Les enfants d'aujourd'hui sont à la
fois gâtés et sous pression. Sans la liberté de jouer ils ne
grandiront jamais réellement.
Quand j'étais jeune dans les années 50, mes amis et moi avions deux
éducations. Nous avions l'école (qui n'était pas aussi gravement
importante qu'aujourd'hui), et nous avions ce que j'appelle une
éducation de chasseur-cueilleur. Nous jouions dans des groupes d'âge
mixe presque tous les jours après l'école, souvent jusqu'à ce
qu'il fasse nuit. Nous jouions tous les weekends et tout l'été.
Nous avions le temps d'explorer de toutes sortes de manières, et
aussi nous avions le temps de nous ennuyer et de découvrir comment
dépasser l'ennui, nous avions le temps d'avoir des problèmes et de
trouver comment s'en sortir, nous avions le temps de rêvasser, de
nous immerger dans nos hobbies, nous avions le temps de lire des
bandes dessinées et tout ce qu'on voulait lire plutôt que les
livres qu'on nous assignait. Ce que j'ai appris dans mon éducation
de chasseur-cueilleur m'a été bien plus utile dans ma vie adulte
que ce que j'ai appris à l'école, et je pense que les autres
personnes de mon groupe d'âge diraient la même chose si elles
prenaient le temps d'y réfléchir.
Cela fait maintenant plus de 50 ans qu'aux Etats-Unis nous avons
réduit graduellement les chances des enfants de pouvoir jouer, et la
même chose est vraie de beaucoup d'autres pays. Dans son livre Les
Enfants en Jeu: Une Histoire Américaine (2007), Howard Chudacoff
fait référence à la première moitié du 20ième siècle comme
« l'âge d'or » du jeu libre des enfants. Aux alentours
de 1900, le besoin de de main d’œuvre
enfantine avait baissé, et donc les enfants avaient beaucoup de
temps libre. Mais alors, à partir de 1960 ou peu avant cela, les
adultes ont commencé à rogner cette liberté en augmentant le temps
que les enfants devaient passer au travail et, encore plus important,
à réduire la liberté des enfants de jouer seuls, même quand ils
n'étaient pas à l'école et qu'ils ne faisaient pas leurs devoirs.
Les sports dirigés par les adultes ont commencé à remplacer les
jeux 'spontanés'; les cours dirigés par les adultes hors de
l'école ont commencé à remplacer les hobbies; et les peurs des
parents les ont poussés, de plus en plus, à interdire aux enfants de
sortir jouer avec d'autres gosses, loin de chez eux, sans
supervision. Il y a beaucoup de raisons à ces changements, mais la
conséquence, sur plusieurs décennies, est une baisse continue et
finalement dramatique dans les occasions pour les enfants de jouer et
d'explorer à leurs propres manières.
Sur les mêmes décennies où la possibilité pour les enfants de
jouer a baissé, les troubles mentaux ont augmenté chez les enfants.
Ce n'est pas que nous voyons des troubles qui nous avaient échappé
auparavant. Les questionnaires destinés à évaluer l’anxiété et
la dépression, par exemple, ont été donnés sans changement à des
groupes normatifs d'écoliers aux États-Unis
depuis les années 50. Les analyses des résultats révèlent une
augmentation continue, essentiellement linéaire dans l'anxiété et
la dépression des jeunes ces dernières décennies, de telle sorte
que les taux de ce qu'on diagnostiquerait aujourd'hui comme des
troubles généralisés d'anxiété et de dépression majeure sont
cinq à huit fois plus élevés que dans les années 50. Sur la même
période, le taux de suicide des jeunes entre 15 et 24 ans a plus que
doublé, et pour les enfants en dessous de 15 ans, il a quadruplé.
Le déclin des occasions de jouer a aussi été accompagné d'un
déclin dans l'empathie et d'une montée du narcissisme, qui ont tous
deux été évalués depuis la fin des années 70 par des
questionnaires donnés à des échantillons représentatifs
d'étudiants universitaires. L'empathie est la capacité et la
tendance à voir les choses des yeux d'une autre personne et de
ressentir ce que cette personne ressentit. Le narcissisme fait
référence à une estime de soi exagérée, couplée avec une
absence d'inquiétude pour les autres et une incapacité à se
connecter émotionnellement. Le déclin de l'empathie et la montée
du narcissisme sont exactement ce qu'on attendrait chez des enfants
qui n'ont que peu d'occasions de jouer socialement. Les enfants ne
peuvent apprendre des compétences et ces valeurs sociales à
l'école, parce que l'école est un environnement autoritaire, et non
démocratique. L'école encourage la compétition, et non la
coopération; et les enfants n'y sont pas libres de partir quand
d'autres ne respectent pas leurs besoins et leurs désirs.
Dans mon livre, Libre d'Apprendre (2013), je documente ces
changements, et j'avance que la montée des troubles mentaux chez les
enfants est en grande partie le résultat de la baisse de la liberté
de ces derniers. Si nous aimons nos enfants et que nous voulons les
voir fleurir, nous devons leur laisser plus de temps et de
possibilités de jouer, pas moins. Pourtant les décisionnaires et
les philanthropes puissants continuent à nous pousser dans la
direction opposée -- vers plus d'éducation, plus de tests, plus de
direction adulte des enfants, et moins d'occasions de jouer
librement.
J'ai récemment participé à un débat sur une radio avec une femme
qui représentait une organisation nommée le Centre National du
Temps et de l'Apprentissage, qui milite pour une journée et une
année scolaire plus longue aux États-Unis
(vous trouverez un enregistrement du débat ici).
Sa thèse -- en cohérence avec le but de son organisation et les
encouragements du Président Barack Obama et de la Secrétaire à
l’Éducation Arne Duncan -- était que
les enfants ont besoin de plus de temps à l'école qu'aujourd'hui
requis, pour les préparer au monde compétitif d'aujourd'hui et de
demain. J'ai avancé l'inverse. L'invité a introduit le débat avec
les mots suivants: « Est-ce que les étudiants ont besoin de
plus de temps pour apprendre, ou est-ce que les étudiants ont besoin
de plus de temps pour jouer? »
Apprendre contre jouer. Cette dichotomie semble naturelle aux gens
comme mon hôte radio, mon adversaire au débat, mon Président, ma
Secrétaire de l’Éducation -- et
peut-être à vous. Apprendre, selon cette opinion presque
automatique, c'est ce que font les enfants à l'école et, peut-être,
dans d'autres activités dirigées par des adultes. Jouer, au mieux,
est une pause rafraîchissante pendant l'apprentissage. De ce point
de vue, les vacances d'été ne sont qu'une longue récréation,
peut-être plus longue que nécessaire. Mais voici un autre point de
vue, qui devrait être évident, mais apparemment pas: jouer c'est
apprendre. Pendant le jeu, les enfants apprennent les leçons les
plus importantes de la vie, celles qu'on ne peut apprendre à
l'école. Pour bien apprendre ces leçons, les enfants ont besoin de
beaucoup jouer -- énormément, sans interférence des adultes.
Je suis un psychologue de l'évolution, ce qui signifie que je
m'intéresse à la nature humaine, sa relation à la nature des
autres animaux, et comment cette nature s'est formée par sélection
naturelle. Mon intérêt particulier est le jeu.
Les jeunes de tous les mammifères jouent. Pourquoi? Pourquoi
dépenser de l'énergie et risquer de perdre des membres ou même la
vie en jouant, quand ils pourraient juste se reposer, bien à l'abri
dans un terrier quelque part? C'est le genre de question que posent
les psychologues de l'évolution. Le premier à avoir traité cette
question spécifique d'une perspective évolutionnaire était le
philosophe et naturaliste allemand Karl Groos. Dans un livre sorti en
1898, Le Jeu des Animaux, Groos a avancé que le jeu venait de
la sélection naturelle, qu'il était un moyen pour les animaux de
pratiquer les compétences dont ils ont besoin pour survivre et se
reproduire.
Cette « théorie du jeu pour l'entraînement » est bien
acceptée par les chercheurs de nos jours. Elle explique pourquoi les
animaux jouent plus dans leur jeunesse (ils ont plus à apprendre) et
pourquoi ces animaux qui dépendent le moins d'instincts rigides pour
la survie, et qui dépendent le plus de l'apprentissage, sont ceux
qui jouent le plus. Dans une large mesure, on peut prédire comment
un animal jouera en sachant quelle compétence il doit développer
pour survivre et se reproduire. Les lionceaux et les autres jeunes
prédateurs jouent à traquer, bondir ou pourchasser, tandis que les
jeunes zèbres et d'autres espèces de proies jouent à la fuite et à
l'esquive.
Groos a écrit un deuxième livre en 1901, Le Jeu des Hommes,
dans lequel il étendit ses percées sur le jeu animal aux êtres
humains. Il fit remarquer que les êtres humains, ayant bien plus à
apprendre que les autres espèces, sont les animaux les plus joueurs.
Les enfants humains, contrairement aux jeunes des autres espèces,
doivent apprendre plusieurs talents et compétences selon la culture
dans laquelle ils se développent. Donc, la sélection naturelle chez
les humains a favorisé une forte poussée chez les enfants
d'observer les activités de leurs aînés et d'incorporer ces
activités dans leur jeu. Il suggéra que les enfants de toutes les
cultures, quand on les laisse jouer librement, jouent non seulement
aux talents qui ont de la valeur partout (comme la marche sur deux
pieds et le fait de courir), mais aussi aux talents qui sont
spécifiques de leur culture (comme par exemple tirer des arcs et des
flèches ou rassembler des troupeaux).
Mes propres recherches continuent le travail pionnier de Groos. Une
branche de cette recherche est consacrée à l'examen de la vie des
enfants dans les cultures de chasseurs-cueilleurs. Avant le
développement de l'agriculture, il y a près de 10 000 ans, nous
étions tous des chasseurs-cueilleurs. Certains groupes de gens ont
réussi à survivre en tant que chasseurs-cueilleurs jusqu'à nos
jours et ont été étudiés par des anthropologues. J'ai lu toutes
les études que j'ai pu trouver sur les enfants parmi les
chasseurs-cueilleurs et il y a quelques années j’ai fait une
petite étude de 10 anthropologues, dont sept avaient vécu dans des
cultures de chasseurs-cueilleurs sur trois continents différents.
Les chasseurs-cueilleurs ne possèdent rien de semblable aux écoles.
Les adultes croient que les enfants apprennent par l’observation,
l’exploration et le jeu, et ainsi ils leur accordent tout le temps
de faire ces choses. En réponse à une de mes questions, "De
combien de temps de jeu disposent les enfants de la culture que vous
avez observée?", les anthropologues ont répondu à l’unanimité
que les enfants étaient libres de jouer presque tout le temps, de
l’âge d’environ 4 ans (où on les estimait assez responsables
pour se balader, loin des adultes, avec un groupe d’enfants d’âges
mixtes) jusqu’à leur milieu /fin d’adolescence (quand ils
commenceront, à leur propre initiative, à prendre des
responsabilités adultes). Par exemple, Karen Endicott, qui a étudié
les chasseurs-cueilleurs Batek de Malaisie, a rapporté: « Les
enfants avaient la liberté de jouer presque tout le temps; personne
ne s’attendait à ce que les enfants fassent le moindre travail
sérieux avant qu’ils ne soient dans leur fin d’adolescence. »
C’est tout à fait en accord avec la théorie de Groos sur le jeu
en tant qu’entraînement. Les garçons jouaient interminablement à
pister et à chasser, et les filles et les garçons jouaient à
trouver des racines consommables. Ils jouaient à grimper aux arbres,
à cuisiner, à construire des huttes, et d’autres artefacts
cruciaux pour leur culture, comme par exemple des canoës faits à
partir de troncs d’arbre. Ils jouaient à discuter et débattre,
parfois en mimant leurs aînés ou en essayant de voir s’ils
pouvaient comprendre les choses mieux que les adultes l'avaient fait
la nuit d’avant, autour du feu. Ils dansaient joyeusement leurs
danses traditionnelles de leur culture et chantaient les chansons
traditionnelles, mais ils en créaient aussi de nouvelles. Ils ont
créé et joué des instruments musicaux similaires à ceux que les
adultes de leur groupe créaient. Même les petits enfants jouaient
avec des choses dangereuses, comme des couteaux et le feu, et les
enfants les laissaient faire, parce que "Comment ils vont
apprendre à utiliser ces choses autrement?" Ils ont fait tout
ceci, et plus, pas parce qu’un adulte leur a demandé ou les y a
même encouragé, mais parce qu’ils en avaient envie. Ils l’ont
fait parce que c’était fun et parce que quelque chose au fond
d’eux, le résultat de siècles de sélection naturelle, les
poussaient à jouer à des activités culturelles appropriées pour
qu’ils deviennent des adultes compétents et instruits.
Dans une autre branche de mes recherches, j’ai étudié comment les
enfants apprenaient à une école radicalement alternative, Sudbury
Valley School, pas loin de chez moi au Massachusetts. On l’appelle
une école, mais elle est aussi éloignée que possible de ce qu’on
appellerait normalement "école". Les étudiants -- qui ont
entre 4 et 19 ans -- ont la liberté de faire tout ce qu’ils
veulent, toute la journée, tant qu’ils ne brisent pas les règles
de l’école. Les règles n’ont rien à voir avec l’apprentissage;
elles concernent le maintien de la paix et de l’ordre.
Pour la plupart des gens, cela paraît insensé.
Comment peuvent-ils apprendre quoi que ce soit? Et pourtant, l’école
existe depuis 45 ans et possède des centaines de diplômés, qui
vont très bien dans le monde réel, pas parce que l’école leur a
appris quoi que ce soit, mais parce qu’elle leur a permis
d’apprendre tout ce qu’ils voulaient. Et, en accord avec la
théorie de Groos, ce que les enfants dans notre culture veulent
apprendre quand ils sont libres se trouve être des compétences qui
sont valorisées dans notre culture et qui mènent à de bons boulots
et des vies satisfaisantes. Quand ils jouent, ces étudiants
apprennent à lire, calculer, et utiliser des ordinateurs avec la
même passion joueuse avec lesquels les enfants chasseurs apprennent
à chasser et à garder des troupeaux. Ils ne pensent pas
nécessairement être en train d’apprendre. Ils pensent juste
qu’ils sont en train de jouer, ou qu’ils « font des
trucs », mais dans le même temps ils font
de l’apprentissage.
Encore plus important que des compétences spécifiques, les
attitudes qu’ils acquièrent. Ils apprennent à prendre leurs
responsabilités pour eux-mêmes et pour leur communauté, et ils
apprennent que la vie est amusant, même (peut-être surtout) quand
cela comprend faire des choses difficiles. J’ajouterais que ce
n’est pas une école hors de prix; elle opère avec moins de la
moitié des fonds par étudiant qu’une école publique, et beaucoup
moins que la plupart des écoles privées.
La Sudbury Valley School et notre bande de chasseurs-cueilleurs sont
très différentes les unes des autres de nombreuses manières, mais
elles sont similaires dans le fait qu’elles fournissent ce que je
considère des conditions essentielles pour optimiser les capacités
naturelles des enfants de s’éduquer eux-mêmes. Elles partagent
l’attente (et la réalité) sociale que l’éducation est de la
responsabilité des enfants, ce n’est pas quelque chose que les
adultes leur font, et elles fournissent une liberté illimitée aux
enfants pour jouer, explorer et poursuivre leurs intérêts propres.
Elles fournissent aussi d’amples opportunités de jouer avec les
outils de la culture; un accès à une variété d’adultes
attentionnés et instruits, qui sont des aidants, pas des juges; et
le mélange d’âges mixtes parmi les enfants et les adolescents (le
jeu d’âge mixte conduit plus à l’apprentissage que ceux qui
sont tous au même niveau). Enfin, dans les deux environnements, les
enfants sont immergés dans une communauté morale stable, de sorte
qu’ils acquièrent les valeurs de la communauté et un sens de
responsabilité pour les autres, pas simplement pour eux-mêmes.
Je n’espère pas convaincre la plupart des gens, d’ici tôt, que
nous devrions abolir les écoles telles que nous les connaissons
aujourd’hui pour les remplacer par des centres de jeu auto-dirigé
et d’exploration. Mais je pense qu’il y a une chance de
convaincre la plupart des gens que le jeu hors de l’école est
important. Nous en avons déjà trop retiré; nous ne devons pas en
retirer plus.
Le Président Obama et son secrétaire de l’éducation, Arne
Duncan, avec d’autres défenseurs d’une éducation plus
conventionnelle et de tests plus nombreux, veulent que les enfants
soient mieux préparés au monde d’aujourd’hui et de demain. Mais
de quelle préparation a-t-on besoin? Avons-nous besoin de plus de
gens qui sont bons à mémoriser des réponses, et les recracher? Qui
font soigneusement ce qu’on leur dit, sans poser de questions? Les
écoles sont conçues pour enseigner aux gens à faire ces choses, et
elles sont plutôt bonnes à ça. Ou est-ce que nous avons besoin de
plus de gens qui posent de nouvelles questions et trouvent de
nouvelles réponses, qui pensent de manière critique et créative,
qui innovent et qui prennent l’initiative, et qui savent comment
apprendre sur le tas, à leur propre rythme? Je parie qu’Obama et
Duncan seraient d’accord que tous les enfants ont besoin de ces
compétences de nos jours, encore plus que par le passé. Mais les
écoles sont épouvantables pour enseigner ces compétences.
Cela fait plus de 20 ans maintenant que les leaders de l’éducation
aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie nous encouragent
à imiter les écoles asiatiques -- surtout celles du Japon, de Chine
et de Corée du Sud. Les enfants là-bas passent plus de temps à
étudier que les enfants américains, et ils ont des scores plus
élevés dans les tests internationaux standardisés. Ce que le
secrétaire américain à l’éducation ne comprend, ou ne
reconnaît, apparemment pas, c’est que les leaders de l’éducation
dans ces pays-là considèrent maintenant de plus en plus que leur
système éducatif est un échec. Tandis que leurs écoles sont
superbes pour faire en sorte que leurs étudiants aient de bons
résultats aux tests, elles sont très mauvaises pour produire des
diplômés qui sont créatifs ou qui ont un véritable goût de
l’apprentissage.
Dans un article nommé « Le test auquel les écoles chinoises
échouent encore » paru dans le Wall
Street Journal en décembre 2010, Jiang Xuekin, un éducateur
chinois de renommée, a écrit: « Les échecs d’un système
de mémorisation par cœur sont bien connus: manque de compétences
pratiques et sociales, absence d’auto-discipline et d’imagination,
perte de curiosité et de passion de l’apprentissage... Nous
saurons que nous avons réussi à changer les écoles de Chine quand
ces scores [aux tests standardisés] descendront. »
En attendant, Yong Zhao, un professeur d’éducation américain qui
a grandi en Chine et qui se spécialise dans la comparaison entre le
système d’éducation américain et chinois, remarque qu’un terme
habituel utilisé en Chine pour faire référence aux diplômés est
gaofen dineng, ce qui signifie « scores élevés mais
faibles capacités ». Parce que les
étudiants passent presque tout leur temps à étudier, ils ont peu
d’opportunités d’être créatifs, de prendre des initiatives, ou
de développer des compétences physiques et sociales: en bref, ils
ont peu d’opportunités de jouer.
Malheureusement, alors que nous utilisons de plus en plus de
curriculums standardisés, et alors que nous occupons de plus en plus
le temps de nos enfants avec des devoirs, les résultats de notre
éducation ressemblent de plus en plus à ceux des pays asiatiques.
Un premier faisceau de preuves nous vient des résultats d’un
ensemble de mesures de créativité -- nommées les Tests de Pensée
Créative Torrance -- rassemblés parmi des échantillons normatifs
d’écoliers américains de la maternelle au lycée (à 17-18 ans)
sur plusieurs décennies. Kyung-Hee Kim, un psychologue de
l’éducation à l’Université de William et Mary en Virginie, a
analysé ces résultats et rapporté qu’ils ont commencé à
baisser en 1984 ou peu après, et ont continué de baisser depuis
lors. Comme le décrit Kim dans son article « La crise de la
créativité, » publié en 2011 dans
le Journal de la Recherche sur la Créativité, les données
indiquent que « les enfants sont devenus moins expressifs
émotionnellement, moins énergiques, moins parleurs et verbalement
expressifs, moins humoristiques, moins imaginatifs, moins
non-conventionnels, moins vivants et passionnés, moins perceptifs,
moins aptes à relier des choses apparemment sans relation, moins
synthétiseurs, et moins susceptibles de voir les choses d’un point
de vue différent. »
Selon les recherches de Kim, tous les aspects de la créativité ont
baissé, mais la plus grande baisse est dans la mesure nommée
«élaboration créatrice,» qui évalue la capacité à prendre une
idée en particulier et à l’étendre d’une manière intéressante
et nouvelle. Entre 1984 et 2008, la note moyenne sur l’élaboration
dans le test de Torrance, pour toutes les années à partir de la
maternelle, a chuté de plus d’une déviation standard. En d’autres
termes, cela signifie que plus de 85% des enfants de 2008 ont eu des
scores moins élevés sur cette mesure que les enfants de 1984. Si
les «réformateurs» de l’éducation ont ce qu’ils veulent, elle
baissera encore avec la possibilité pour les enfants de jouer.
D’autres recherches, par le psychologue Marc Runco et par des
collègues du Centre de Créativité Torrance à l’Université de
Géorgie, montrent que les résultats aux Tests de Torrance sont les
meilleurs indicateurs dans l’enfance que nous avons de leur futur
succès dans le monde réel. Ils sont de meilleurs indicateurs que le
QI, les notes à l’école ou les jugements par les pairs de qui
réussira le mieux.
On ne peut pas enseigner la créativité; on ne
peut que la laisser fleurir. Les petits enfants, avant de partir à
l’école, sont naturellement créatifs. Nos plus grands
innovateurs, ceux qu’on appelle des génies, sont ceux qui
retiennent d’une manière ou d’une autre cette capacité de
l’enfance, et qui l’utilisent pour construire, jusqu’à l’âge
adulte. Albert Einstein, qui apparemment détestait l’école,
faisait référence à ses succès dans la physique théorique et les
mathématiques comme du « jeu de combinaison. » Un
grand nombre de recherches ont démontré que les gens sont les plus
créatifs quand ils sont habités par l’esprit du jeu, quand ils se
voient engagés dans une tâche pour le fun. Comme l’a montré la
psychologue Teresa Amabile, professeur à la Harvard Business School,
dans son livre La Créativité en Contexte (1996), et dans
nombre d’expériences, la tentative d’augmenter la créativité
en récompensant les gens ou en les plaçant dans des concours pour
voir qui est le plus créatif a l’effet opposé. Il est difficile
d’être créatif quand on s’inquiète du jugement des autres
gens. A l’école, les activités des enfants sont constamment
jugées. L’école est un bon espace pour apprendre ce que quelqu’un
d’autre veut que vous fassiez; c’est un endroit terrible pour
pratiquer la créativité.
Quand Chanoff et moi avons étudié des diplômés de Sudbury Valley
dans le cadre de notre écrit « L’éducation démocratique:
Qu’arrive-t-il aux jeunes qui ont la responsabilité de leur propre
éducation? », nous avons demandé
les activités auxquelles ils jouaient en tant qu’étudiants et
quelles carrières ils poursuivaient depuis qu’ils avaient obtenu
leur diplôme. Dans beaucoup de cas, il y avait une relation directe
entre l’un et l’autre. Les diplômés continuaient de jouer aux
activités qu’ils adoraient en tant qu’étudiants, avec la même
joie, la même passion et la même créativité, mais maintenant ils
gagnaient leur vie avec. Ils étaient des musiciens professionnels
qui avaient joué intensément la musique quand ils étaient
étudiants, et des programmeurs qui avaient passé la plupart de leur
temps en tant qu’étudiants à jouer avec des ordinateurs. Une
femme, qui était la capitaine d’un vaisseau de croisière, avait
passé la plupart de son temps à jouer sur l’eau, d’abord avec
des bateaux jouets et puis avec des vrais. Un homme qui était un
mécanicien et un inventeur recherché avait passé son enfance à
jouer à construire des choses et à les démonter pour voir comment
elles fonctionnaient.
Aucune de ces personnes n’auraient découvert ses passions dans une
école standard, où une liberté étendue de jouer n’existe pas.
Dans une école standard, tout le monde doit faire les mêmes choses
que les autres. Même ceux qui ont un intérêt dans une chose
apprise à l’école apprennent à se calmer parce que, quand il y a
la sonnerie, ils doivent passer à autre chose. Le curriculum et
l’emploi du temps les empêchent de poursuivre un intérêt d’une
manière créative et personnellement significative. Il y a des
années, les enfants avaient du temps en dehors de l’école pour
poursuivre leurs intérêts, mais aujourd’hui ils sont tellement
occupés avec les devoirs et d’autres activités dirigées par les
adultes qu’ils ont rarement le temps et l’occasion de découvrir
et de s’immerger en profondeur dans des activités qu’ils
apprécient réellement.
Pour avoir un mariage heureux, de bons amis, ou des partenaires de
travail utiles, nous avons besoin de savoir comment nous entendre
avec d’autres gens: peut-être la compétence la plus essentielle
dont tous les enfants ont besoin pour avoir une vie satisfaisante.
Dans les bandes de chasseurs-cueilleurs, à la Sudbury Valley School,
et partout où les enfants ont un accès régulier à d’autres
enfants, la plupart des jeux sont sociaux. Les jeux sociaux sont
l’académie pour apprendre les compétences sociales.
La raison pour laquelle le jeu est une manière aussi puissante de
transmettre des compétences sociales est qu’il est volontaire. Les
joueurs sont libres de quitter le jeu, et s’ils sont malheureux
c’est ce qu’ils feront. Tous les joueurs le savent, et ainsi le
but, pour tous les joueurs qui veulent que le jeu continue, est de
satisfaire ses propres besoins et désirs tout en satisfaisant ceux
des autres joueurs, de sorte qu’ils ne partiront pas. Le jeu social
comprend beaucoup de négociation et de compromis. Si Betty
l’autoritaire essaie de faire toutes les règles et de dire à ses
camarades de jeu ce qu’ils doivent faire sans s’occuper de leurs
souhaits, ses camarades de jeu vont partir et la laisser toute seule,
pour faire leur jeu autre part. C’est une motivation puissante de
faire plus attention à eux la prochaine fois. Les camarades de jeu
qui partent pourraient aussi avoir appris une leçon. S’ils veulent
jouer avec Betty, qui a des qualités qu’ils aiment, ils devront
être plus clairs la prochaine fois, et rendre leurs désirs clairs,
pour qu’elle n’essaie pas de tout contrôler et de gâcher la
partie. Pour s’amuser dans le jeu social vous devez être
affirmatif mais pas dominateur; cela est vrai pour toute la vie
sociale.
Regardez n’importe quel groupe d’enfants en train de jouer et
vous verrez beaucoup de négociation et de compromis. Les enfants en
maternelle qui jouent à « la maison » passent plus de
temps à voir comment jouer qu’au jeu lui-même. Tout doit être
négocié -- qui sera la maman et qui sera le bébé, qui pourra
utiliser quel objet, et comment l'histoire va se dérouler. Les
joueurs talentueux utilisent des questions pour transformer leurs
assertions en requêtes: « Imaginons que le collier est à moi,
d’accord? » Si ce n’est pas ok, une discussion a lieu.
Ou regardez un groupe d’âge mixte qui joue au baseball
« ramassé ». Une partie de baseball ramassé est du jeu,
parce qu’elle est dirigée par les joueurs eux-mêmes, et non par
des autorités extérieures (les coachs et les arbitres) comme une
partie dans une Ligue de Petits. Les joueurs doivent choisir leur
camp, négocier des règles pour coller aux conditions, et décider
ce qui constitue une faute. Ils doivent coopérer non seulement avec
les joueurs de leur équipe, mais aussi avec ceux de l’équipe
adverse, et ils doivent être sensibles aux besoins et aux capacités
de tous les joueurs. Big Billy est peut-être le meilleur lanceur,
mais si les autres veulent avoir une chance de lancer, il ferait
mieux de les laisser essayer, sinon ils partiront. Et quand il lance
au petit Timmy, qui commence tout juste à apprendre les règles, il
ferait mieux de la lancer gentiment, droit à la batte de Timmy, il
ferait mieux de faire son meilleur lancer, parce que Wally se
sentirait insulté autrement. Dans le jeu ramassé, faire en sorte
que le jeu continue et soit amusant pour tout le monde est bien plus
important que de jouer.
La règle d’or du jeu social n’est pas « Comporte toi avec
les autres comme tu voudrais qu’ils se comportent avec toi. »
Mais plutôt quelque chose de beaucoup plus difficile: « Comporte
toi avec les autres comme ils voudraient que tu te comportes
avec eux. » Pour faire cela,
vous devez vous mettre dans la tête des autres et voir les choses de
leur point de vue. Les enfants pratiquent cela tout le temps dans le
jeu social. L’égalité du jeu n’est pas l’égalité de
l’identité. Elle est plutôt l’égalité qui vient du respect
des différences individuelles et du fait de traiter les besoins et
les souhaits de chacun avec une attention égale. C’est aussi, je
pense, la meilleure interprétation qu’on peut faire de la phrase
de Thomas Jefferson selon laquelle tous les hommes naissent égaux.
Nous ne sommes pas tous pareillement forts, pareillement
intelligents, pareillement en bonne santé; mais nous avons tous
pareillement droit au respect et pareillement droit de satisfaire nos
besoins.
Je ne veux pas idéaliser les enfants. Tous les enfants n’apprennent
pas ces leçons facilement; les brutes existent. Mais le jeu social
est de loin le lieu le plus efficace pour apprendre de telles leçons,
et je soupçonne que la forte impulsion des enfants pour de tels jeux
est survenue, dans l’évolution, principalement dans cet objectif.
Les anthropologues rapportent une absence presque entière de
brutalité ou de comportement dominateur dans les bandes de
chasseurs-cueilleurs. En fait, un autre label régulièrement utilisé
pour décrire de telles sociétés en bande est celui des sociétés
égalitaires. Les bandes n’ont pas de chefs, pas de structure
hiérarchique d’autorité; elles partagent tout et coopèrent
intensément pour pouvoir survivre; et elles prennent des décisions
qui affectent toute la bande avec de longues discussions qui
recherchent le consensus. Une des raisons qui font qu’elles en sont
capables, je pense, se trouve dans la quantité extraordinaire de jeu
social dont ils bénéficient dans l’enfance. Les compétences et
les valeurs pratiquées dans de tels jeux sont précisément celles
qui sont essentielles à la vie dans une bande de
chasseurs-cueilleurs. Aujourd’hui vous pourriez survivre sans ces
compétences et ces valeurs, mais, à mon avis, vous ne seriez pas
heureux.
Donc, le jeu enseigne les compétences sociales sans lesquelles la
vie serait malheureuse. Mais il enseigne aussi comment gérer des
émotions intenses et négatives comme la peur et la colère. Les
chercheurs qui étudient le jeu animal avancent que l’un des
objectifs principaux du jeu consiste à aider les jeunes à apprendre
comment faire face émotionnellement (ainsi que physiquement) aux
urgences. Les mammifères juvéniles de nombre d’espèces se
mettent délibérément et de manière répétée dans des situations
modérément dangereuses et effrayantes dans leur jeu. Selon les
espèces, ils peuvent sauter maladroitement en l’air pour rendre
l’atterrissage difficile, courir le long du bord d’une falaise,
se balancer d’une branche d’arbre à l’autre suffisamment haut
pour qu’une chute fasse mal, ou jouer au combat de manière à se
mettre chacun son tour dans des positions vulnérables dont on doit
alors s’échapper.
Quand ils sont libres, les enfants humains font la même chose, ce qui rend leur mère nerveuse. Ils s’administrent de la peur, pour atteindre le plus haut niveau qu’ils peuvent tolérer, et apprendre à y faire face. De tels jeux doivent toujours être auto-dirigés, jamais imposés ou même encouragés par une figure d’autorité. Il est cruel d’obliger les enfants à vivre des peurs pour lesquelles ils ne sont pas prêts, comme les profs de gym qui demandent à tous les enfants d’une classe de monter des cordes, ou de se balancer d’un stand à l’autre. Dans ces cas, les résultats peuvent être la panique, le malaise et la honte, ce qui réduit la tolérance future de la peur plutôt que de l’augmenter.
Les enfants font aussi l’expérience de la colère dans leur jeu.
La colère peut naître d’une poussée accidentelle ou délibérée,
ou d’une moquerie, ou d’un échec dans le fait d’avoir le
dernier mot dans une dispute. Mais les enfants qui veulent continuer
à jouer savent qu’ils doivent contrôler leur colère, et
l’utiliser de manière constructive dans l’auto-affirmation, et
non pas pour se défouler. Les crises de colère peuvent fonctionner
avec les parents, mais elles ne fonctionnent jamais avec les
camarades de jeu. Il y a des preuves que les jeunes des autres
espèces apprennent aussi à réguler leur colère et leur
agressivité à travers le jeu social.
A l’école, et dans d’autres environnements où les adultes sont
au pouvoir, ils prennent des décisions pour les enfants et résolvent
leurs problèmes. Dans le jeu, les enfants prennent leurs propres
décisions et résolvent leurs propres problèmes. Dans les
environnements dirigés par des adultes, les enfants sont faibles et
vulnérables. Dans le jeu, ils sont forts et puissants. Le monde du
jeu est le monde d’entraînement de l’enfant pour être un
adulte. Nous pensons que le jeu est une chose puérile, mais pour
l’enfant, le jeu est l’expérience d’être comme un adulte:
d’être auto-contrôlé et responsable. Dans la mesure où nous
enlevons le jeu, nous privons les enfants de la capacité de
pratiquer l’âge adulte, et nous créons des gens qui traverserons
leur vie avec un sens de dépendance et de victimisation, un sens
qu’il y a une autorité qui doit leur dire quoi faire et comment
résoudre leurs problèmes. Ce n’est pas là une manière saine
de vivre.
Les chercheurs ont développé des moyens d’élever de jeunes rats
et de jeunes singes de manière à ce qu’ils vivent d’autres
formes d’interaction sociale que le jeu. Le résultat est que les
animaux privés de jeu sont émotionnellement handicapés
quand on les teste en tant que jeunes adultes. Quand on les place
dans un nouvel environnement modérément effrayant, ils se gèlent
de terreur et n’arrivent pas à surpasser leur peur pour explorer
le nouvel espace, comme un rat ou un singe normal le feraient. Quand
on les place avec un pair inconnu ils sont capables de se
recroqueviller de peur ou d’exploser d’agressivité inappropriée
et inefficace, voire les deux.
Ces dernières décennies, nous avons en tant que société conduit
une expérience de privation de jeu sur nos enfants. Les enfants
d’aujourd’hui ne sont pas absolument privés de jeu comme l’ont
été les rats et les singes dans les expériences animales, mais ils
en sont bien plus privés que les enfants ne l’étaient il y a 60
ans, et beaucoup, beaucoup plus privés que les enfants des sociétés
de chasseurs-cueilleurs. Les résultats, je pense, sont arrivés. La
privation de jeu est mauvaise pour les enfants. Entre autres choses,
elle encourage l’anxiété, la dépression, le suicide, le
narcissisme et la perte de créativité. Il est temps de mettre un
terme à l’expérience.