Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie

Numéro 45 | Varia

Marie Leca-Tsiomis

Michel Le Guern, Nicolas Beauzée, grammairien philosophe, Paris Champion, 2009

Signaler cette page 

Accès au texte intégral

Texte intégral en libre accès disponible depuis le 15 janvier 2011.

En 1756, à la mort de Dumarsais, premier grammairien de l’Encyclopédie, Douchet et Beauzée, professeurs à l’Ecole Royale Militaire, prirent sa suite. Si Douchet ne collabora apparemment qu’au tome VII, Beauzée mena jusqu’au dernier volume une abondante contribution qu’il poursuivit ensuite dans la Méthodique. Sur Beauzée et sur sa Grammaire générale (publiée en 1767), on connaissait notamment les travaux S. Auroux. L’ouvrage que Michel Le Guern vient de consacrer à ce très important grammairien renouvelle l’approche de son oeuvre. « Ce qui rend intéressant le système de Beauzée, c’est sa composante sémantique trop souvent masquée dans la grammaire générale », souligne M. Le Guern. Et, plutôt que sur le long et diffus traité de la Grammaire générale, il appuie essentiellement son étude sur les articles encyclopédiques, car « les contraintes inhérentes à l’article de dictionnaire ont conduit Beauzée à écarter les longueurs inutiles » ; ce choix est légitime, d’autant que nombre de ces articles ont été repris dans le traité de 1767.

L’ouvrage passe en revue les vues de Beauzée sur les différentes parties de la grammaire (phonétique, orthographe, catégories morphologiques, genres, nombres, personnes, temps et modes, syntaxe et construction) sans cependant s’y limiter. Le Guern s’y intéresse aussi à la composante rhétorique du langage chez Beauzée et il fournit au lecteur d’utiles mises en perspective, notamment sur la tradition grammaticale dans laquelle Beauzée s’inscrit (Dumarsais, Girard). Mais aussi sur les débats et polémiques qu’il mena, en particulier, sur la question de l’inversion, avec Batteux auquel Beauzée, contrairement au Diderot de la Lettre sur les Sourds et muets, fut opiniâtrement hostile.

M. Le Guern met en relief les intéressantes contradictions internes à la réflexion du grammairien, soulignant notamment que, malgré sa visée généraliste, Beauzée réfléchit en français et que ses analyses,malgré qu’il en ait, s’en ressentent : témoin son examen du présent verbal, qui n’est si perspicace que pour le français et dont la finesse annonce, si l’on peut dire, la théorie des valeurs d’emploi de Gustave Guillaume.

Ceci dit, je ne partage pas le point de vue de Le Guern lorsqu’il affirme que « B. semble être à l’unisson avec le groupe des Encyclopédistes ». Qu’il y ait eu des points d’accord entre les Encyclopédistes, quel que soit leur domaine d’intervention, est une évidence, mais de là à parler d’unisson... !C’est réduire la diversité,parfois radicale au contraire, des points de vue que défendirent les différents collaborateurs du Dictionnaire raisonné. Et, en matière de langue, il suffit de comparer deux articles fondamentaux, Etymologie de Turgot et Langue de Beauzée pour s’en convaincre. L’article de Turgot, profondément novateur, démontre l’utilité de l’étymologie et la nécessité de la dimension historique pour la connaissance des mots et de leur origine : « Ceux qui observent la marche de l’esprit humain […] doivent marcher sans cesse le flambeau de l’étymologie à la main, s’ils ne veulent pas tomber dans mille erreurs ».A quoi Beauzée réplique, dans l’article Langue : « Ce n’est pas aux emprunts et aux étymologies qu’il faut s’arrêter pour connaître l’origine des Langues ».

En fait, la réflexion de Beauzée – chrétien convaincu, sinon convaincant (il donna dans sa jeunesse une Exposition abrégée des preuves historiques de la religion chrétienne pour lui servir d’apologie contre les sophismes de l’irréligion) – est adossée à des convictions religieuses qui lui interdisent de penser en termes historiques l’origine des langues. Contre Turgot, donc, mais aussi contre Diodore de Sicile, Vitruve, Richard Simon, J.-J. Rousseau, auteurs, écrit-il, pour les uns de l’hypothèse des « premiers hommes, nés muets par le fait » et pour l’autre, de celle, « humiliante », d’un homme sauvage, toutes hypothèses posant un développement progressif du langage et « contraires à quelques faits connus par la Révélation », Beauzée soutient l’origine divine du langage et l’unité de la langue adamique.

Et puis, entre Diderot et Beauzée, quelles différences d’avis et d’analyses !Que l’un et l’autre aient reconnu mutuellement leurs qualités (Le Guern reproduit le jugement assez élogieux de Diderot sur Beauzée, paru dans la Correspondance Littéraire en novembre 1767) n’enlève rien au fait qu’ils se séparent totalement, non pas tant sur l’inversion que sur la définition même de la grammaire dans l’Encyclopédie. Si Beauzée prétend en effet qu’« on ne doit trouver [dans l’Encyclopédie], en fait de Grammaire, que les principes généraux et raisonnés des langues » et que « tout détail qui concerne le pur matériel de quelque langue que ce soit, doit être exclu de ce Dictionnaire », Diderot, tout au contraire, a voulu que l’Encyclopédie inclue un dictionnaire de langue française à laquelle il a consacré une part fondamentale de sa propre contribution, ce que Naigeon nomma sa « grammaire philosophique ».

Enfin, comment ne pas souligner que, lorsque Beauzée publia son Dictionnaire des synonymes, qui intégra bon nombre d’articles de Diderot, il en expurgea soigneusement toute la leçon athée et matérialiste.

Un dernier mot, donc, sur l’emploi du mot « grammairien philosophe » dans le titre même de l’ouvrage. Le Guern montre bien en quoi la grammaire générale de Beauzée est effectivement une philosophie du langage et il souligne aussi que la possibilité d’une telle grammaire repose chez Beauzée sur « la raison éternelle », « la raison immuable de Dieu même ». Mais gageons sans risque que Naigeon aurait frémi d’une telle usurpation, lui pour qui Dumarsais était « le seul grammairien qui ait mérité le nom de philosophe » : encore devait-il ce nom à la rédaction de l’article Philosophe dans lequel il soutenait, contre l’erreur commune et les préjugés religieux, les principes de la « saine philosophie », débarrassée du divin.

Pour citer cette recension

Marie Leca-Tsiomis, « Michel Le Guern, Nicolas Beauzée, grammairien philosophe, Paris Champion, 2009 », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 45 Varia, [En ligne], mis en ligne le 15 janvier 2011. URL : http://rde.revues.org/4766. Consulté le 30 octobre 2013.