peut intervenir « en dernier » plutôt qu’en premier.
5Revenons à cette technologie de l’usure et du vieillissement. Il semble plutôt étrange qu’un vêtement puisse être vendu comme s’il avait été déjà porté presque jusqu’à sa destruction, ou que des ouvriers en Turquie ou au Mexique (sur le travail dans l’industrie textile, voir Bair & Gereffi 2001, Bair & Peters 2006, Tokatli 2007) doivent passer leur temps à simuler ces effets de « déjà-porté », comme parties intégrales de ce qui doit être vendu au client. Évidemment, ils n’ont pas à porter ces jeans eux-mêmes pour produire cet effet. Pour voir apparaître la nature paradoxale de ce processus, il suffit d’imaginer la réaction d’un client londonien à l’idée qu’un ouvrier mexicain a, en fait, vraiment travaillé, sué, mangé, dansé et vécu durant des années dans cette même paire de jeans qu’il désire acheter. Si le consommateur semble souhaiter avoir l’illusion qu’il a lui-même porté ce jean, il ne veut clairement pas imaginer que le jean a été porté par quelqu’un d’autre. Pire encore, certains de ces procédés sont plutôt dangereux pour les ouvriers, écourtant leur vie, pour que vous puissiez « rallonger » symboliquement la vôtre.
6Une des méthodes de vieillissement les plus courantes est le jet de sable. C’est une technique qui semble être plutôt restée communément utilisée dans les petits ateliers non réglementés comme ceux que l’on trouve à Istanbul. On a découvert récemment que les jeunes ouvriers qui travaillent dans de telles conditions contractent la silicose (Akgun & al. 2005, Cimrin & al. 2006). Dans ce cas, quelqu’un a réellement donné de sa vie pour que nous puissions acheter notre blue-jean avec l’illusion d’une portion de vie supplémentaire, déjà passée à le porter et à l’user.
© Premières Lignes Télévision 2010
Médecin et travailleurs turcs dénnonçant l’exploitation abusive et les pathologies léthales (silicose) liées à cette production illégale. Photogrammes extraits du reportage de Camelia Encinas et Pierre Toury « Victimes de la mode :le vrai prix du jean délavé » diffusé dans l’émission « Envoyé spécial », France 2, 7 janvier 2010. Production : Premières Lignes Télévision.
7Plus généralement, le vieillissement des blue-jeans est aussi associé à de hauts niveaux de pollution. Ainsi, un article du journal anglais The Guardian (17/08/07) intitulé « Distressed Denim trend costs Mexican farmers the earth», traite de la région de Tehuacan au Mexique, un endroit autrefois connu pour ses sources naturelles et pour son eau saine, et qui est aujourd’hui extrêmement pollué. « Les jeans sont nés pour être portés par des ouvriers » affirme un activiste local, Martin Barrios,
« et aujourd’hui, ils peuvent coûter des milliers de dollars et sont les produits de l’exploitation et de la destruction de l’environnement. Le problème vient des dizaines d’usines toutes proches – destinées à faire subir en quelques heures aux jeans ce qui leur prend des années lorsqu’ils sont portés. Les vêtements propres sont prêts à être vendus, tandis que dans beaucoup d’usines, les produits chimiques utilisés pour les traitements sont rejetés par flots indigo ».
8Comment en est-on arrivé là ? Au moins jusqu’à récemment, même pour d’autres genres de vêtements à la mode, on ne trouvait pas d’articles dans les magasins qui fussent tachés à la javel, à la rouille, usés par le frottement, déchirés et effilochés à plusieurs endroits, ou qui auraient été soumis à des séries de procédés de destruction. En fait, si on constatait de tels signes sur n’importe quel vêtement porté, encore plus si nous envisagions de l’acheter, nous aurions ressenti une certaine « angoisse »5 nous-mêmes. La nature croisée des fils aide à créer cet effet, mais ne permet pas d’expliquer pourquoi les blue-jeans, qui durant cent ans ont été vendus sans trace d’usure, sont arrivés à faire partie de cet autre marché, particulièrement original.
Avant d’essayer de répondre à cette question de l’originalité du phénomène, il nous faut aborder la question théorique générale de la relation entre la technique et les autres aspects des pratiques culturelles. Si l’on devait chercher dans mon propre travail universitaire un commentaire sur l’étude de la technologie et de la production, ce serait probablement celui en référence au livre intitulé Material Culture and Mass Consumption (Miller 1987). Ce livre fut écrit durant une période où l’anthropologie était dominée par différentes versions du marxisme qui, entre autres, privilégient le travail et le prolétariat comme les forces se trouvant à l’origine de la création de la culture. À cette époque, la consommation était seulement vue comme le résultat d’un capitalisme imposant sa volonté aux populations. La production et la technologie étaient alors perçues comme les signes de l’authenticité, à l’inverse de la consommation, vue comme le signe de l’inauthentique, un point sur lequel Baudrillard (1981) avait particulièrement insisté dans ses travaux.
9Dans mon livre, j’avais choisi ce qui semblait alors une position plutôt perverse, insistant sur le fait que la consommation devait être, dans les grandes lignes, considérée comme un processus de production. J’avançais alors que la signification accordée aux objets était moins celle qu’ils étaient censés posséder avant d’être achetés que le résultat des actions de leurs acquéreurs, une fois entrés en possession d’une marchandise, dans l’architecture ou l’habillage. C’est en étant décorés, portés, ou encore personnalisés que les objets deviennent la négation même d’une marchandise aliénable, pour émerger comme signes d’authenticité et d’inaliénabilité pour leur consommateur. La consommation étant le travail auquel on soumet de tels biens pour les rendre inaliénables, elle-même aurait dû être vue comme une étape intégrale de la production. Mais à cette époque, cet aspect était totalement ignoré dans les études sur la technique.
10Ce qui importe dans le cas des blue-jeans est que cette conséquence « productive » de la consommation n’impliquait pas une intention consciente de la part du consommateur. En effet, j’ai moi-même été une de ces personnes responsables de cette technologie de l’usure, sans en avoir ni le désir ni l’intention quant aux conséquences. Considérons brièvement ma propre histoire. J’appartiens à cette génération dont le comportement est aujourd’hui repris par le commerce des jeans pré-usés. À l’adolescence, j’ai fait de l’auto-stop pour me rendre à des concerts de rock, portant des chemises à fleurs extravagantes (pourpres et ornées de perles, si vous voulez savoir). J’avais un blue-jean qui était si usé, porté dans des conditions si extrêmes, sans précautions et si peu lavé, qu’après un certain temps il devenait naturellement râpé et effiloché, exactement à la manière dont le marché le simule aujourd’hui.
Woodstock 1969
11Dans les premiers temps, cela ne correspondait pas à une mode particulière de vêtements personnels maltraités. Les trous, les taches de bière, les accrocs ou l’effilochage étaient les résultats naturels d’un mode de vie spécifique, combinant le manque d’argent pour acheter des vêtements neufs, l’indépendance par rapport aufoyer parental, le sentiment de liberté, le voyage et une irresponsabilité « hippie » générale, qui faisaient qu’on n’accordait aucune importance à ce genre de choses. Le stonewashing, le lavage à la pierre, était une suite logique et plutôt naturelle de l’état généralement « stone » de ceux-là mêmes qui portaient ces blue-jeans.
12Campbell (1987) s’est penché sur le rôle du mouvement hippie dans l’évolution de la consommation moderne. Bien que, rétrospectivement, nous apparaissons aujourd’hui représentatifs d’un style de vie particulier auquel nous nous conformions, nous étions alors persuadés, en tant que participants, que les années soixante et soixante-dix constituaient l’avant-garde d’un sentiment d’expérimentation et de liberté personnelle sans précédent. Il s’agissait pour nous d’un rejet direct du conformisme des années cinquante et des périodes précédentes. Mais je ne tentais pas de créer une tendance ; j’essayais de n’appartenir à aucune. Ainsi, bien que la détérioration de mes jeans ait été simplement le résultat de la négligence, j’avais le fort sentiment que j’étais libre de les négliger ; que je n’avais plus à couper mes cheveux, repasser mes pantalons ni à reproduire l’image des générations antérieures dans une version plus jeune.
13Ce sentiment d’individualisme était intimement lié à une autre conséquence majeure de cette usure volontaire du tissu, comme c’ était le cas pour les jeans. Il ne s’agissait pas seulement de les user, mais aussi, en les usant, de les rendre profondément personnels. Ce sentiment de personnalisation se manifestait de différentes manières. Une d’entre elles était le fait qu’après avoir été intensément porté, le coton devenait extrêmement doux et confortable. Le blue-jean s’adaptait également à un corps particulier, le nôtre, tant et si bien qu’au bout d’un certain temps, il semblait s’être moulé à la manière dont on marchait, s’allongeait et se déplaçait dans le monde. Je me souviens de la fois où j’ai appris que les fabricants de jeans suggéraient que la première chose à faire, lorsque vous achetiez leurs jeans, était de prendre un bain en les portant. Cet idéal d’un processus de rétrécissement par le consommateur, afin que le blue-jean s’ajuste à son corps, était l’étape intermédiaire avant le développement commercial du vieillissement. Cette individualisation de l’ajustement était accentuée par les longues périodes d’usure, à mesure que l’on sentait les plis, les marques d’usure s’adapter au corps du porteur de cette paire spécifique de jeans.
14Ainsi les denims firent partie des vêtements les plus personnels et les plus intimes que l’on ait pu connaître jusqu’alors. Je me souviens particulièrement des jeans que j’avais appris à aimer et du désespoir que je ressentais lorsqu’ils tombaient complètement en morceaux ou lorsqu’un parent insensible les jetait à la poubelle. On pouvait presque dire qu’on faisait le deuil de la perte d’une partie de soi. Le degré auquel les jeans pouvaient réellement être associés à un individu particulier a d’ailleurs été montré de façon remarquable dans l’article de Hauser (2004) sur la manière dont le FBI pouvait résoudre un vol en identifiant un suspect grâce aux motifs reconnaissables issus de l’interaction entre l’individu en question et une paire spécifique de jeans. Les blue-jeans peuvent également devenir l’enregistrement ou l’incarnation des mouvements et des contours d’un corps particulier, comme l’a noté Candy (2005), en utilisant des entretiens et des photographies pour localiser les motifs caractéristiques liés au port des denim.
15Aujourd’hui, on note un nouvel équivalent de ce sens du soi et du corps dans le phénomène croissant (rétrécissant ?) des jeans étroits pour femmes. De nombreuses femmes conservent dans leur garde-robe les jeans qu’elles ont été capables de porter, et dont la taille est une mémoire de la finesse de leur corps – une image popularisée par un épisode de la série télévisée Sex and the City, et que Sophie Woodward et moi-même avons retrouvée dans nos recherches ethnographiques respectives à Londres.
16Cette relation personnelle aux blue-jeans est clairement ce que le marché a tenté de reproduire et de capturer au travers de ce phénomène de vieillissement. Même si on le voit peu à peu s’étendre à d’autres types de vêtements, il s’est clairement développé en réponse directe à cette relation unique au denim. Mais ceci mène à une contradiction directe : mes jeans étaient personnels et adaptés à mon corps en raison du temps passé sur ce corps. L’usure commerciale est une simulation artificielle de ce processus. Si l’on peut sans doute créer artificiellement une partie de la douceur qui provient d’un port constant, on ne peut reproduire la manière dont les jeans se moulent à chaque personne en particulier. Le sens même de l’imitation commerciale de ce processus atténue alors effectivement ce sens de la relation personnelle.
17Ainsi, la « technologie » avec laquelle cet article a commencé est une tentative commerciale de reproduction du processus de consommation lui-même. Ce cas implique donc qu’au lieu de voir la technologie comme quelque chose d’initial dans la phase de production de la culture, elle arrive en dernier, au moins dans certains cas. Peut-être pas vraiment en dernier, puisque les jeans vieillis seront portés par ceux qui les achètent, mais certainement pas en premier. Cette technologie est à une étape finale, qui ne survient que comme conséquence de la consommation. Il nous semble donc difficile de continuer à concevoir la technologie comme une part non remise en question du processus de création de la culture, une position qui semble habituelle au sein des études anthropologiques de la technologie.
18Mais il est possible que cet exemple, plutôt extrême, ne soit qu’une simple conséquence de la consommation de masse moderne et un renversement de l’ancien ordre de la culture. On pourrait penser qu’il s’agit ici d’une situation, presque perverse ou paradoxale, à laquelle nous ont amené les conditions particulières de la modernité. Dans les sociétés de petite taille, celles qu’étudient généralement les anthropologues, il semble que l’on soit en présence de ce que l’on pourrait penser comme un ordre plus naturel, dans lequel les choses sont d’abord produites, puis sujettes aux échanges et, seulement à la fin, soumises à des pratiques qu’on pourrait appeler de « consommation ». Mais alors, on n’appliquerait ce terme de consommation qu’aux biens qui sont suffisamment abstraits de la production pour pouvoir être appelés marchandises.
Material Culture and Mass Consumption n’était pas mon premier livre. Ma première monographie était issue de ma thèse et fut publiée par Cambridge University Press, sous le titre Artefact as Categories (Miller 1985). Il s’agissait d’une étude de la poterie d’un village en Inde, inspirée par l’intérêt ethno-archéologique pour une terre cuite qui dominait tant de dépôts archéologiques, et cela afin de comprendre le contexte culturel général. À cette époque, étudiant à Cambridge, j’avais assisté aux cours d’Edmund Leach, qui fut le principal diffuseur, en Grande-Bretagne, des idées du structuralisme, et particulièrement du travail de Lévi-Strauss. J’avais alors suivi ce courant et puis, plus tard, les travaux de Pierre Bourdieu. Je considérais mes premières recherches comme une application du structuralisme à l’ethnoarchéologie.
© D. Miller
Décoration de poteries dans un village en Inde centrale.
19De longues sections de ce premier livre sont dédiées à une étude attentive de la technologie, du processus de montage au tour, des techniques de pilonnage et de cuisson. Mais, curieusement, un des effets de cette perspective structuraliste a été également de renverser l’ordre des causalités qui apparaissait entre la technologie et le contexte des pratiques culturelles en général. J’avais déjà étudié la production de poterie à d’autres endroits, tels qu’en Indonésie (Miller & Spriggs 1979), où certains utilisaient le tour, d’autre le pilonnage. Au sein de ce village en Inde, j’ai trouvé les deux, combinés, et l’une des questions que je posais dans ma thèse concernait non pas seulement la production de poteries, mais aussi les raisons pour lesquelles la poterie était produite en utilisant ces différentes techniques.
© D. Miller
Ajout d’argile spéciale mélangées pour la cuisson des poteries en Inde centrale.
20Les idées du structuralisme anthropologique avaient déjà été appliquées aux productions capitalistes, comme dans l’étude de Barthes sur la mode (1983). De telles études avaient montré que, pour les structuralistes, il valait mieux considérer la diversité des formes comme étant relativement réduite à quelques principes privilégiés gouvernant les mécanismes de différenciation. Les vêtements ne diffèrent pas au hasard, dans toutes leurs dimensions, mais au contraire, en suivant des paramètres définis, tels que le nombre de boutons et la longueur des jupes. D’une manière similaire, j’avais déduit que la quantité prodigieuse de poteries trouvées dans un village du Nord de l’Inde ne se différenciait pas en suivant de multiples paramètres de distinction, mais se rassemblaient au contraire autour d’un nombre très réduit de critères. Il s’agissait de différences dans les formes précises des lèvres, dans la manière dont la panse était arrondie ou anguleuse, et dans la couleur du pot, noir en cas de cuisson réductrice, ou rouge, suite à une cuisson oxydante.
21La raison pour laquelle on était en présence d’un si grand nombre de poteries m’apparut comme n’ayant rien à voir avec la fonction. Après tout, ces onze formes différentes de poterie étaient utilisées dans un but similaire : stocker l’eau. Ces formes semblaient plutôt répondre à des besoins divers de différenciation symbolique : les poteries offertes lors de cérémonies se distinguaient des pots donnés à des occasions plus communes ; les poteries associées à la notion de pureté étaient différentes des pots associés à celle de pollution, et ainsi de suite. Ces pratiques culturelles plus générales étaient facilitées par la création d’une culture matérielle agissant comme un système de différenciation en soi. J’en déduisis alors que si le besoin d’un tel système de différenciation pouvait être vu, d’une certaine manière, comme la cause, alors il valait mieux voir l’élaboration de la technologie comme son effet. Chaque partie du système technique était adaptée et était élaborée dans le but de fournir une dimension particulière, à partir de laquelle la différence pouvait jouer et apparaître. Aussi le tour permettait-il les différences de forme des lèvres, tandis que le percuteur était utilisé pour déterminer la forme arrondie ou angulaire de la panse. Pour conclure, même avant de travailler sur la consommation, j’avais déjà soutenu qu’il nous serait plus utile de considérer la technique comme un résultat final de la pratique culturelle, et non pas nécessairement comme son initiateur.
22Bien sûr, nous n’avons pas besoin de réduire ce phénomène à une simple séquence de causalités. Il ne serait pas très utile de remplacer une relation simpliste qui irait de la technologie à la consommation par une relation, tout aussi simpliste, qui irait de la consommation à la technologie. Mon étude sur la poterie concernait plutôt la plus vaste question de la cosmologie de la société et des castes indiennes, en suivant les travaux de Dumont (1966) – lui-même fortement influencé par les idées structuralistes sur la nature des classifications et des ordres. Il s’agissait d’interroger la manière dont cet ordre était reproduit dans l’habitus quotidien, qui se rapportait tout autant aux paramètres de différences formelles dans la poterie qu’aux manières dont les gens, tels que les potiers, pratiquaient les techniques, en tant que membres de leur caste.
© D. Miller
Les doigts sont utilisés pour le façonnage des pots en Inde centrale.
23Il n’est pas difficile pour un anthropologue de remettre dans son contexte l’étude du symbolisme et de la consommation de la poterie dans l’ethnographie d’un village. Mais lorsqu’il s’agit du monde global des blue-jeans, les limites de ce contexte semblent être moins claires. Il y a bien sûr une riposte facile, au moins dans mon premier exemple du blue-jean vieilli, qui serait que le terme de technologie y est considéré d’un point de vue trop étroit. Que concrètement, dans le monde contemporain, ce ne sont pas seulement les techniques spécifiques observées dans les usines qui devraient être regardées comme des technologies, mais aussi la vaste institutionnalisation de l’économie politique que nous généralisons sous le terme de capitalisme. Je suggérais que le sens commun voit la technologie intervenir en premier, de la même manière, je pourrais avancer, sans peur de contradiction, que le capitalisme vient aussi en premier. Si l’on considère que la véritable technologie n’est pas seulement la fabrication en usine, mais aussi le capitalisme comme système global, ce capitalisme pourrait alors reprendre sa place comme cause et origine de la culture capitaliste.
J’ai passé quelque temps à me pencher sur ce terme de « capitalisme », à soutenir qu’il était fréquemment utilisé d’une manière beaucoup trop générale, et qu’en tant qu’anthropologues, nous ferions mieux de penser davantage en termes de « capitalismes » au pluriel plutôt qu’en termes de « capitalisme » (Miller 1987). Un des problèmes est que notre attitude envers le capitalisme tend à la tautologie, et que nous le percevons comme une économie politique dédiée à l’accroissement du profit, celui-ci étant assuré par la production de marchandises de plus en plus diverses et vendues en quantités prodigieuses. Il y aurait eu ainsi une époque où nous vivions à un âge « fordiste », durant laquelle le capitalisme prospérait et nous faisait tous porter les mêmes choses. Puis, avec le post-fordisme, le souci aurait été davantage d’essayer de convaincre les consommateurs d’acheter la plus grande variété de produits possible.
24De toutes les industries, la mode est celle qui a développé cet art de la persuasion de la manière la plus constante. La mode possède un dynamisme inhérent qui devrait inciter les gens à changer leur garde-robe régulièrement, en suivant ce qui est défini comme étant « à la mode » du moment. C’est ce changement constant qui dirige la mode et qui rend l’industrie profitable et dynamique. Des économistes tels que Fine et Léopold (1993) ont décrit une relative unité dans l’industrie de la mode, qui créerait une demande basée sur les besoins de production, un cas classique où le capitalisme crée la demande pour assurer ainsi ses profits.
25Par conséquent, mon argument selon lequel la technologie vient en dernier a besoin d’être appliqué également au capitalisme. C’est-à-dire qu’au lieu de présumer, comme le font Fine et Leopold, que la raison pour laquelle le phénomène « mode » existe tient à la méthode de production capitaliste des vêtements, il est possible de suggérer que le mode de production des vêtements est dicté par la mode. Du fait que la consommation crée des situations difficiles, il arrive que le marché doive adopter des choix ne conduisant ni directement ni facilement à un profit ou à la production de capital. Il serait difficile, par exemple, de suggérer que la tendance à la « dé-marchandisation » de la musique, qui résulte du partage en « peer-to-peer », est un cas de consommation dictée par la production. Au contraire, l’industrie musicale essaye désespérément de suivre ces nouveaux développements de la consommation et de trouver de nouvelles manières de faire des affaires.
26Sous cet angle, le cas des blue-jeans représente une forme de paradoxe : au lieu d’être de simples créations des intérêts du capitalisme, ils semblent être, au contraire, un véritable camouflet à ce désir de changement continuel de l’industrie de la mode. En effet, la forme standard des blue-jeans portés aujourd’hui est pratiquement identique à celle d’il y a cent ans, telle que l’avait conçue l’autre Levi-Strauss. Elle représente ainsi une sorte de conservatisme, que la mode devrait chercher à éviter pour pouvoir réaliser des profits. En outre, les consommateurs gardent leurs jeans plus longtemps que les autres types de pantalons et sont moins troublés par le fait qu’ils deviennent sales ou usés.
27Ce paradoxe pourrait expliquer pourquoi, lorsque j’annonce que j’étudie les blue-jeans, certains de mes interlocuteurs se focalisent immédiatement sur le phénomène contemporain du jean de luxe. Ils voient dans la montée de marques très chères, avec des noms étranges tels que « 7 for all mankind » ou « Citizens for Humanity », une preuve évidente que le capitalisme a réussi à briser ce carcan du blue-jean conventionnel et a créé une situation qui puisse satisfaire ses propres impératifs. Toutefois, bien que le jean de luxe existe, il ne joue pas un rôle aussi important qu’on pourrait le penser dans le marché en général. En Grande-Bretagne, un phénomène beaucoup plus important, durant la même période des deux dernières décennies, correspond à l’arrivée des blue-jeans de supermarché, vendus non pas pour plusieurs centaines de livres sterling, mais plutôt pour huit livres6 par jean. Aussi, il n’est guère surprenant de percevoir dans le discours d’un des principaux designers du label Hugo Boss la frustration que provoquent des articles tels que les blue-jeans, qui résistent à la doctrine fondamentale de l’industrie de la mode et à son besoin de différence et d’innovation.
28La constance des denim contredit de manière frappante les idées reçues sur la mode comme instrument du capitalisme. Bien qu’il existe des modèles de luxe, véritable mode au sein des blue-jeans, le modèle courant est sûrement le plus conservateur qui soit. Le modèle phare des Levi’s a toujours été le plus connu. En toile denim, de coton croisé faux indigo, avec sa surpiqûre et ses rivets, il est pratiquement identique des marchés du Laos à ceux de Turquie ou encore du Mexique. En dépit de la mort annoncée du denim par les experts, celui-ci continue à s’étendre sans répit.
29Même si le marché cherche à rendre le blue-jean rentable, on ne peut totalement le considérer comme l’un des produits des mécanismes du capitalisme. Il s’agit, en effet, de deux logiques diamétralement opposées. Bien que l’étude du capitalisme puisse nous aider à comprendre les jeans de luxe, elle contribue fort peu à l’étude du denim en général.
30En fait, la situation s’accentue de manière continue, à mesure que les blue-jeans, en tant que produits contemporains, deviennent responsables de l’un des plus grands mouvements d’homogénéisation globale connus. Le denim a clairement une présence généralisée ; il existe non seulement dans tous les pays du monde, mais il est devenu, dans la plupart d’entre eux, la forme la plus commune du vêtement quotidien. En préparant cet article, nous avons compté la proportion de personnes portant du denim sur un total de cent passants, dans des rues prises au hasard des villes d’Istanbul, Londres, Rio, Manille, Séoul et San Francisco. Nous avons obtenu des résultats allant de 34 % à 68 %, ce qui suggère que bientôt, plus de la moitié de la population mondiale portera ce type de textile. Bien qu’il existe d’autres formes globalisées, allant de produits tels que le coca-cola jusqu’aux marques de voitures, le blue-jean occupe une position spéciale, en ce sens qu’il est tout autant un refus qu’une acceptation des pressions capitalistes, telles que celles exercées par la mode. De plus, une grande partie de l’explication de son succès croissant vient du fait que le denim relie intimité et personnalisation à l’ubiquité, d’une manière qui est peut-être unique, même pour ce genre de vêtement.
© F. Joulian 2009
Jean pour tous : stand de tir, fête à Sakaiminato, Japon 2009.
31Ainsi, voir le capitalisme comme une forme d’économie politique du monde contemporain, ou comme une forme de « technologie », ne semble pas fournir une explication adéquate pour ce type de phénomène. Au lieu d’une augmentation des biens, sujets à une usure constante à mesure qu’ils passent de mode et qu’ils doivent être régulièrement remplacés, on voit se diffuser largement le plus conservateur des vêtements : le blue-jean. D’une manière évidente, cette « technologie » que l’on appelle capitalisme est celle qui nous fournit ces jeans et s’enrichit grâce à eux. Considérer ceci comme une explication relèverait de la tautologie, une tautologie commune qui affirmerait que lorsque quelque chose existe aujourd’hui, il nous faut présumer que le capitalisme en est la cause. Si la logique de cette marchandise particulière s’oppose à la logique du capitalisme, il nous faut chercher ailleurs une explication du phénomène.
Jusqu’ici, j’ai donné des exemples dans lesquels la technologie semblait être issue de la consommation – ou du moins où elle n’est pas en amont de la suite logique. Mon affirmation s’est appuyée, à la fois, sur la technologie comme procédé de fabrication et sur le capitalisme dans son ensemble. À présent, je souhaite me tourner vers la manière dont nos idées reçues sur la technologie comme étape première ont tendance à influencer ce que nous affirmons dans nos travaux universitaires, notamment lorsqu’il s’agit de perspectives historiques et des sciences sociales. Puis, en revenant au cas d’étude des denim, je traiterai de la manière dont nous répondrions, en conditions normales, à la question que pose la globalisation contemporaine du denim.
© Coppola-Beauvieux-Blanckaert 2009
Distributeur de « capotes anglaises »
Jean et rivet. Marseille 2009.
32L’expression anglaise, the blindingly obvious7 réfère aux choses devenues si évidentes – ou considérées comme telles – que nous ne les voyons plus. L’ubiquité du blue-jean, est devenu un vêtement à un tel point omniprésent, qu’il est une évidence à laquelle nous sommes effectivement aveugles. Personne aujourd’hui n’est surpris par le fait que l’on puisse trouver des chamans en Amazonie ou des chasseurs en Nouvelle-Guinée portant des blue-jeans. Au cours des trente dernières années, les anthropologues eux-mêmes ont mentionné jusqu’à l’ennui ce genre d’anecdotes. Le problème réside en ce que le blue-jean est devenu un phénomène d’une évidence si aveuglante que nous ne nous posons même plus cette question : pourquoi le denim ? Jusqu’à présent, la réponse a été cherchée plutôt dans l’histoire que dans l’anthropologie. Pourtant, s’il existe des récits historiques qui documentent étape par étape la trajectoire qui va d’un monde sans blue-jeans à un monde qui en est saturé, une description historique narrative reste un récit, une séquence d’événements, qui ne fournit pas nécessairement d’explications. Cette préhistoire du blue-jean est déjà suffisamment documentée, grâce et surtout à Balfour-Paul (1998), qui fait remonter les sources du blue-jean à l’indigo. Ironiquement, la même période voit la montée du denim tout en préservant l’aspect indigo et enregistre le déclin de l’utilisation généralisée de l’indigo, autrefois considéré comme une des teintures naturelles les plus résistantes. En d’autres termes, il y a eu des périodes historiques, ou peut-être même pré-historiques, durant lesquelles l’indigo était déjà une couleur textile dominante.
33Bien qu’il n’existe aucune étude historique universitaire complète du denim, on trouve de multiples histoires du blue-jean et du denim pour le grand public (par exemple Finlayson 1990), qui traitent aussi bien de ses rapports avec l’iconographie (Marsh & Trynka 2002) que de l’histoire de la marque Levi-Strauss (Downey 1996). Le plus utile de ces récits public est l’ouvrage de James Sullivan, Jeans : A cultural History of an American Icon (2006). Celui-ci décrit à la fois l’histoire de cette forme particulière de blue-jean et l’histoire de sa mode. L’ouvrage commence par retracer l’histoire de l’indigo et de la toile de Nîmes, liés à celle de l’esclavage et de la ruée américaine vers l’or. Sullivan décrit la formation de la toile croisée standard, avec une chaîne indigo sur une trame blanche et l’intervention majeure de Levi-Strauss dans les années 1870, qui dépose le label sur les rivets pour éviter les déchirures, créant alors le cœur même du style. Ces rivets et la fibre tissée de manière dense, qui constitue la toile denim, renvoient alors à ces vêtements robustes portés par la population qui construisit les États-Unis au travers de l’agriculture et de l’industrie. Puis, combinaisons et vêtements de travail se transforment en une icône du combat de la génération suivante – elle-même issue de cette génération ouvrière – qui souhaite s’affranchir d’une idéologie parentale et nationale et d’un ordre moral suffocants. Les exemples les plus connus sont le Marlon Brando de la Horde sauvage et le James Dean de la Fureur de vivre. Mais on trouve aussi, aux côtés de cette histoire principalement masculine, une trajectoire moins connue associée aux femmes en général, et notamment à Marilyn Monroe. Il est ensuite possible de suivre la présence du blue-jean à la trace, par l’influence de la culture populaire nord-américaine sur le reste du monde, jusqu’à l’exemple de la chute du mur de Berlin qui apparut sur nos écrans de télévision comme étant en fait renversé par une marée de blue-jeans. Le récit de Sullivan nous fournit ainsi une séquence satisfaisante de moments clés, un portrait des acteurs majeurs et donne une idée assez précise de l’histoire culturelle d’une icône américaine – même s’il se trouve qu’une grande partie de ce récit est inexacte (pour une histoire alternative, voir Comstock, à paraître).
© F. Joulian 2010
Le rivet
Pièce technique définitoire, en plus de la toile, du jean.
34Tour à tour, l’américanisation a été ce qui a inspiré les gens et ce qui les a empêchés à certains moments de s’approprier le blue-jean de manière globale. Mais ce contexte général soulève immédiatement des problèmes plus complexes liés aux relations entre des trajectoires plus locales. Aussi, quoique Sullivan voie dans les années soixante la période majeure de retour du blue-jean, une étude récente de Hammer (2008) montre comment, dans des pays socialistes tels que la Hongrie, il s’agissait davantage d’une réaction politique plus spécifique. On considérait à l’époque que les vêtements pouvaient exprimer ce qu’il était politiquement inacceptable de dire. En pratique, ces changements furent aussi le fruit d’une évolution des conflits parents-enfants, comme ce fût le cas pour la génération des année soixante.
35Sullivan nous fournit également le second aspect du récit : le rôle actif du capitalisme, dans lequel figurent les couturiers, le marketing et les intérêts commerciaux. Le développement du blue-jean est tout aussi riveté à celui des marques que le sont les fameuses poches qui ont fait de Levi-Strauss le père du denim. En effet, les marques suivantes ont tenté de créer leurs propres formes de résonance avec ce sentiment d’authenticité et « d’américa-nitude ». Lee et Wrangler se fixèrent sur l’image romantique du cow-boy à la John Wayne, tandis que la marque britannique, Lee Cooper, se retrouva revitalisée par l’attrait qu’exerça « Carnaby Street », à Londres, dans les années soixante. Les années quatre-vingt voient alors les débuts du blue-jean de luxe et la course à celui qui pourra créer le premier modèle à 100 puis à 200 dollars, menant à la situation contemporaine où il est possible de voir, sur quelques mètres dans un magasin comme Macy’s, des jeans valant 30 dollars et d’autres en valant 230, et ce, avec fort peu de différences dans la texture ou le style.
36Après avoir lu une description de Sullivan, nous pourrions penser que nous avons réussi à percer « l’aveuglante évidence » et que nous disposons de ce qu’il faut pour comprendre comment, pourquoi, quand et pour qui. Au moins nous disposons d’une histoire retraçant la manière dont le blue-jean a conquis non seulement les États-Unis, mais aussi le monde entier. Ce récit historique du blue-jean et de l’« Americana » pourrait aisément être approprié par la méta-sociologie, souvent utilisée dans les Cultural Studies, pour devenir un exemple d’américanisation, de « signifiant » ou de « modernité liquide » (Bauman 2000). Le denim semble se couler parfaitement dans les analyses des théoriciens du nouveau capitalisme, devenant simplement une évidence, au lieu d’être une « évidence aveuglante ». Ce que nous suggérons ici est que la tendance qui consiste à se reposer sur un tel récit historique comme forme préférée d’explication tend à induire de manière discrète le même genre d’idée reçue qui considère la technologie comme venant toujours en premier. Le problème est le récit lui-même. D’abord, nous avons l’indigo, puis le besoin de vêtements solides et enfin l’utilisation du jean pour diffuser l’américanisation et la globalisation. Tout ceci s’accorde bien avec cette idée que la technique d’abord fonctionnelle, et le capitalisme, son contexte privilégié, sont les instruments qui causent le résultat.
37Toutefois, il y a une réponse anthropologique tout aussi évidente, celle de la négation de ces explications généralistes par la spécificité ethnographique. Il se trouve que la première recherche ethnographique que j’ai effectuée après avoir décidé de travailler sur le denim, était dans le Kerala, dans le Sud de l’Inde (Miller sous presse). Un des éléments découverts montre que les gens du Kerala en général n’avaient absolument aucune idée de la connexion entre les blue-jeans et l’Amérique. Un grand nombre pensait que le blue-jeans était d’origine indienne – bien qu’il ait aussi existé une rumeur d’une origine remontant aux gens travaillant dans les mines en Allemagne. Par la suite, nous avons poursuivi par une étude plus extensive à Londres, qui démontra qu’il n’y avait plus rien de commun avec le cas du Kerala. Ainsi, le rôle du récit historique est très vite démenti par l’anthropologie. Les blue-jeans ne sont pas nécessairement associés à l’américanisation et, bien qu’ils soient présents au niveau global, ils existent comme des formes culturelles bien distinctes au sein de chaque situation ethnographique locale, formes dont la spécificité et les différences ne peuvent pas toujours être clarifiées par une histoire commune.
38Dans l’article « A manifesto for the study of Denim» (Miller & Woodward 2007), nous donnons plusieurs exemples d’études du blue-jean dans des contextes ethnographiques spécifiques, ainsi que dans un livre que nous sommes en train de terminer. Tous ces cas sont associés à un projet plus large que nous avons initié sur l’étude du denim8 L’un des buts de ce projet est de reconnaître qu’un phénomène, tel que le port des jeans, qui est à la fois global et local, requiert un nouveau type d’anthropologie. À la différence des anthropologues qui sélectionnent un sujet de recherche en se fondant sur le fait qu’aucun autre n’étudie la même population ou le même sujet au même moment, nous proposons l’inverse. Nous avons déclaré publiquement que nous ferions l’étude des blue-jeans pendant, au moins, les cinq prochaines années. Nous avons alors émis l’idée que les anthropologues qui cherchent leur prochain sujet d’étude, considèrent le blue-jean comme un choix, précisément de manière à ce que l’on ait autant d’anthropologues qu’il est possible sur ce même sujet, durant cette même période. On pourrait alors aborder frontalement cette question de la manière dont on peut étudier à la fois la spécificité locale et l’homogénéité globale, au travers d’un sujet unique. À ce jour, ce programme rassemble près de vingt projets de recherche, comme on peut le consulter sur le site internet.
39Ce corpus de recherche révèle comment l’anthropologie peut faire face à la capacité de certains objets à objectiver à la fois un extrême localisme et, simultanément, de soulever les mêmes contradictions entre le local et le global que celles qui se manifestent dans les économies politiques contemporaines. Chacun de ces projets traite de cette antinomie de manière différente. Avant de conclure, je donnerai un exemple supplémentaire. Woodward et moi-même sommes en train de rédiger ce que nous avons pu observer ethnographiquement à Londres pendant une année (Miller et Woodward, à venir). Cette recherche a eu lieu à partir de gens issus de trois rues, choisies sans raisons particulières, et de leurs relations aux blue-jeans. Il nous semble que la conclusion de cette recherche peut avoir une implication profonde pour l’anthropologie en tant que discipline. Nous mettons l’accent particulièrement sur le fait que les blue-jeans semblent manifester pour les Londresiens une conception particulière de l’ordinaire. Cet ordinaire, comme catégorie non-spécifique, est à contraster avec toutes les autres catégories spécifiques, qui peuvent être les vêtements que nous opposons aux vêtements de travail ou les vêtements quotidiens que nous opposons aux tenues de soirée, ou toutes catégories de vêtements que nous considérons par opposition à n’importe quelle autre catégorie de vêtements particuliers. Mais l’idée que nous pouvons même avoir des vêtements qui sont si ordinaires qu’ils sont « non spécifiques » a ses propres conséquences. Par exemple, en objectivant un sens de l’ordinaire dans les blue-jeans, les populations immigrantes n’ont plus à choisir entre un point de référence qui serait spécifiquement anglais, et un autre qui serait dérivé de l’endroit où ils sont nés.
40« L’ordinaire »est d’importance équivalente dans les deux régions et permet à ces personnes d’adopter, tout simplement, une vision intégrale d’un phénomène sans rapport à quelque chose d’antérieur, de plus authentique ou de statut plus élevé. Un migrant qui porte un blue-jean n’est pas davantage assimilé à la société britannique ni exposé à une relation de supériorité ou d’infériorité. Il y a une « asymétrie » dans le concept « d’ordinaire », qui est bien plus profond et probablement plus important, en termes de respect de soi, pour cette population immigrante, et qui n’aurait pu être mise au jour par une simple étude d’une « société de migrants » et « une population d’accueil ». Aussi, même au niveau local, la résolution de cette opposition entre le global et le local est centrale pour la formation de relations sociales et culturelles.
41La signification pour l’anthropologie est que cette idée d’ordinaire peut replacer, dans certains contextes, la fondation traditionnelle d’une discipline dans une présomption de normativité, qui donne aux gens l’impression qu’ils doivent ou devraient se comporter conformément aux normes et aux attentes de leur milieu social.
© C. Coppola 2009
Qualification spontanée, en un mot, de son jean : Marseille 2009 (cf. article « Jean des rues », ce numéro).
42&
Comme nous venons de le voir il peut être utile de concevoir la technique, voire le capitalisme, comme venant après la consommation. Mais comment une étude générale du denim - en tant que phénomène global - peut-elle répondre à cette question de la technologie ? Le but de ma conclusion est de contribuer, d’une certaine manière aux études sur la culture matérielle, de saisir la direction qu’elle semble prendre, et de comprendre comment de telles questions sur la technologie se retrouvent sur l’ensemble du domaine.
43Les approches traditionnelles des artefacts commençaient autrefois par considérer la technologie comme l’étude de ce qui était vu comme produisant ces artefacts. Parce qu’elle semblait être en amont de l’existence des objets, il paraissait naturel qu’elle occupe une position privilégiée dans la relation de cause à effet, ce qui, du même coup, impliquait une valeur explicative. En comprenant la technologie, on arrivait à une forme de compréhension du pourquoi, et pas seulement du comment, un artefact donné pouvait exister. Cet article est une critique forte d’une telle position. Qu’il s’agisse du style de la poterie en terre cuite en Inde ou de la production de jeans vieillis au Mexique, voire de la position du capitalisme lui-même dans l’explication de l’ubiquité des jeans dans le monde moderne, on est face à des cas où il est plus économique de traiter la technologie elle-même comme un point d’arrivée, et non pas comme un point de départ. Les techniques du vieillissement tentent d’imiter les effets de la consommation. La production de poteries d’un village indien utilise plusieurs techniques parce qu’il est nécessaire de répondre à la volonté de différenciation, selon certaines dimensions qui reflètent d’une manière générale la cosmologie génératrice de la société indienne. Quant au capitalisme, il est préférable de voir celui-ci comme tentant de faire du profit, en dépit du caractère profondément conservateur des blue-jeans, plutôt que de présumer qu’il est la simple cause de la présence globale du jean dans le monde moderne.
44Mais au final, le but n’est pas de rétrograder la technique de la position de cause implicite au rang de simple effet. Il s’agit plutôt d’en dégager un potentiel sensiblement différent pour les études de culture matérielle, une place où ce type d’étude peut devenir l’avant-garde de l’anthropologie elle-même. Dans un sujet d’étude vaste, tel que celui du blue-jean, la séquence cause-effet est moins présente, que l’on parte de la technologie à la consommation ou de la consommation à la technologie. On atteint plutôt un point où tout peut-être vu comme technologie et la technologie peut survenir à n’importe quel moment. Ainsi, une étude observera la manière dont les jeans inutilisés sont transformés en fibres pour fabriquer du matériau isolant ou d’autres textiles (Olesen, sous presse). Une autre étudiera comment le denim est combiné avec d’autres vêtements et est associé aux mouvements du corps dans la danse (Mizrahi, sous presse). S’agit-il d’une technique ? Même des thèmes à l’échelle de la globalisation, ou le capitalisme ne peuvent plus être conçus comme étant les simples contextes de ce genre de phénomène, comme s’il s’agissait de choses appartenant à un cadre extérieur, ou s’il s’agissait « d’externalités » (Callon 1989). S’il nous faut utiliser le terme comme une analogie, c’est le blue-jean lui-même qui apparaît comme une technologie. Il s’agirait alors d’une technologie qui produit la forme du capitalisme moderne, ou celle de la globalisation, ou même, dans le cas du projet sur le denim, pris dans son ensemble, une technologie qui serait à l’exemple d’une anthropologie moderne, et qui remplacerait le normatif - concept considéré comme celui dont elle dépendait traditionnellement - par celui de l’ordinaire. L ’ intention de cet article n’est pas de renverser le rapport de cause à effet entre technologie et consommation, mais plutôt de mettre les deux sous les auspices d’un programme plus ambitieux et plus vigoureux pour les études sur la culture matérielle.
45(Traduit de l’anglais par Ludovic Coupaye)