1En se promenant dans le centre des grandes villes françaises, force est de constater que les bijoux touaregs sont à la mode. Ils bénéficient de l’engouement pour « l’ethnique » qui sévit depuis quelques années dans toute l’Europe occidentale. Nous achetons des bijoux touaregs car ils nous plaisent, et dans certains cas, parce que nous les trouvons beau, au même titre que les Touaregs trouvent eux-mêmes certains des modèles vendus en Europe, beaux et vont chercher à se les procurer.
2En poussant la logique de ce raisonnement, nous serions tentés de conclure que Touaregs et Européens partagent, au moins sur certains points, de mêmes conceptions esthétiques parce qu’ils apprécient les mêmes bijoux. Lorsque deux groupes, culturellement distincts, se rejoignent sur l’appréciation portée à un objet, s’agit-il ou non d’une coïncidence ?
- 1 Référence est ici faite au livre d'A. Gell (1998). Pour la traduction du terme agency, je retiens c (...)
3Cette question nous amène à envisager les intentionnalités1 qui traversent les conceptions esthétiques d’une société. Si ces intentionnalités concernent des artefacts, elles débordent très largement de ce cadre pour renvoyer aux comportements, aux techniques du corps, au déroulement d’un rite, à la construction d’une maison... De fait, elles nous placent bien en amont d’une simple distinction entre le beau et le laid dans la culture matérielle. L’esthétique, en tant que praxis, sous-tend toutes les actions humaines qu’elles soient technique, rituelle ou sociale.
4À la suite d’A. Leroi-Gourhan, il me semble que « le code des émotions » régissant les appréciations esthétiques d’un groupe lui assure « le plus clair de l’insertion affective dans sa société » (1964 : 82). Les conceptions esthétiques en ce qu’elles traduisent l’affect, la sensibilité d’un groupe nous parlent fondamentalement de ce qui fait sa spécificité. L’appartenance à un groupe, les processus d’identification à celui-ci ainsi que ceux de démarcation par rapport à un autre se construisent sur le partage de conceptions esthétiques.
- 2 Sur ce point, voir P. Lemonnier (1992 : 10).
5En somme, les conceptions esthétiques forment un système de représentations2, système lui-même enchâssé dans un ensemble plus vaste. Comme tout autre thème d’analyse (parenté, fait religieux, techniques.) elles doivent être abordées dans une perspective large en envisageant toutes les relations qu’elles nouent avec les représentations associées à d’autres champs de l’analyse ethnologique. En ce qu’elles forment un système d’appréciations et d’interprétations, elles nous renseignent sur ce qui fait la réalité d’une culture. C’est donc par une approche globale que je me propose de présenter l’ethos de la construction des conceptions esthétiques touarègues.
6L’essentiel de mes enquêtes de terrains a été effectué depuis 1996 dans l’Ouest du monde touareg. J’ai surtout travaillé avec les membres de la confédération des Imédédaghen et, pour une moindre part, avec les Iwellemmeden Kel Ekùmmed. Ces deux ensembles politiques occupent une vaste zone située sur les rives nord et sud du fleuve Niger (Imédédaghen) et dans les plaines de l’Azawagh (Iwellemmeden), sur le territoire de l’actuel Mali.
7La réalité du terrain, ses contraintes et ses spécificités, a largement conditionné ma lecture de la notion d’esthétique. Mes premières enquêtes se sont déroulées juste après le conflit armé qui opposa les États-nations sahéliens (Mali et Niger) à la société touarègue (tumast n imajeghen).
8À cette période, les civils touaregs avaient dû fuir les répressions gouvernementales et furent obligés d’abandonner derrières eux tous leurs biens quand ceux-ci n’avaient pas déjà été pillés. À leur retour sur leur territoire d’origine, les Touaregs de la rive Sud du fleuve Niger, de quelque confédération qu’ils soient, n’avaient pour tout mobilier que des couvertures militaires, bidons, bâches et seaux distribués par l’UNHCR et par le Secours islamique. Lors des premières enquêtes, je me trouvais dans la situation paradoxale de travailler sur l’esthétique des artefacts touaregs dans un univers qui en était presque complètement dépourvu. Cette situation, tragique pour mes interlocuteurs, m’a amené à remettre en cause les présupposées de mon enquête et m’a obligé à concevoir une façon adéquate d’aborder les phénomènes esthétiques dans cette société.
9Pour définir les conceptions touarègues du beau, il ne m’a pas été possible d’avoir recours à un inventaire de formes, ni à une analyse de scansions colorées ou de rythmes. Il s’est avéré impossible d’appréhender de l’extérieur et a posteriori la genèse de l’expression esthétique par une analyse de schèmes plastiques. Je me suis donc plus interrogée sur les mécanismes qui mènent à son apparition qu’aux résultats qu’il produit. C’est donc à partir d’enquête orale que j’ai construit cette analyse. La plupart de mes données ont été relevées auprès des gens de métiers, mais certains propos émanent aussi d’autres catégories de la société, telle que les nobles (imajeghen), les tributaires (imghad) ou les gens d’origine servile (iklan).
10Le recours à l’étude des techniques pour expliquer la construction des principes esthétiques s’est imposé dès les premiers entretiens. Du point de vue des Touaregs de l’Ouest, c’est au cours des différentes étapes de fabrication que l’expression esthétique s’objective ; technique et esthétique se présentent alors comme deux notions complémentaires.
11Parmi les multiples caractéristiques liées à la technique, que P. Lemonnier (1991 : 697) définie comme « une action socialisée sur la matière mettant en jeu les lois du monde physique », je retiendrai, pour commencer, les implications de l’efficacité.
12Les opérateurs agissent techniquement pour produire une fin, préalablement définie. La technique est, de ce fait, soumise à une intentionnalité. À la suite de P. Lemonnier (ibid. : 698), il me semble que la technique se présente comme « de la pensée objectivée » ou peut-être comme de la pensée qui s’objective, puisque nous sommes bien là face à une action qui se déroule. On attend souvent d’un geste technique qu’il soit efficace et c’est dans sa capacité à répondre de façon satisfaisante à une intention que réside une part de son intérêt esthétique. Le geste mal maîtrisé, que l’artisan ne contrôle pas de bout en bout, n’est pas dans bien des cas considéré comme un beau geste technique.
13Cependant, S. Yanagi (1992 : 40) à propos du bol à thé japonais défend l’idée que la beauté ne naît pas obligatoirement de la perfection technique, du geste absolument maîtrisé. La « forme libre » (ibid.) peut aussi, de son point de vue, être génératrice de beauté :
14« Pourquoi rejetterais-je la perfection au profit de l’imperfection ? Le précis et le parfait ne sont porteurs d’aucune résonance, n’admettent aucune liberté ; le parfait est statique, réglé, froid, dur. Nous, humains, avec nos imperfections, nous répugnons à la perfection parce que tout y est connu dès le départ et qu’on n’y trouve nulle suggestion d’infini. »
- 3 Je situe l'intentionnalité dans le processus de fabrication en aval de la technicité.
15Du point de vue des Touaregs de l’Ouest, la technique et l’esthétique sont étroitement associées, au niveau de l’intentionnalité3. Plus que la maîtrise du geste technique, ce qui est pris en considération dans la réalisation de l’objet, c’est l’adéquation entre la forme et des représentations. Les Touaregs choisissent par exemple de faire des écuelles à fond rond plutôt qu’à fond plat. Ce choix correspond, selon les critères retenus, à des impératifs fonctionnels, esthétiques ou symboliques. [...]
- 4 Sur ce point, voir C. Hincker (2004).
16Dans les lieux de mon enquête, trois matières sont transformées par les inaden : le bois et le métal par les hommes, le cuir par les femmes. Le terme inaden est une appellation conventionnellement traduite en français par « artisans ». Les membres de cette catégorie sociale ne pratiquent pas tous une activité technique sans pour autant que cela ne remette en cause les termes de leur appartenance. L’activité d’intermédiaire sur le plan social et symbolique constitue sans doute l’un des piliers de la construction de leur identité4La place accordée par les Touaregs de l’Ouest aux techniques de fabrication permet de mieux comprendre les raisons pour lesquels cette catégorie sociale, plutôt qu’une autre, détient le quasi-monopole du travail de ces trois matières.
Écuelle, Arabanda
Ndlr : illustration ajoutée à l’édition originale
©C. Hincker
17Une technique agit sur la matière. Dans les représentations touarègues, elle transforme un élément issu du monde de l’extérieur en lui imprimant la marque du monde de l’intérieur. Elle permet aux Touaregs de s’approprier des éléments issus du monde non domestiqué.
- 6 Sur ce travail du cuir, voir par exemple C. Hincker 2002b.
- 7 Sur ce point, voir par exemple C. Hincker (1996).
18Parmi les trois matières travaillées par les inaden, seul le bois est disponible tel quel dans la nature. Le métal et le cuir6, pour être travaillés, doivent suivre un traitement préalable. Les chaînes opératoires préliminaires qui transforment la matière brute en une matière apte à recevoir un traitement, même si elles ne sont pas toujours effectuées par les inaden7, ne doivent pas être séparées des étapes de fabrication proprement dites. De leurs caractéristiques dépend la valeur future de l’objet. Aussi, les raisons qui motivent le choix de la matière doivent-elles retenir toute notre attention. L’artisan la sélectionne en fonction de l’idée qu’il se fait de l’objet à fabriquer. Lors de cette étape préalable, toutes les caractéristiques esthétiques et fonctionnelles de l’objet futur sont donc déjà arrêtées. [.]
- 8 Tous les noms botaniques sont issus d'E. ag Sidiyène (1996).
19Le bois est graissé le plus souvent à l’aide de beurre pour prévenir l’apparition de fissures lors du séchage. Le premier intérêt de cette opération est d’améliorer les qualités de résistance de l’objet. Mais, cette opération a aussi des conséquences esthétiques. Elle fonce la couleur du bois ce qui est souvent un effet recherché. Ainsi le Balanites aegyptiaca (taboraq) ou le Maytenus senegalis (ahtes)8 sont plutôt de couleur claire. Une fois graissés, ils deviennent jaune-brun. Selon les contextes, la valeur de ce traitement de la matière première peut être soit technique, soit esthétique. Certains Touaregs affirment effectuer cette opération pour améliorer les qualités techniques de l’objet ou dans le but, purement esthétique, de mettre en valeur la couleur et la qualité de la fibre du bois.
20S’agissant du travail du métal, les Touaregs de l’Ouest classent les métaux en deux familles. Ceux dits « frais » ou « mouillés » (ibdaǧen) sont considérés comme lourds ; ils résistent au pliage et à la torsion sans se casser. Ils sont surtout utilisés pour la fabrication de couteaux et de petits outils (alène, aiguille). Les modestes performances techniques de ces métaux peuvent être améliorées par le traitement thermochimique de la nitruration. La seconde famille de métaux regroupe ceux dits « secs » (eqqoren) ; ils sont considérés comme légers sur le plan de la densité et se cassent facilement lorsqu’ils sont forgés à des températures élevées. Ils sont utilisés pour la fabrication d’outils qui travaillent par percussion (hache, marteau.) ou ceux sur lesquels intervient une percussion (burin). L’intérêt esthétique de la matière n’est pas, dans ce cas-là, formel ; il réside plus dans sa capacité à répondre efficacement à une attente. Les qualités techniques de la matière première conditionnent donc indirectement la qualité, voire la beauté du geste technique.
21Enfin, dans le cuir, les opérations d’épilage (zezar) et de tannage (ashifel) conditionnent, là aussi, les qualités plastiques des objets. L’intérêt d’une peau réside, dit-on, dans la souplesse (telemḍé) et la douceur (tézodé) de la peau. Certes, la qualité de la transformation de la matière distingue les objets sur le plan esthétique, mais il reste que si la matière première n’est pas de bonne qualité l’objet ne pourra être considéré comme beau.
22Les termes touaregs renvoyant à l’activité techno-esthétique sont de plusieurs ordres. On distingue tout d’abord le terme eshighal qui désigne toute activité, technique ou non, recélant une part de contraintes, voire de servitudes. [...] Un autre terme couramment employé dans l’Ouest (dialecte de l’Adgagh) est eghdam (ou ehdam, dialecte de l’Ahaggar). [...] Ces deux termes généraux d’origine arabe s’appliquent à toutes sortes d’activités dont les techniques de fabrication.
23La compétence se présente par bien des aspects comme une capacité élevée à résoudre des problèmes techniques. Elle s’évalue à la qualité de la main, du bras (afus) de l’artisan. La capacité à fabriquer un bel objet est étroitement associée, dans ces représentations, à la qualité des gestes de l’artisan impliquant tout son corps. Comme l’exprime l’un de nos interlocuteurs appartenant à la catégorie sociale des inaden : « Ceux qui ne détiennent pas la connaissance (tamusné), bougent à leur manière ; ceux qui savent, leur corps sait ».
24À travers ces propos, nous voyons que les connaissances techniques détenues par l’artisan, sa compétence, se répercutent et s’expriment dans tout son corps, y compris dans sa main qui agit. Par ailleurs, le geste technique permet, dit-on, l’expression de la personnalité de l’artisan. Ce qui les différencie entre eux, c’est le travail de leurs mains (eshighal n ifassen nesen). La métaphore de la main renvoie donc à deux niveaux d’analyse : une estimation de la compétence et la personnalité de l’artisan. « C’est le toucher de la main (amédis n afus) qui fait la différence ».
25Au-delà de cette représentation, l’émergence d’une compétence dépend de la détention de connaissances. Là encore, la pensée touarègue a recours à une métaphore intéressante. On dira ainsi :
- 9 H. Claudot-Hawad (1987 : 554) note qu'« Amahagh [ou amajagh] désigne d'abord, dans la hiérarchie so (...)
« Lorsqu’un travail se tient debout (ibdad), que l’artisan se comporte en touareg (imojagh)9, c’est ça que l’on appelle la connaissance (mesnet) ».
26Le nom tébédé, issu du verbe ibdad, signifie littéralement « le fait de se tenir debout » ; il renvoie à l’idée de la « prestance », de « la stature ». Dire d’un artisan qu’il n’a pas besoin de tuteur (anabdid), souligne son autonomie et sa compétence technique. Par ailleurs, il est souligné dans cette phrase que l’artisan doit aussi se comporter en Touareg, c’est-à-dire appliquer les valeurs propres à cette culture. Les principes de l’appartenance sont, à la lumière de cet exemple, en étroite correspondance avec l’acquisition de connaissances techniques.
27Le geste et l’appartenance de l’artisan sont à l’origine de la beauté d’un objet. L’analyse des modes d’expression des qualités esthétiques va nous permettre d’appréhender les conceptions liées à cette notion. Par ailleurs, les représentations de la parenté et au-delà de l’appartenance des inaden, sont en quelque sorte le support de l’expression esthétique.
28En langue touarègue, les termes renvoyant à une appréciation esthétique sont à la fois nombreux et variés.
29On relève tout d’abord un terme général qui signifie à la fois « être bien », « être bon », « être joli » ou « être convenable » (ahusket). Il est employé dans de très nombreux contextes. On dira ainsi « aga-negh a-husken » : (littéralement : « fais-nous ce qui est bien ») « fais bien telle chose », pour demander à un enfant de bien se comporter ou à un artisan d’effectuer un bon travail. Ce terme semble recouvrir à peu de choses près le sens du mot « bien » en français, c’est-à-dire qu’il qualifie ce qui est conforme à la norme ou à ce que l’on en attend.
30Le terme hussey signifie « être beau », mais aussi « être gentil, aimable » (ibid. : 80). Au féminin pluriel (tihussay), ce terme signifie « la beauté » et « l’amabilité » (ibid. : 81). Il est, tout comme le précédent terme, employé dans de nombreux contextes. On dira ainsi d’un enfant qui transmet un message oral : « tihussey n amashal », « quelle gentillesse, quelle amabilité a ce message ! », en référence à la gentillesse de l’enfant qui l’accomplit. Il intervient dans les formules de salutations, comme réponse à la question « ma degh tol-hed ? » (litt. : À quoi ressembles-tu ?). Dans le contexte qui m’intéresse ici, il peut renvoyer aussi bien à la beauté d’une femme qu’à celle d’un objet ou à celle d’un geste technique.
« Les tabatières (inefad) qu’est-ce qui les embellit (ma-t-isihosseyen), si ce n’est la connaissance (mesnet) ? De belles couleurs (isaghmen ihosseynin), une belle peau (élam ihosseyen), du beau cuir vert de Kano (amanzaghnet ihosseyen) et la connaissance. Si quelqu’un sait faire, il fera des belles tabatières (inefad ihosseyen) ».
- 10 H. Claudot-Hawad (1993 : 14) note qu'« ellelu est plutôt d'ordre individuel. Elle [cette notion] d (...)
31Outre ces trois termes, il existe aussi ceux qui qualifient un état supérieur de l’objet, de l’animal ou du comportement que l’on considère. Ainsi, on relève tout d’abord le terme élellu qui est traduit, dans son sens premier, par « noble »10. Dans un contexte plus large ce terme qualifie les éléments matériels et immatériels qui présentent des qualités remarquables dans leur genre. On dira ainsi d’un objet lorsqu’il sort du lot des objets ordinaires et présente un intérêt esthétique particulier qu’il est noble (élellu). Alors que je demandais à une artisane des Imédédaghen ce qui différenciait les objets entre eux, elle me répondit : « La noblesse du toucher (édis n élellu) ».
32Les mêmes principes d’appréciation sont déclinés dans différents contextes. Dans celui de la définition des rôles sociaux, ce terme souligne l’opposition entre les faibles (tilaqqiwen) ou les gens d’origine servile (iklan) et les hommes dits « libres » (ilellen) ; dans celui de l’appréciation esthétique il souligne l’opposition entre l’ordinaire, le quelconque et l’excellent, le meilleur.
33Enfin, le terme amojagh renvoie aussi, s’agissant des objets, des animaux ou des techniques du corps à un état supérieur. À la différence du précédant terme, il met davantage l’accent sur des caractéristiques liées à l’appartenance à la société touarègue.
« [Un artisan], tout ce qu’il accomplit dans son travail est en correspondance avec le fait d’être touareg (tamujegha). » « Nous, sur notre territoire, on ne dit qu’une chose est belle (ihosseyen) que lorsqu’on l’appelle amojagh. »
34Ce terme désigne la catégorie sociale des nobles (imajeghen) et souligne la correspondance de certains éléments matériels ou issus du monde sauvage, avec la culture touarègue. On peut ainsi dire d’une branche en forme de fourche, taillée pour devenir le pied d’un lit qu’elle a été rendue touarègue (jémujagh), dans le sens où issue du monde sauvage, elle a été transformée pour devenir un élément du mobilier. Cette branche est sortie de l’état naturel (élément extérieur) pour devenir un artefact (élément intérieur) et c’est à ce processus d’entrée dans la culture matérielle que renvoie ici le terme amojagh. Ce terme est au cœur de la définition de l’appartenance et qualifier un élément matériel ou immatériel, vivant ou non d’amojagh revient à le considérer comme une partie intégrante de l’univers touareg.
35L’analyse de ces quelques termes montre que les Touaregs lient des représentations sociales et des valeurs esthétiques. Par ailleurs, il convient de signaler que la notion d’art, c’est-à-dire la conjonction de connaissances spécifiques et d’une habileté particulière produisant un résultat remarquable, est exprimée en touareg par le terme tahoré. Ce nom renvoie d’abord à l’habileté exceptionnelle d’un artisan et, par rebonds, aux résultats matériels qu’il produit.
Tishiga
Ndlr : illustration ajoutée à l’édition originale
©C. Hincker
36Les connaissances techno-esthétiques mobilisées lors de la fabrication des objets sont, du point de vue des Touaregs de l’Ouest, considérées comme des formes de savoirs. Ainsi, lorsque des membres de cette société, de quelque catégorie qu’ils soient, émettent des appréciations sur un objet, ils commentent le plus souvent les compétences de l’artisan. On dira ainsi « isan tahoré » ou « isan tihussey », ce qui signifie littéralement : « il connaît l’art » ou « il connaît la beauté », dans le sens de : « il détient des connaissances esthétiques supérieures », « il connaît la façon de faire qui conduit à la beauté ». Dans le même sens, ils considèrent que seules les connaissances techniques et esthétiques permettent d’embellir un objet. S’il n’est que rarement fait allusion à la sensibilité de l’artisan l’accent est le plus souvent mis sur sa capacité de compréhension (ugré).
37Par ailleurs, d’après mes interlocuteurs : « Un travail qui plaît à tes yeux, plaît à ton âme (iman) »
- 11 Comme l'écrit M. Mauzé (1999 : 84) à partir de l'exemple des sociétés de la côte Nord-Ouest : « Le (...)
38Cette façon d’exprimer l’intérêt esthétique d’un objet met en évidence le fait que la sensibilité esthétique repose à la fois sur la perception et sur l’intellection. Percevoir et comprendre l’existence de la beauté relève d’un apprentissage car la beauté découle aussi d’une forme de contemplation11.
- 12 Pour une analyse des représentations de la naissance et de la procréation dans le monde touareg, v (...)
39Les artisans ne disposent pas tous des mêmes capacités à produire de beaux objets. Ces différences sont exprimées par plusieurs types de facteurs. Le plus souvent, les représentations liées à l’éducation, à l’apprentissage mais aussi à la filiation permettent aux Touaregs d’expliquer ces variations entre les compétences des artisans. Les principes de l’apprentissage technique reposent sur un processus simultané d’acquisition et de révélation de connaissances. Certains types de savoirs peuvent faire l’objet d’une transmission par le langage (verbal ou non) et d’autres, découverts lors de l’apprentissage, relèveraient de l’appartenance sociale de l’enfant. Les apprentis issus de familles de spécialistes dans l’un ou l’autre métier détiendraient des prédispositions pour acquérir des connaissances techniques. Ces prédispositions sont transmises par le sang (ashni) des ascendants qui donne des aptitudes particulières, voire un caractère (tashné) à l’individu12. Si tous les inaden peuvent devenir artisans, tous ne le sont pas. Lorsqu’ils choisissent de devenir des gens de métier, ils mettent souvent en avant le fait que leurs ascendants, proches ou éloignés, exerçaient déjà une activité technique, comme pour légitimer leur choix. Du fait de cette ancienneté dans le métier, les inaden disposeraient de prédispositions dont ne bénéficient pas les autres catégories sociales touarègues telles que les nobles (imushagh), les tributaires (imghad), les lettrés musulmans (elfaqiten), les affranchis (ighawellen)... Cette représentation des principes de la transmission des connaissances techniques, associée aux représentations de la filiation fait des inaden les légataires des connaissances techniques. Il paraît donc impossible pour un membre extérieur à cette catégorie sociale de bénéficier des mêmes compétences techniques qu’un énad du fait qu’une partie des connaissances dont dispose ce dernier lui est transmise par ses ascendants. Les représentations touarègues de la filiation scellent donc l’appartenance à cette catégorie sociale par le biais des modes de transmission des connaissances techniques.
40L’émergence d’un style technique et esthétique résulte d’un processus complexe. Observateurs extérieurs, nous sommes capables, après apprentissage, de reconnaître entre mille l’origine de tel ou tel objet. Si ce processus nous mène à une quasi-certitude dans nos attributions, nous sommes bien en peine de dire comment et pourquoi nous pouvons affirmer que cette bague est touarègue. La difficulté de cet exercice réside entre autres dans la capacité à pouvoir mettre en mots, expliquer et décrire des schèmes, c’est-à-dire des représentations qui relèvent à la fois de la perception et des catégories de l’entendement.
41L’empathie (Einfülhung) consiste en une implication forte avec le sujet que l’on étudie. Le recours à cette méthode implique l’instauration d’une interrelation pathique qui engendre un partage de valeurs. Si l’empathie est bien souvent associée à l’intuition, les présupposés méthodologiques et épistémologiques qui l’accompagnent permettent, me semble-t-il, de conserver une objectivité dans l’analyse. C’est sans doute grâce à une forme d’empathie avec le groupe que nous étudions que nous sommes capables d’arrêter avec certitude que tel objet est bien un des leurs.
- 13 Sur ce point, voir B. Martinelli (2005).
42Le style et l’empathie ont de ce fait un destin en partie lié13. Grâce à cette méthode et à la forte implication qu’elle suppose, il devient possible d’appréhender les mécanismes de la sensibilité esthétique. En effet, l’empathie utilise le mode perceptif et existentiel beaucoup plus que les outils de la rationalité pour appréhender la réalité. Du point de vue des Touaregs de l’Ouest, la vue en relation avec l’âme est à l’origine de la sensibilité esthétique. Si l’on perçoit des différences stylistiques même sans initiation, comprendre les mécanismes esthétiques d’une culture, du fait de la nature même de cette notion oblige à une implication forte. [...]
43Au mot « style » ne correspond pas en langue touarègue un terme unique. Selon les contextes, plusieurs mots peuvent être employés.
44Le premier, la main (afus), fait référence au style gestuel lors de la fabrication et, au-delà, à l’identité de l’artisan. « Toute bague que fait Mohamed, je la reconnais. Même si je ne suis pas assis à côté de lui lorsqu’il martèle, je connais sa main (afus) ».
45Le terme taghara désigne « l’état, la manière d’être, la nature, le caractère », mais aussi « la manière de faire, le procédé, la méthode » ou encore « le moyen » (G. ag Alojaly 1980 : 70). Tout comme la main, taghara fait référence au style gestuel, mais renvoie surtout aux grandes étapes de fabrication.
46Le terme emmek désigne quant à lui en son sens premier « la manière d’être, la façon, le caractère, la nature, l’état, la forme » (ibid. : 126-127) et renvoie, dans certains contextes, à l’état particulier d’un objet, à l’originalité de son essence, bref à des notions qui se rapprochent de celle de style sans véritablement la recouvrir. On dira ainsi « emmek n tiklatin » ou « emmek n timghadt » qui correspond à la manière d’être, à la façon de se comporter des femmes d’origine servile ou des tributaires. [...]
47Le terme tanegheruft, désigne « la composition, la formation » mais aussi « le modèle » (ibid. : 71). « La manière (tanegheruft), c’est l’esprit (inniyet) qui l’amène ». Il fait aussi référence à la manière de faire, à la fabrication. Notons par ailleurs que le verbe dont est issu ce nom est sémantiquement très large. Eghref signifie : « confectionner, fabriquer en assemblant, tendre une peau sur, passer un jour ou plus sans boire » d’après G. ag Alojaly.
48Enfin, le terme tuwiya, est emprunté au vocabulaire social puisqu’il désigne en son sens premier « la catégorie sociale », « le rang » pour reprendre la traduction de G. ag Alojaly (ibid. : 204). Il désigne, dans le contexte de l’étude des objets « le style », mais en se référent à l’identité des propriétaires de ces artefacts.
49Ces quelques termes ne constituent pas une liste exhaustive mais me permettent de montrer les difficultés de la traduction du terme « style » en langue touarègue. Cette résistance à la traduction laisse supposer que le style n’existe pas dans cette culture en tant que catégorie sémantique autonome.
50Certains de ces termes, comme afus, taghara et emmek peuvent être employés dans des contextes variés souvent éloignés du style [...] Afus désigne la main, taghara et emmek renvoient à « l’état d’un être, d’une chose », c’est-à-dire aux caractéristiques propres et essentielles d’une personne, d’un animal, d’un végétal, d’un minéral, d’un objet. Lorsqu’ils renvoient à des artefacts, ces trois termes mettent l’accent sur les spécificités formelles de la fabrication. Leur emploi souligne qu’il est difficile de séparer la technique, les modes d’élaboration de la notion de style.
51Le terme tuwya fait, quant à lui, directement référence au style comme marqueur d’appartenance. Le fait que le champ sémantique de ce terme couvre à la fois la notion de catégorie sociale et celle de style montre que ces deux notions se rejoignent. La valeur que les Touaregs de l’Ouest attribuent aux différences stylistiques entre des objets, des comportements, des façons de concevoir et de se représenter le monde fait, dans les modes d’expression même de ces concepts, référence à l’identité.
52En cherchant à comprendre la genèse du style, j’ai demandé à plusieurs inaden, issus de différentes confédérations, de copier plusieurs bijoux touaregs. Les variations entre l’original et la copie étaient, de mon point de vue, clairement perceptibles. Mes interlocuteurs avaient une appréciation très différente de la mienne. De leur point de vue, il s’agissait de copies rigoureusement exactes et ils ne voyaient pas en quoi les différences que j’observais pouvaient intervenir pour différencier les copies entre elles. De leur point de vue, ce que je lisais comme des variations soulignait ce qui fait l’essence du style (emmek) : une différence intrinsèque entre les mains (ifassen) des individus. Les copies sont différentes car les artisans qui les ont effectuées sont différents, qu’ils appartiennent chacun à des lignages différents et ne dépendent pas du même ensemble confédéral. Cette expérience montre que le style objective l’appartenance et son résultat l’identité des individus.
53En ce qu’il permet de distinguer des objets proches, voire semblables, le style repose sur un processus de différenciation. Or, cette différenciation permet, dans les conceptions touarègues, une identification aux deux sens du terme, c’est-à-dire qu’elle permet de reconnaître (processus de démarcation) et de se reconnaître (processus d’identification) aux travers des variations parfois imperceptibles au non initié. Dans ce processus d’identification, l’individu a recours à un partage de valeurs avec la personne qui a fabriqué l’objet à identifier. Se reconnaître à travers le style d’un coussin, une façon de marcher ou de jouer de la vielle monocorde, implique de partager des conceptions communes avec ce ou celui que l’on considère. Reconnaître, revient à identifier des valeurs comme différentes des siennes. Ces particularités intrinsèques conduisent à une appréciation de l’identité de l’individu ou de l’auteur de l’objet observé. La communauté de valeurs crée un sentiment de proximité entre les choses et les êtres et c’est sur ce processus que repose la conscience d’une appartenance. C’est le partage de valeurs qui permet à un individu extérieur, comme peut l’être l’ethnologue, de reconnaître et d’identifier la provenance de certains objets.
54Bien qu’intangible, la sensibilité esthétique constitue une réalité objective. Dans l’Ouest du monde touareg, l’appréciation des qualités esthétiques d’un objet se construit autour d’un cheminement allant de la perception à l’intellection. Les yeux (tettawin), qui renvoient à la perception visuelle, sont le premier maillon de cette chaîne. Ils établissent le lien entre l’objet issu de l’univers extérieur et la sensibilité de la personne.
55L’émotion esthétique prend véritablement forme grâce à deux entités complémentaires le cœur (ul) et l’âme (iman). On dit ainsi que « c’est la beauté d’une chose que l’âme aime ». D’après mes interlocuteurs, la beauté plaît au cœur et à l’âme et « ce qui est beau (ihosseyen), c’est lorsque tu le regardes que tu apprends que c’est beau (at tilmeded as ihos-seyen) ». La beauté n’apparaît donc pas comme une pure émotion, elle prend au contraire toute sa charge émotive grâce à des instances mentales et intellectuelles. La raison, voire l’intelligence (taytté) jouent un rôle central dans ce processus. C’est en quelque sorte elle qui permet le développement interne de l’émotion et qui lui donne un sens.
56Apprécier les qualités esthétiques d’un objet, tout comme la valeur de son style, est soumis à un apprentissage où l’acquisition de connaissances spécifiques (tamusné) est déterminante. Celui qui ne les détient pas, ne peut être à même d’apprécier toute forme de beauté. La satisfaction esthétique, le plaisir ressenti en voyant un bel objet, un bel arbre, une belle vache ou un bel homme repose en quelque sorte sur une transcendance ou sur une sublimation de la réalité. La beauté augmente (siwad) un objet. Elle se présente aussi comme une forme d’absolu : « La beauté, lorsque tu l’as atteinte, c’est fini. Rien ne peut la dépasser ».
57De la construction de l’émotion esthétique découlent les caractéristiques mêmes de l’esthétique touarègue. Les Touaregs de l’Ouest disent préférer la simplicité, voire la sobriété (azalaba), à toute autre forme décorative. Leur goût se porte vers des à plats colorés plutôt que vers une abondance de dessins dans le cas du travail du cuir, vers des formes géométriques simples, plutôt que compliquées, dans le cas des bijoux.
« Les tributaires (imghad) et les nobles (imajeghen) n’aiment pas les décorations. Ils n’aiment pas les choses lourdes (maqqornin) ils n’aiment que les légères (wi fasusnin ghas). C’est dans leur histoire (atarekh), ils n’aiment pas quelqu’un qui cherche à se faire valoir par des décorations. Avant, c’était les faibles (tilaqqiwen) qui aimaient les décorations ».
58Cette préférence pour des objets simples est, d’après mes interlocuteurs, motivée par le parcours que suit l’émotion esthétique. Elle naît au niveau de la perception immédiate et prend toute sa charge au niveau intellectuel. Il doit donc y avoir dans les décorations un support à réflexion qui ne peut exister que dans la simplicité. La satisfaction esthétique, atteinte par un processus d’intellection des émotions et associée à une forme de réflexion, doit se libérer du superflu, pour atteindre ce qui est au fond essentiel.
59Il ressort des quelques lignes qui précèdent que la méthode ethnologique, la façon même de concevoir et d’appréhender l’objet de recherche, est véritablement au cœur d’une analyse des conceptions esthétiques touarègues. Elle représente tout à la fois un sujet d’appréhension et d’objectivation des données. L’analyse de la genèse des conceptions esthétiques touarègues n’a été rendue possible que grâce à la confrontation à des questions d’ordre méthodologique.
60Les appréciations et la sensibilité esthétiques se construisent dans cette culture par un cheminement allant du matériel à l’idéel. Tout part de la matière, celle à travers qui le geste s’exprime pour aboutir au développement d’émotions esthétiques. De par cette inscription dans la réalité concrète, la beauté n’a pas la valeur d’un absolu, bien qu’elle relève de l’intangible ; elle n’existe pas indépendamment de tout contexte, bien au contraire. Les multiples termes touaregs employés pour exprimer l’idée de beau sont, pour la plupart, en étroite relation avec les principes qui structurent la société.
61L’ancrage de l’expression du style dans la réalité participe du même phénomène. Le style repose, pour une grande part, sur les principes de l’appartenance. Lors de la fabrication, l’identité de l’artisan influe sur les modes de réalisation de l’artefact et sur les caractéristiques du résultat final. Enfin, le style permet aux membres de la société touarègue de se démarquer d’un proche et de s’identifier à un semblable. Par ce double processus, cette notion est au cœur des principes de la définition d’une identité.
Tenat Menaka
©C. Hincker