- 1 On peut signaler à ce sujet que l’éditeur (C. Séveri) du numéro de L’Homme « Image et anthropologie (...)
- 2 On peut se reporter à ce sujet au volume des Cahiers d’études africaines n° 155-156, « Prélever, ex (...)
- 3 « De l’émotion comme mode de connaissance. L’expérience esthétique chez les collectionneurs d’art p (...)
1L’intitulé de cette note souligne la spécificité de l’ethnologie française concernant la question des arts extra-européens, l’étrange discontinuité, voire l’amnésie qui la caractérise. L’absence d’intérêt de la discipline pour ce domaine pendant quelque trente ans, son abandon quelque peu amusé, voire condescendant, aux gens de musée et à quelques « attardés », a opéré au cours de cette période un clivage entre ce que l’on a nommé la « culture matérielle » et l’étude des systèmes symboliques qui, aux origines de l’ethnologie, n’étaient pas dissociés. Le retour général de la profession vers ledit domaine crée une étrange situation dans la recherche anthropologique, où tout se passe à peu près comme si rien n’avait jamais été dit ni fait et comme si l’on se trouvait à un commencement, comme dans d’autres domaines. Pourtant, pendant cette période « d’oubli », ethnologues comme historiens de l’art concernés par la question, et s’attachant à ce champ de recherche, n’ont pu s’ignorer totalement et ont produit des travaux et entretenu des relations plus fructueuses et complémentaires que conflictuelles face à un même objet. On peut donc s’étonner de cette insistance à définir la spécificité et les méthodes des deux disciplines, de ce besoin de les opposer de façon radicale, parfois comme s’il y avait, au sein de chacune d’elles, consensus et alors que l’étude des œuvres constitue le point de départ obligé de leur réflexion théorique1. Mais peut-être a-t-on omis de considérer que ces œuvres ne se réduisent ni à leur matérialité, ni à leur contenu symbolique, et que ces deux aspects entretiennent des relations complexes d’interdépendance ? Force est de constater que c’est cette prise en compte qui a fait défaut à l’anthropologie ces dernières décennies, au point qu’elle semble découvrir ce vaste champ oublié. Il importe de souligner que, si Anthropologie et Histoire de l’art ont leur histoire propre, chacune est partie prenante d’une culture commune, et que ce sont pratiquement toujours des spécialistes du monde occidental dont elles sont issues qui s’expriment. À l’oublier, la pseudo-objectivité de l’ethnocentrisme renaît et c’est semble-t-il ce point implicite qui fait l’ambiguïté de cet ouvrage, qui peine à se libérer de l’emprise d’une tradition française de l’ethnologie. Pourtant, les éditrices tentent de rejoindre la position inverse dictée par nombre de contributions. La dernière partie de l’introduction, « L’au-delà de la perception », comme surajoutée et ne renvoyant pas à un chapitre du livre, en reprend des éléments significatifs, incriminant les musées de la « faute essentialiste » à laquelle cette présentation n’échappe pas elle-même totalement2. Ainsi la contribution de Claude Baudez, qui porte sur la question des pièces exceptionnelles —question que l’on pourrait penser cruciale, traitant de la subjectivité des critères d’évaluation, des contradictions que peut receler la définition de la « norme » et de l’interprétation de ce qui peut s’en écarter en posant le problème fondamental de l’innovation individuelle— est-elle ramenée à la problématique de la pièce « qui déroge aux standards », de l’originalité « qui fait problème ». Le texte rend ce point moins sensible que ne le fit Baudez lors de sa communication au colloque, mais souligne tout de même la part d’intuition personnelle qui le fait pencher pour l’authenticité de ce quetzal « trop beau pour être vrai » : quelque chose d’indéfinissable mais qu’il pressent et le rapproche de l’intuition des collectionneurs, sur laquelle s’interrogent précisément les auteurs dans une autre contribution commune3.
- 4 Les 6, 7, 8 novembre 2002, au CNRS.
- 5 « L’art primitif de Franz Boas », Le 16 janvier 2004, au Collège de France (cf. Boas 2003, L’Art pr (...)
2Le volume fait suite à deux manifestations : le colloque « Anthropologie de l’art. Perspectives »4, et la journée d’étude tenue à l’occasion de l’édition de l’ouvrage en français de Franz Boas5. Il comporte dix-sept articles; il se caractérise par l’importance des contributions d’auteurs anglo-saxons (huit communications) et la dominance du domaine américain (neuf). On s’étonne d’emblée de la place réduite accordée à l’Afrique, étant donné la précocité et l’importance des recherches concernant ce continent, tant dans le domaine de l’ethnologie que dans celui de l’histoire de l’art. Ainsi cherche-t-on en vain les noms de Carl Einstein, de Michel Leiris, de Jean Laude, et de tous ceux qui les ont précédés. Nous y reviendrons.
- 6 National Museum of African Art, Washington D.C.
- 7 Cf. à ce sujet Michel Perrin (2003) et Vassili Rivron (2003).
- 8 Toutefois, avec l’assurance américaine, se trompant d’une ou deux décennies, elle indiquait « fourt (...)
3Il est intéressant de noter que l’ouvrage African Arts Studies. The State of the Discipline6, actes du symposium qui s’est déroulé le 16 septembre 1987, à l’occasion de l’inauguration du National Museum of African Art de la Smithsonian Institution à Washington, n’opérait pas cette disjonction histoire de l’art/anthropologie, typiquement française, et se souciait de la dépasser « so that the artistry of Africa’s people must be understood in all its richness and variety » (1990 : 143). Il comportait en outre un chapitre « Discussion of papers », avec les commentaires de Ekpo Eyo, Mikelle Smith Omari, Simon Ottenberg et John Pemberton, introduisant une dimension de débat qui manque ici, en montrant le point de vue d’auteurs originaires des pays concernés, qui fait également ici défaut7. À ce sujet, Suzanne Preston-Blier mentionnait : « Whereas […] Europeans were at the center of African art studies, today it is America by and large who predominate » (1990 : 91)8.
- 9 Raoul Lehuard, directeur de la revue Arts d’Afrique noire.
4Pratiquement en même temps avait en effet eu lieu en France le colloque « De l’art nègre à l’art africain » (Dupuis 1991), montrant bien que si l’on pouvait désormais considérer, d’un côté de l’Atlantique, qu’une véritable discipline s’était constituée, comme le soulignait le titre du colloque, on assistait en France à une pluralité de discours de spécialistes de tous bords, sans volonté de consensus dans une direction particulière. Cette manifestation, due à l’initiative d’un marchand collectionneur9, devançait en ce sens les ethnologues, et s’inscrivait dans le mouvement de condamnation, de plus en plus affirmé à partir des années 1980, du musée de l’Homme et de l’ethnologie. Ce processus aboutit quelques années plus tard à la création du Musée du Quai Branly dans un climat de violentes polémiques concernant précisément ce qu’il fallait entendre par « art » à propos des productions plastiques extra-européennes et de comment il convenait de les présenter.
- 10 I. La théorie de Gell revisitée : deux contributions par Robert Layton et Nelson Graburn. II. L’anc (...)
5L’introduction par Monique Jeudy-Ballini et Brigitte Derlon, qui comporte de riches et nombreuses références, sous le titre « Anthropologie : regards », commente les six parties, d’inégale importance, qui constituent le volume10. On retrouve les questions classiques de la notion d’authenticité (partie II), d’appropriation par l’Occident (partie III), de la modernité (partie IV), les commentaires sur l’intérêt et les limites des grandes théories (l’approche structuraliste de Lévi-Strauss et la théorie plus récente de « l’agency » de Gell) dans la partie I. Des articles ciblés sur des parcours artistiques analysant « The dynamic between roots and routes » (Margaret Jolly), ou le texte sur les Minkisi par Nanette Snoep présentent l’intérêt de prendre véritablement en compte la perspective historique, individuelle, tant des objets que de leurs producteurs et de leurs collecteurs, et de contribuer à des problématiques plus actuelles.
6Dans l’introduction (pp. 11-26), l’anthropologie de l’art est présentée comme un domaine « en quête de définition », c’est-à-dire remettant en cause les définitions passées plus que se situant dans une histoire continue. C’est pourtant par la remise en cause de, mais aussi grâce à, ce qui précède que le développement et l’éclosion des concepts sont possibles. Ainsi dans la partie II, « La théorie de Gell revisitée », Layton situe les systèmes examinés (les notions de structure et d’agency) dans une filiation (pp. 29-46). Il rappelle que l’analyse structurale prend sa source dans The Elementary Forms of the Religious Life (1915), ouvrage dans lequel Durkheim insiste sur le caractère conventionnel du signe. Layton souligne que le structuralisme est « only half story » : il est statique, alors que « l’agency » de Gell est « processural ». Avec le concept d’ « habitus », précise-t-il, Bourdieu surmonte l’opposition entre structure et performance (1972); et l’analyse structurale effectue dans ce sens une assimilation entre « language » (like the study a professional linguist might make) et « speech » (the language that native speakers have). Quant à Graburn (pp. 47-62), s’attachant à lier la théorie de l’agency avec l’ethno-esthétique et à aborder la modernité en continuité avec la tradition, tout en reconnaissant la fécondité de la théorie de l’agency « as an extension of, or a distributed part of the artist », il la situe, à travers l’exemple des arts sculpturaux inuit, dans une mouvance et un contexte qui la débordent largement et fait sa part à ce que l’on peut nommer l’esthétique, relativement aux critères répondant à la question : « how art works on the particular audience for which it is intended ? »
- 11 La revue du Musée d’Orsay, automne 2003.
7C’est pourquoi le peu de références à l’Afrique est symptomatique, en premier lieu par l’absence de la mention de Carl Einstein, qui a perçu la spécificité de ce que l’on appelait alors « l’art nègre », sa tridimensionalité par le traitement du volume, qui permet de souligner le caractère fautif de la comparaison systématique entre primitivisme et « arts primitifs » (Laude 1968; Leiris 1994, 1996); en second lieu par l’interrogation que l’on peut formuler quant à la non-mention de l’ethnologie française dans ce domaine, le souci semble-t-il de ne pas analyser son apport, de ne pas la remettre en cause, laissant ce soin aux auteurs américains (Clifford 1996 notamment, mais pas Jamin 1984). Les commentaires à propos de l’article de Shelton (p. 14), dénonçant l’attitude « accablante » des ethnologues et des archéologues dans la construction d’une image essentialiste et exotique, le silence sur celle de l’école française, le laissent penser. Parler d’histoire de l’art revient alors à se référer plus ou moins exclusivement à l’histoire de l’art occidental, l’anthropologie de l’art étant réservée à l’étude des arts non occidentaux. Ce qui revient à demeurer d’une certaine façon sur une position essentialiste, la question étant de définir les seconds par rapport aux premiers, parfaitement situés. On discerne ici la difficulté : deux disciplines distinctes s’appliquant à deux champs différents ne peuvent que se heurter. Cependant, dès la fin des années 1960, Jean Laude, non cité, spécialiste également de l’art moderne, a mis en relation histoire, histoire de l’art et études stylistiques; en témoigne son classique ouvrage de référence dont on ne compte plus les rééditions (1999). D’un point de vue théorique, l’intérêt des travaux de Gell est de vouloir dépasser ce clivage, comme le fit Nelson Goodman en d’autres termes et d’approcher le phénomène « art » en fonction de la dynamique entre l’œuvre et celui qui la regarde. Il est reconnu que l’œuvre n’existe pas en soi, mais selon le sens que peut lui donner celui qui la contemple. Le regard lui-même n’est pas neutre, mais conditionné par la culture du spectateur et on retrouve ici la nécessité de se confronter aux codes culturels, eux-mêmes liés aux modes de représentation du monde et à la connaissance que l’on en a. Ainsi, en 2003/2004, le musée d’Orsay, abordant la question avec l’exposition Aux origines de l’abstraction (1800-1914), montrait que la naissance de la peinture non figurative, « loin d’être un phénomène historique apparu brutalement dans l’urgence de quelques années charnières comme on se plaît souvent à le mentionner […] était le fruit d’un mûrissement progressif tout au long du XXe siècle, conséquence en fait de l’influence décisive des sciences de la vision ». En conséquence, loin de s’arracher au réel, l’abstraction était en fait « … une traduction inédite, plus synthétique du monde visible »11. Plus récemment, l’exposition sur la Sécession viennoise de 1900 au Grand Palais, montrait une autre voie de passage à la modernité, sans rupture, mais tout autant en prise sur l’évolution des connaissances. Le concept de « l’art pour l’art » en prend un coup.
8On dirait que les auteurs de l’introduction hésitent à se délester de positions académiques ou le font d’une façon détournée : faut-il passer par le discours des collectionneurs et se référer à Vincent Bounoure (note 8, p. 163) pour mettre en doute l’objectivité des analyses anthropologiques qui se défendent de toute participation émotionnelle ? Mais n’importe-t-il pas tout autant de se méfier de tout intellectualisme moins conscient de ses présupposés ? Sur ce point, on relève dans les textes de Coquet la récurrence des références au Moyen Âge et du parallèle « eux/nous », comme si le « nous » allait de soi, sur le contenu duquel on peut du reste s’interroger, présenté comme le point final obligé et logique de la fonction de la photo (p. 317). Il est aussi question « d’Afrique », alors que l’auteur ne s’appuie que sur une partie de l’Afrique de l’Ouest, définie de façon assez floue.
- 12 On peut à ce sujet souligner que l’ensemble des contributions procèdent par référence à un corpus b (...)
- 13 Journée d’étude du séminaire d’équipe de C. Choron-Baix, « Éclectisme et processus créateur », du L (...)
9Dans le texte final, « Épilogue », la contribution de Claude Macherel est donnée comme exemplaire dans l’analyse de l’œuvre. Dans ce texte remarquable, Macherel s’intéresse au tableau de Vermeer « L’art de peindre » et à son histoire, depuis sa réalisation par le peintre jusqu’à la place que sa veuve lui réserve dans sa succession. Daniel Arasse, rappelle-t-il, a signalé que ce tableau était « … peut-être la seule œuvre qu’il se soit délibérément réservée » (p. 320). Pour analyser cette toile, Macherel, qui se démarque de l’interprétation d’Arasse, en reprend cependant la méthode et, s’intéressant aux détails d’exécution et de composition, cherche à découvrir le sens caché que l’artiste a voulu donner à cette peinture, au-delà d’un style et d’un thème convenus. Il y décèle les indices qui sortent du sujet proprement dit et apparaissent comme le message du peintre, son testament. Il mentionne notamment que Madame Vermeer tente de le soustraire à la vente selon les volontés du défunt, et recherche en quoi consiste le sens caché de cette prédilection. Coquet souligne un peu hâtivement que ce type d’analyse se passe de références aux particularités stylistiques, tout autant qu’à la confrontation à d’autres œuvres du même type. Mais cette appréhension n’est possible précisément que parce que Macherel connaît l’ensemble de l’œuvre de Vermeer et l’histoire particulière de ce tableau (pp. 335-337). C’est ce qui lui permet d’en faire l’étude et de discerner ce qui ne relève ni du sujet apparent ni du style : ce qui s’y exprime tout en s’y cachant, comme le dessin « globuleux » de la main chez un artiste aussi soigneux dans le détail de la représentation par ailleurs. Une telle approche serait tout simplement impossible sans la connaissance du corpus dans lequel il s’inscrit et dont il se distingue, et ne pourrait être effectuée par qui ne serait pas spécialiste12 et connaisseur de l’ensemble de la production de l’artiste. Cette toile, testament pour Vermeer, n’est pas sans rappeler ce que fut la Joconde pour Léonard de Vinci qui y travailla cinq ans (« au moins », Arasse 2004), qu’il emportait partout avec lui et qu’il ne livra jamais à son commanditaire : ce qui relève de la liberté de l’artiste au-delà des contraintes de son milieu et de son époque. Comme l’a exprimé Serge Gruzinski : « L’artiste ne fait jamais que ce qu’il veut »13. Le titre de l’épilogue, « Histoire et anthropologie », est trompeur. Ce n’est pas en effet exactement d’histoire dont il est question. Quelques jalons sont évoqués, à partir de l’apport d’auteurs (Boas, Panofsky, Damisch particulièrement) auxquels une mention est décernée. Si l’absence de certains noms surprend dans cette perspective « historique » (cf. supra) en raison de choix sans doute personnels, l’absence du nom d’Arasse cependant, ne peut s’expliquer du fait de l’orientation de l’article.
- 14 On pourra se référer au texte de A. Dupuis (2002).
10Une série de partis pris révèle une certaine difficulté à dépasser une vision figée de l’autre posée par l’École française, un refus d’engagement pour ne pas dire une volonté de ménager la chèvre et le chou. La non-mention de Leiris, qui s’en démarque, ou de Griaule qui l’a fondée avec les recherches en pays dogon, de Jean Laude qui retrace une véritable histoire des arts de l’Afrique subsaharienne dans laquelle l’histoire du regard est traitée avec clarté14, produisent un certain malaise.
11On peut de ce fait conclure que cet ouvrage se situe dans une position distanciée par rapport à l’histoire, « politiquement correcte », l’anthro-pologie de l’art étant entendue au sens d’anthropologie de l’art des sociétés non occidentales avec pour conséquence la difficulté d’articulation avec l’histoire de l’art s’appliquant à un objet différent, les arts occidentaux, d’où l’obstacle à la définition et à l’utilisation d’une méthode commune. Les contributions qui contournent ce problème ne sont pas mises en relief pour cet aspect de leur analyse et on peut le regretter. Ainsi, l’article d’Olivia Kindl met en parallèle le rôle de la perspective dans notre histoire de l’art, définie par Panofsky (1975) comme une « forme symbolique » qui permet de situer la culture occidentale parmi les autres cultures, tout comme par exemple, pour prendre une comparaison, son système de parenté permet de la situer parmi les autres systèmes de parenté, ni plus ni moins. Le décentrement va ainsi de soi et permet d’échapper à l’ethnocentrisme. La contribution de Nathalie Heinich opère un autre décentrement tout aussi intéressant, qui souligne « le poids de la tradition savante » et dénonce celui de « […] la normativité » (p. 364). De ces considérations, il ressort que ces rencontres ne posent pas une claire problématique de départ, ni d’arrivée. Pour cela, il aurait fallu une autre distribution des contributions à partir d’une interrogation ferme sur l’histoire et la pertinence des concepts pour une véritable approche anthropologique de l’art.