La rivière Colorado et la soif du Sud

17 mars 2012
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Une situation de “ stress hydrique ” altère directement le bien-être de l’individu et peut, à terme, constituer une atteinte à ce besoin essentiel qu’est l’accès effectif à une eau saine. L’eau est un facteur de tensions politiques entre États mais aussi à l’intérieur des États : l’inégale répartition territoriale de la ressource en eau, conjuguée avec le doublement de la population mondiale depuis 1940 et le quintuplement de la consommation d’eau potable dans le même temps vient expliquer l’existence potentielle d’hydro-conflits. Le partage de ressources communes entre États – dans le cadre de fleuves transfrontaliers ou de nappes phréatiques communes –, la répartition des ressources en eau dans l’État – supposant parfois des projets de dérivation majeurs –, constituent des lieux et des facteurs de tensions apparemment irréductibles comme l’analyse Tad Homer-Dixon. Cet état de fait implique une régulation au niveau régional, international et national. En d’autres termes, l’eau se situe au confluent de la géographie et de la politique : elle marque les territoires, génère des tensions localisées et amène les politiques à devoir négocier avec ces contraintes. Au pire, elle peut provoquer indirectement des conflits en situation de rareté ou d’inégalité d’accès. L’évolution de la consommation en eau au cours des dernières décennies est tributaire d’une donnée immuable : tandis que plus de 70% de la surface de la planète est recouvert d’eau, l’eau douce ne représente que 2,5% des ressources aquifères. Or, parce qu’elle retenue dans des calottes glaciaires ou parce qu’elle est située dans des zones trop reculées, une très grande partie de cette eau est en réalité indisponible. Ainsi seul 0,007% est effectivement accessible pour la consommation humaine. Les scenarii d’extrapolation de la croissance de la consommation et des prélèvements d’eau ainsi que les perspectives sanitaires qui y sont liées demeurent préoccupants. L’eau est simultanément un enjeu géopolitique (les études du géographe Frédéric Lasserre vont dans ce sens), qui peut porter les germes de conflits, elle constitue également un facteur de coopération et de rapprochement. Cependant, la notion de guerre de l’eau est largement réfutée : l’eau serait un facteur d’aggravation des tensions et des conflits plutôt qu’une source directe et unique de guerres. Depuis la seconde guerre mondiale, seuls neuf conflits ont pour objet l’accès à l’eau. Dans le même temps, plus de trois cents traités relatifs à la gestion de ressources aquifères frontalières ont été signés. Pourtant les chiffres sont là.. On notera d’ailleurs que la FAO recensait, dans l’Histoire, 3600 traités internationaux touchant aux questions hydriques, parmi lesquels 2000 sont encore en vigueur. Il est certain que la coopération internationale – et particulièrement le recours au droit international public -, est une composante essentielle des perspectives géostratégiques hydriques : la question des ressources en eau, de leur gestion et de leur préservation intéresse en effet directement l’ensemble des acteurs de la scène internationale : les États, les OI, les ONG, les institutions publiques, les entreprises privées, les individus et les peuples. Le partage équitable –au sens de la Convention de New York du 21 mai 1997– des ressources dans le cadre de bassins internationaux, des rivières transfrontalières est plutôt bien organisé par le droit international. La multiplication des traités, accords et conventions en est assurément la preuve.

Si l’urgence sanitaire concerne prioritairement les États du Sud, il reste pourtant que prospérité, économie de marché et démocratie ne sont pas des garants de l’accès à l’eau. Au sein même du monde occidental, les appréhensions de l’idée d’eau, de sa valeur, de son libre accès, font l’objet de débats et révèlent à la fois des gestions plus ou moins heureuses et des perceptions différentes – voire divergentes – de l’eau. L’eau est doublement définie par le droit : elle est tour à tour un bien marchand susceptible d’être privatisé et un bien commun non-privatisable. Elle peut également faire l’objet d’interprétations conflictuelles lorsque ces deux lectures se télescopent. Tel est le cas en Amérique du Nord.

 

La géopolitique de l’eau en Amérique du Nord

 

En Amérique du Nord, le débat est à l’échelle du continent : les États-Unis pourraient faire face à un déficit hydrique équivalent à l’ensemble de leur consommation actuelle d’ici 2020 et le partage des ressources du continent semble inévitable. Le débat est également patent au Canada : Ottawa s’oppose à la construction d’un pipeline acheminant l’eau aux États-Unis, alors qu’à l’inverse le Premier ministre de Terre-Neuve a pu déclarer qu’il envisageait sérieusement de vendre l’eau de sa province, et dans le même temps, des analystes tentent de vaincre les réticences de l’opinion publique en affirmant le caractère non préjudiciable de la commercialisation de l’eau. S’il y a peu de probabilités qu’un tel enjeu génère un véritable conflit en Amérique du Nord, il y a fort à penser qu’il pourrait être à l’origine de très vives tensions politiques et économiques, tant au cœur de la Fédération canadienne que dans ses relations avec les États-Unis.

Le Canada et les États-Unis sont les plus grands consommateurs d’eau au monde : en moyenne 350 litres d’eau per capita et par jour, en comparaison à une moyenne de 30 litres par jour pour l’ensemble des citoyens du monde. Ces chiffres élevés s’expliquent notamment par les besoins de l’agriculture irriguée qui représente environ 80% de la consommation, pour, par exemple aux États-Unis, 17% de la production agricole totale. Ainsi, 29% des prélèvements dans les grands lacs sont destinés à l’agriculture.

Si l’on parle simplement de l’eau douce disponible, dans ce cas, le Canada détiendrait environ 20% des ressources mondiales. Cela n’est pas le cas des États-Unis. Le Sud des États-Unis est particulièrement affecté – principalement le Sud Ouest (notamment en raison de l’évolution de la démographie).

Au cours des 20 dernières années, la consommation d’eau douce a connu une inflation galopante dans certains États : il s’agit d’augmentations de 41,5% en Californie, 42% au Texas, 58,2% en Floride, 70% en Arizona. Cette inflation donne lieu à une surexploitation des ressources aquifères et notamment des nappes phréatiques. Par exemple, la Californie consomme 15% de plus que la capacité de renouvellement de ses nappes. L’une des situations les plus préoccupantes concerne la nappe de l’Ogallala. Située dans le centre Ouest des États-Unis, la ponction dans cette nappe est de 12 milliards de mètres cubes par an. Son niveau a baissé de 15 mètres ce qui représente un déficit de 325 milliards de mètres cubes.

 Si les surfaces irriguées diminuent (notamment en raison des coûts qui y sont associés), il demeure que les précipitations sont insuffisantes pour la renouveler. Pire encore, les ponctions se sont accrues avec les sécheresses à répétition depuis le milieu des années 90. Mais il faut dire que l’Est n’a pas été exempt de cette pénurie de précipitations non plus : les problèmes y sont donc tout aussi réels.

La question aquifère se trouve être aux États-Unis à l’origine d’une longue et récurrente tension internationale. Deux fleuves, le Colorado et le Rio Grande pourvoient à l’approvisionnement en eau douce de deux pays : le Mexique et les États-Unis. On notera d’ailleurs qu’avant de constituer un facteur de tension internationale, le Colorado a été longtemps un élément de tension domestique, la discorde ayant même dû être arbitrée en 1997 par le secrétaire d’État à l’Intérieur. C’est dans ce contexte, qu’à la fin du XIXe siècle, et à la suite de la doctrine de la première appropriation, les États-Unis ont élaboré la doctrine Harmon, établissant la souveraineté absolue de l’État sur le territoire comme principe fondamental du droit international. La sécheresse chronique des dernières années et la croissance de la population dans les zones frontalières ont relancé la tension entre les deux pays.

 

Le Traité de 1944 imposait un échange d’eau de part et d’autre de la frontière : tandis que les États-Unis, à l’Ouest, devaient donner 1,85 milliards de mètres cubes d’eau au Mexique par an, ce dernier à l’inverse acceptait de donner annuellement aux Américains environ 432 millions de mètres cubes (350.000 acres pieds) des six rivières alimentant le Rio Grande. La  surexploitation des ressources est manifeste: pour la première fois depuis bien longtemps, en 2000, le Rio Grande n’a pas atteint le Golfe du Mexique. Aussi les Mexicains invoquent-ils la sécheresse tandis que les Américains veulent absolument que le Texas bénéficie immédiatement des arriérés.

L’une des réponses à la demande croissante en eau a été d’accroître les ouvrages hydrauliques, les barrages. Ainsi, aux États-Unis, seuls deux pour cent des rivières et marais demeurent à l’état naturel tandis que de nombreuses espèces du milieu aquatique sont en danger d’extinction : on estime par exemple que 37% des poissons d’eau douce sont en voie d’extinction (M. Barlow, “Water Incorporated : the Commodification of the World’s Water”, Earth Island Journal, 5 mars, 2002). La culture Cocopa est également un exemple probant : « la rivière était partout et nulle part, comme si elle ne pouvait pas déterminer lequel de cette multitude de lagons verts offrait le plus plaisant chemin vers le Golfe. Elle les a donc tous traversé, se scindant pour se rejoindre, tournant et retournant sur elle-même, elle a erré dans les jungles fabuleuses, dans les douces forêts,… les eaux calmes étaient d’un bleu émeraude si sombre, tandis qu’un mur verdoyant séparait le lit du désert. Sur chaque rive, on voyait des aigrettes, des cormorans  tant d’oiseaux, d’animaux, des familles de ratons laveurs, des coyotes, et partout des traces de chevreuils… ». La description d’Aldo Leopold (Leopold, Aldo. 1949. A Sand County Almanac and Sketches Here and There. Oxford University Press, New York, pp.142-143), au cours d’un voyage en canoë en 1922, est celle du Colorado. C’était le delta du Colorado, avec 400 espèces de plantes et de nombreux oiseaux, poissons et mammifères. Or plus d’un demi siècle plus tard, « tandis que je marchais le long des croûtes de sel, sur le sol craquelé, et des flaques boueuses, j’avais du mal à imaginer que je me trouvais à l’endroit que Leopold avait décrit » (Sandra Postel, “Troubled Waters”, The Sciences, March-April 2000.). À tel point que « localiser la fin de la rivière est devenue quasiment impossible » (Philip Fradkin, A River no more: The Colorado River and the West, Berkeley, University of California Press, 1981, réed.1996, p.321). Pendant mille ans, les Cocopas ont cultivé la région et pêché dans le delta et subvenait pleinement à leur besoins. Leur culture est aujourd’hui en voie d’extinction (Anita Alvarez de Williams, in Alfonso Ortiz ed., Handbook of North American Indians, Vol.10, Washington DC, Smithsonian, 1983).
En outre, la salinité excessive des eaux est une conséquence de la surexploitation des ressources en eau potable. C’est un phénomène déjà largement observé avec le Colorado. Entre sa source et le barrage impérial la salinité de l’eau est multipliée par 15. Le fort taux de sel vient endommager les infrastructures, causant une corrosion accéléré des systèmes de distribution d’eau potable, des coûts accrus de construction et d’entretien, une altération de la qualité de l’eau,. Cela va bien entendu altérer le rendement des récoltes, et affectent la composition des sols. Pour réduire ce problème et l’accumulation de sel, les fermiers utilisent encore plus d’eau pour dissoudre et diluer le sel. L’utilisation accrue de l’eau implique alors d’utiliser plus de fertilisants (car les sols s’érodent et perdent leur valeur nutritive) se qui augmentent le coût de production. Sur le plan de la consommation personnelle et individuelle, une salinité accrue conduit à utiliser plus de savon et de détergent pour éliminer les traces, tandis que les appareils de chauffage à l’eau chaude, les vêtements et les tissus se dégradent plus rapidement. Le coût pourrait être de l’ordre d’un milliard, juste pour la salinité accrue du Colorado, aux États-Unis.

La vallée impériale : un grenier en plein désert

 
 
 
Photos – É. Vallet

À gauche les cultures irriguées – à droite le désert d’origine

 

Cette contribution s’inspire d’un texte publié avec Pierre-Louis Malfatto dans The Geopolitics of Natural Resources, dirigé par David Lewis Feldman et publié en 2011.

 

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