L’amiante au tribunal : une décision sans précédent entachée d’un « pacte avec le diable »
26 mars 2012
Federico Ferretti
GSPR
Ce billet existe aussi en version italienne : L’amianto in tribunale : una decisione senza precedenti e un « patto col diavolo »
Le 13 février 2012 marque un tournant historique, au niveau international, dans la lutte des victimes de l’amiante pour la reconnaissance de leurs droits. Le juge Giuseppe Casalbore, du Tribunal de Turin, a prononcé une sentence de condamnation à 16 ans de prison pour les deux anciens dirigeants d’Eternit–Italie, Stephan Schmidheiny et Louis Ghislain de Cartier, en infligeant aux condamnés et à leurs entreprises le versement de plus de 100 millions d’euros aux victimes.
- “Ayez honte vous qui savez”
Faisant suite au billet précédent sur l’affaire de Turin1 regardons les nouveaux développements de l’affaire, suivis à la fois dans les arènes publiques italophones et francophones, avant et après la sentence. Pour cela, nous disposons d’un outil supplémentaire, bien qu’encore en phase de développement et d’expérimentation : les nouveaux dictionnaires en italien de Prospéro, qui permettent les premiers traitements informatisés du corpus italophone.
Nous avons ainsi travaillé à la comparaison de trois corpus, arrêtés au 29 février 2012. Le premier, Amiante 2011-2012, concerne tous les aspects du dossier amiante et se compose d’articles de presse et de documents parlementaires français (1.438 textes de janvier 2011 à février 2012) ; le deuxième, Eternit, rassemble les réactions de la presse francophone au procès de Turin (297 textes de janvier 2009 à février 2012) ; le troisième, Amianto-Eternit rassemble une sélection d’articles et dépêches d’agence en italien sur le même sujet (905 textes de janvier 2009 à février 2012).
Face aux répliques de la défense, des arguments de comparaison
Après le célèbre réquisitoire du procureur Guariniello du 4 juillet 2011, demandant 20 ans de prisons pour les deux inculpés, repris par les medias dans toute l’Europe, la presse francophone ne s’est pas trop occupée des arguments avancés par les avocats de la défense, qui ont plaidé au cours de l’automne. Il n’était pas difficile de souligner le manque d’arguments substantiels face aux évidences de l’accusation et aux éléments à charge acheminés pendant des décennies par les mobilisations de travailleurs et de citoyens autour des sites amiantés2.
En revanche, les avocats d’Eternit, outre le recours à mille subtilités juridiques (ce qui est classique en la matière), ont mobilisé des figures argumentatives visant à renverser certaines des accusations publiques. Dans les dernières années, en effet, le drame de l’amiante a souvent été comparé à d’autres affaires environnementales italiennes, comme les morts de la Thyssenkrupp de Turin ou des usines chimiques de Taranto et Porto Marghera mais aussi à des grandes tragédies historiques, évoquées par la presse et par les différents acteurs, comme le nazisme ou Tchernobyl.
Il est intéressant d’observer que l’exemple de l’Allemagne nazie, mobilisé une dizaine de fois dans le corpus italophone, est agité explicitement par l’avocat de Schmidheiny, Astolfo di Amato. D’après le récit d’Alberto Gaino dans La Stampa, maître di Amato a évoqué rien moins que les droits de l’homme et Guantanamo.
L’avocat relance son argument par une autre rafale d’exceptions de légitimité constitutionnelle et de contraste avec la Convention européenne pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales (…) Pour l’avocat cela est résulté du “droit de la peur” (il cite les sentences de la Cour Constitutionnelle sur les morts au travail de la Montefibre de Verbania et sur le désastre de Sarno). Il parle à propos de celui-ci d’ “effet de consensus social”, tout en observant qu’il a “des origines culturelles qui ne sont pas nobles”. Il évoque la jurisprudence de l’Allemagne nazie qui “a limité le droit à ses propres valeurs”. Il fait référence au “droit pénal, pensé pour détruire l’ennemi, comme celui qui justifie Guantanamo.3
Il faut préciser que, du côté de la presse italienne, l’exemple de l’Allemagne nazie n’est pas utilisé pour des comparaisons de massacres, mais pour instruire un paradoxe : on fait remarquer que l’Allemagne a déjà interdit l’amiante en 1942, et la figure vise plutôt à critiquer l’énorme temps de réaction des pouvoirs publics4. A la veille de la sentence, c’est la presse française, et notamment Le Monde, qui réutilise cette considération : « Dès 1938, l’Allemagne nazie identifie le lien entre l’amiante et le cancer de la plèvre. En 1943, elle l’interdit. Mais à Casale, il faut vivre, travailler. »5
Moins intéressants, du point de vue argumentatif, sont les éléments reportés à propos des défenseurs du baron belge, qui d’après la presse se sont substantiellement limités à affirmer l’extranéité de leur client.
Finalement, le parquet a rejeté toute exception procédurale, en fixant sa décision pour le 13 février 2012.
Il est intéressant aussi de considérer la référence à Tchernobyl, qui surgit depuis 2009 sur plusieurs supports mais aussi dans le principal quotidien italien, La Repubblica.
Ceux qui se battent depuis trente ans pour avoir justice et pour faire interdire l’amiante partout ne trouvent que deux comparaisons possibles : l’hécatombe de Bhopal http://bhopal.net/et le désastre de Tchernobyl. Les nombres qui encadrent la première séance, en synthétisant, par la statistique, des centaines d’histoires personnelles tragiques et des dizaines de batailles collectives et transnationales, indiquent l’importance du procès, l’immensité de la douleur et de la colère, la raison pour laquelle tout le monde regarde Turin. Familles, institutions, associations, syndicats et citoyens demandent à la première section du tribunal de rendre justice à presque 2.200 morts de mésotheliome (ils étaient 2.154 à la fermeture de la séance préliminaire, et d’autres dizaines viennent de s’ajouter) et à 699 malades sans espoir de guérison. On compte 40 à 50 nouveaux cas par année en moyenne. L’incubation est très longue : le pic des décès doit encore arriver. D’après un avocat français, “on estime que chez nous le nombre de décès imputables à la période de 1995 à 2025 atteindra 100.000. Dans l’Union européenne, on en comptera un demi-million.” 6
La comparaison avec Hiroshima, proposée par l’avocat des victimes de l’amiante en France Jean-Paul Teissonière, est également emblématique, et on l’agite notamment à la veille de la sentence7.
Le pacte avec le diable
Le rebondissement de l’affaire, annoncé pour cette date, a été précédé par le surgissement, au mois de décembre, d’une figure classique des controverses publiques et de l’histoire des luttes sociales, bien décrite par l’anthropologie et la sociologie8, celle des alliés qui abandonnent le combat et qu’on considère comme des traîtres, bien que cette dernière définition, lancée dans les premières contestations filmées, paraisse une seule fois dans la presse.
En revanche, la définition de « pacte avec le diable » (expression qui est utilisée 16 fois dans le corpus italophone), est assez indicative des réactions qui ont suivi la décision du conseil communal de Casale du 17 décembre dernier. Prise à la majorité des voix, cette décision accepte une offre de 18 millions d’euros de la part d’une entreprise contrôlée par Schmidheiny, contre le retrait de la ville-symbole de la lutte contre l’amiante de la liste des parties civiles.
Le débat a fait rage à partir du soir même, lorsque le conseil communal a été assiégé par des centaines de manifestants criant à la trahison tout en demandant la démission immédiate du maire, Giorgio Demezzi, chef d’une majorité de centre-droit. D’un côté, ledit « pragmatisme des administrateurs » est avancé pour tenter de justifier cette décision comme le moyen le plus sûr d’obtenir de l’argent pour la bonification du territoire et pour les soins aux malades, sans attendre les résultats douteux du procès civil. Demezzi a précisé à plusieurs reprises que, du point de vue juridique, cet accord ne changerait pas les résultats du procès pénal. Mais dès le premier instant, il était évident pour tout le monde que le signal politique adressé était celui d’une capitulation, dans une affaire dont la partie juridique n’est que la partie émergée de l’iceberg.
L’indignation unanime des associations, des syndicats, des victimes et des administrateurs de plusieurs autres communes amiantées, s’est exprimée vivement dans de multiples arènes. La presse a relayé cette « colère légitime », et les journaux italiens, dans leur grande majorité, l’ont soutenue. C’est dans La Stampa que l’on trouve le meilleur résumé des deux positions : « La contestation, montée à fur et à mesure, s’est manifestée par des cris de “honte”, “justice”, “traîtres”, “bouffons”. Le maire, entre une suspension du conseil communal et l’autre, a dit que le dédommagement n’est pas incompatible avec la justice, car il n’arrête pas le procès pénal, donc la proposition est à accepter, car “avantageuse”. »9
La situation est tellement délicate qu’après quelques jours le nouveau gouvernement italien a été contraint d’intervenir, dans la personne du ministre Renato Balduzzi, qui a mobilisé l’argument auquel les élus de Casale étaient apparemment les plus sensibles, celui de l’argent, en promettant des subventions gouvernementales, contre le renoncement de la Commune à un « pacte avec le diable ».
Cette démarche, abondamment reprise par la presse italienne, a attiré, en France, l’attention du Monde, d’après lequel : « Le ministre italien de la santé, Renato Balduzzi, a téléphoné, mercredi 21 décembre, au maire de Casale-Monferrato, Giorgio Demezzi, pour lui demander -un supplément de réflexion. L’élu aurait accepté de revoir sa position, en indiquant (…) que des évaluations techniques et légales sont encore en cours »10.
Néanmoins, ce n’a été qu’à début janvier que la Commune de Casale a renoncé au « pacte avec le diable ».
La décision du 13 février
Dès le 12 février, la mobilisation de la presse italienne et internationale autour du procès a été massive, et plus encore dans les jours après. Si on compare les profils temporels de nos corpus, on remarque non seulement le pic en nombre d’articles pour le seul mois de février mais aussi que, pour la première fois, le procès de Turin se traduit dans une courbe très visible dans le profil du corpus francophone général Amiante 2011-201211.
Les corpus francophones portent pour la première fois une attention majeure à l’affaire Eternit : au mois de février, nous comptons dans le corpus Eternit, 139 articles pour 307 dans le corpus en italien, alors que dans la période précédente (janvier 2009- janvier 2012) le rapport était de respectivement 158 textes contre 598.
Les articles soulignent les aspects « nationaux » de la controverse. En Italie, en effet, le fait que les deux « ennemis » sont des milliardaires étrangers a facilité le consensus général sur le sens du combat, ce dont témoigne la présence constante de drapeaux tricolores.
À Casale, en effet, la presse a reporté que Schmidheiny n’est jamais appelé par son nom, mais toujours évoqué comme « le Suisse ». C’est peut-être de manière ironique que La Tribune de Genève du 13 février titre « Jugement attendu pour le suisse Schmidheiny. »12 En revanche, c’est le bleu de l’ancien ouvrier photographié avant la sentence, renvoyant à la tenue des travailleurs de toute la planète, qui rappelle plutôt l’internationalisme prolétaire dont s’inspirent les dizaines de délégations de victimes venues de l’étranger.
Le 13 février, la sentence est enfin prononcée, et la seule lecture de la liste des victimes dédommagées prend trois heures. Mais c’est néanmoins dans les toutes premières minutes que M. Casalbore prononce les mots les plus importants : condamnation à 16 ans de prison pour les deux inculpés assortie d’une obligation de dédommager les victimes.
Les sommes à verser sont estimées en plus d’une centaine de millions d’euros, dont 25 millions à la Commune de Casale, 15 à l’institut italien des maladies professionnelles, l’INAIL, quelques dizaines aux associations, institutions et syndicats, et environ 30.000 euros pour chaque famille de victimes.
On ne retrouve pas trop de commentaires sur cette indemnité, relativement basse, si on la rapporte à l’estimation du prix d’une vie humaine, car tous les protagonistes sont conscients de la valeur peu plus que symbolique de ces dommages civils. Dans ce processus, les commentateurs n’ont pas manqué de souligner des dysfonctionnements « à l’italienne » : par exemple, quelques jours après la lecture de la liste des victimes dédommagés, on s’est aperçu que quelques centaines de noms avaient disparu entre la liste manuscrite et la transcription, ce qui a fait remonter la colère de plusieurs familles dans les jours suivants à Casale et à Cavagnolo, petite commune voisine qui a été également touchée par le fléau13.
Reste en plus le problème des victimes de Rubiera et Bagnoli, les deux autres communes où l’on a enregistré des centaines de morts parmi les travailleurs des établissements Eternit. Là, le juge a estimé devoir ne pas procéder pénalement, en considérant l’extinction du crime. Dans les commentaires des jours suivants, ces deux cas font figure d’envers de la médaille. D’après le président de la Province de Naples, Antonio Cesaro, la sentence est à double face : « À l’établissement Eternit de Bagnoli -affirme-t-il- il y a eu 134 morts pour tumeur aux poumons, 9 pour tumeur du larynx, 258 pour asbestose pulmonaire, 65 pour mésotheliome, et il y a encore une centaine d’ouvriers malades des mêmes pathologies (…) La décision historique d’aujourd’hui est autant éclatante et innovante qu’elle est cruelle et incompréhensible pour les familles napolitaines qui ont vu la vie de leurs proches détruite par l’amiante ; même si l’on reconnaît les responsabilités des plus hauts dirigeants de la multinationale et on rend justice à la collectivité et aux salariés de l’entreprise, cela n’est pas le cas pour les proches des morts dans les établissements Eternit de Rubiera et Bagnoli. »14
Rubiera, commune située entre Reggio Emilia et Modène, compterait au moins une septantaine de morts parmi les ouvriers de l’établissement ICAR15, dont 42 parties civiles du procès représentaient autant de familles de la province de Reggio Emilia16.
Cependant, Guariniello a promis que dans le procès Eternit-bis, dont on annonce l’ouverture prochaine, ces cas seront « récupérés ». Ce procès concernera en effet une hypothèse d’incrimination non plus pour « désastre et omission volontaire des cautèles sur le lieu de travail », mais pour homicide, et de fait la peine pourra être appliquée aussi à des décès survenus avant août 1999, soit la date de la prescription que les juges de Turin ont accordée pour un certain nombre de cas17. Dans une interview, le magistrat affirme que « dans notre procès pour homicide seront pris en compte non seulement les travailleurs et les citoyens morts à Casale et Cavagnolo, mais aussi les victimes de Rubiera et Bagnoli (…) Maintenant, il est l’heure de procéder pour homicide, et cette sentence peut influencer aussi la démarche du nouveau procès. »18
La presse francophone n’a pas trop retenu ces nuances, en se focalisant plutôt sur la valeur exceptionnelle du procès comme précédent jurisprudentiel majeur. Les délégations françaises étaient nombreuses, et les déclarations des associations des victimes de l’amiante en France ont été unanimes. Le président de l’ANDEVA, Pierre Pluta, présent à Turin avec une délégation de veuves dunkerquoises, affirme d’abord que « ce verdict doit servir d’exemple, nous ne pouvons pas accepter qu’il en soit autrement. »19 La comparaison entre la situation italienne et la situation française est centrale dans le même article de la Voix du Nord, qui recueille d’autres commentaires des représentants des associations françaises : « Jean-Michel Despres, employé pendant trente-quatre ans à l’usine Eternit de Thiant, près de Valenciennes, président du Comité amiante prévenir et réparer (CAPER) , ne peut s’empêcher de dresser un parallèle entre les situations française et italienne : “Ce qui vient de se passer en Italie, c’est la justice. Chez nous, ce sont les mêmes matériaux, les mêmes conditions de travail et les mêmes entreprises, mais on attend toujours (…) La comparaison peu flatteuse avec la situation transalpine ne s’arrête pas en si bon chemin. Martine Lecerf, juriste pour la CAPER de Thiant, rappelle : “En France, il y a une plainte qui est déposée depuis 1995 contre Eternit au nom de notre association. En 1996, nous avons été ralliés par l’ANDEVA et ses avocats. Notre dossier a traîné pendant dix ans. Il y a deux ans, il est parti au pôle santé du ministère de la Justice, mais pour l’instant, ça ne bouge pas.” Martine Lecerf rappelle les nombreuses déceptions des victimes françaises de l’amiante: “Une semaine avant Noël, il y a quand même eu, en France, un non-lieu prononcé pour d’anciens dirigeants d’Eternit.” Pierre Pluta abonde dans le même sens : “Chez nous, d’anciens dirigeants d’Eternit sont blanchis avant d’avoir été jugés”. »20
Si l’on veut être optimiste, on peut prendre appui sur un article de Newspress du 22 février : « Ce jugement est historique et a valeur d’exemple. L’Italie vient de nous montrer le chemin. »21 Mais dans les jours suivants, c’est de nouveau sur le registre du paradoxe, dans sa version négative, que la presse francophone rebondit sur le dossier de l’amiante. On considère comme révélatrice la comparaison entre le résultat de l’enquête italienne et le dessaisissement du juge Bertella-Geoffroy du dossier Eternit en France, sur lequel les représentants des associations, interviewés par Libération, reviennent à l’unanimité.
Dernière – et ahurissante – illustration en date : le parquet a dessaisi en décembre la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy qui avait en charge, depuis sept ans, l’enquête sur la mort d’anciens salariés de la multinationale. “Le dossier Eternit à lui seul, c’est 13 m3 de documents”, commentait début janvier dans Libération Michel Parigot, le vice-président de l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva). “Le confier à deux nouveaux magistrats, dont l’un qui part en retraite et l’autre qui est en charge du dossier Mediator, cela revient à l’enterrer pour plusieurs années !” Pour le président de l’Andeva, Pierre Pluta, “tel que c’est parti, les victimes [3 000 morts chaque année en France, ndr] seront à deux pieds sous terre que ce dossier n’aura pas encore été instruit ni les responsables de milliers de morts jugés !”. 22
La visite de Guariniello à Paris le 25 février, sur invitation du Syndicat de la Magistrature, a donc retenu l’attention. Pour introduire l’attraction fatale que la Péninsule exerce désormais sur les victimes de l’amiante au-delà des Alpes, L’Humanité du 27 février évoque les voyages en Italie des temps du Grand Tour:
Si Rome, Naples et Florence avaient envoûté Stendhal, samedi c’est Turin qui a fasciné les militants français associatifs, syndicalistes et juristes, engagés dans la lutte contre l’amiante. À la maison du barreau à Paris, une conférence sur les “crimes sociaux et environnementaux”, leur a permis d’entendre un invité de marque: Raffaele Guariniello (…) Son exposé a souligné le contraste avec la France où, alors que les premières plaintes de victimes de l’amiante ont été déposées en 1996, aucune n’a encore donné lieu à un procès. Et où, pire encore, le dossier Eternit vient de connaître un coup d’arrêt avec l’annulation de six mises en examen et le dessaisissement de la juge d’instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy, qui y travaillait depuis sept ans. Le contraste tient aux systèmes judiciaires, très différents des deux côtés des Alpes. En France, les juges d’instruction mènent les enquêtes, mais sur ordre et sous contrôle des parquets, dépendants du pouvoir politique. En Italie, les investigations sont menées par les magistrats du parquet, mais ils sont indépendants. C’est dans ce cadre favorable que Raffaele Guarinello a effectué depuis vingt ans, avec une équipe de procureurs spécialisés en sécurité au travail, un “voyage dans le Code pénal, à la recherche des incriminations les plus adaptées” pour poursuivre un employeur provoquant, par des décisions économiques, des atteintes à la santé de ses salariés. Voyage dont le “point culminant” a été le procès Eternit, mais aussi, en avril dernier, la condamnation du dirigeant de Thyssen-Krupp Italie à seize ans et demi de prison pour homicide volontaire, après la mort de sept ouvriers dans l’incendie d’une aciérie en 2007 (…) Des jugements “assez vertigineux pour des juristes français”, a souligné Odile Barral du Syndicat de la magistrature, “car, ici, le procès des victimes de l’amiante est au point zéro, ce qui pose la question du statut des parquets, et de cette injonction folle de poursuivre tout, sauf les affaires importantes”. “Jamais les parquets n’ont pris la moindre initiative de poursuites dans des affaires d’amiante”, confirme l’avocat des victimes Jean-Paul Teissonnière, qui souligne aussi l’inadaptation du droit pénal français. “Il n’y a pas de texte permettant d’incriminer une personne qui, par l’exploitation d’un produit lucratif, est à l’origine d’une catastrophe sanitaire, en étant consciente des risques. Ce phénomène social ne peut être abordé que sous l’angle de l’homicide involontaire, d’une succession d’accidents individuels, sans l’aspect collectif.” Dans le même sens, la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy a déploré le “manque de moyens patent” pour mener des investigations très lourdes, l’absence de qualification autre que les “homicides et blessures involontaires”, et le manque d’indépendance de la justice.23
Quelles suites après l’affaire Eternit ?
À la fin de ce premier round de l’affaire judiciaire d’Eternit-Italie, regardons les réseaux d’entités qui résultent de l’analyse des trois corpus. On sait que Prospéro permet d’exporter les listes d’actants dans des graphes calculables sous Pajek, logiciel assez performant pour l’analyse, ainsi que pour la représentation, des réseaux les plus divers24. Du point de vue sociologique, les potentialités de cet outil pour une approche des réseaux politiques et sociaux est évidente, tout en ne se limitant pas à cet aspect.
La sortie vers Pajek étant un instrument fréquemment utilisé pour analyser les jeux d’acteurs à l’intérieur des corpus soumis à Prospéro, nous avons effectué une comparaison entre les trois dossiers.
Le réseau du corpus italophone est évidemment le plus compact, parce qu’il se réfère plus directement au déroulement du procès, et la comparaison internationale avec d’autres cas, en Europe et dans le monde, est relativement faible. Le réseau de Teissonnière est relativement marginal face à l’ensemble, dominé par les grandes figures du procès, Guariniello, Cartier et Schmidheiny, parmi lesquelles le maire de Casale, Demezzi, se retrouve en position centrale grâce à l’affaire du « pacte avec le diable ».
Les trois graphes, et en particulier celui du corpus francophone Eternit, montrent que la personnalité la plus liée aux autres, et donc aussi la plus citée, est celle de Schmidheiny. Des deux inculpés c’est lui qui est considéré comme le plus intéressant, et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, parce que l’autre condamné, le baron belge, est désormais nonagénaire, et sa condamnation à 16 ans de prison est perçue comme assez symbolique, d’autant qu’il faut tenir compte des temps longs du procès d’appel et de la cour de Cassation, et qu’une loi italienne interdit la détention de personnes âgées de plus de 70 ans (loi approuvée il y a quelques années par le gouvernement Berlusconi, dont même le lecteur le moins informé des affaires italiennes peut deviner le dessein …).
En revanche, « le Suisse », plus jeune et encore très actif dans plusieurs entreprises, fait figure de cible principale de la presse et des militants anti-amiante, d’autant qu’on le présente sous l’angle d’une « double vie » : cet acteur se propose, depuis la fin des années 1980, comme rien de moins qu’un « écologiste » et un « philanthrope », ce qui a suscité quelques commentaires sarcastiques25.
Nous voyons surgir, dans le réseau du corpus Eternit francophone, une série de noms liés dans des sous-réseaux qui ne sont pas évidents dans le corpus italophone, et qui proviennent de la comparaison internationale : à la droite du graphique, on lit les réseaux des amiantés français, et, dans la partie gauche, les protagonistes de l’affaire Eternit-Belgique, où la famille Jonckheere vient de gagner un procès civil contre la multinationale. Cette procédure aussi est regardée avec beaucoup d’intérêt en France.
Le graphe le plus complexe est celui du corpus Amiante 2011-2012, bien que cela soit moins évident, car les acteurs sont plus clairsemés et leurs liens relativement plus faibles que dans les deux autres graphes. Ce n’est qu’après les dizaines d’articles consacrés à la sentence du 13 février, que les protagonistes de l’affaire de Turin y gagnent une position centrale, à côté des amiantés français et belges. Il faut cependant remarquer la position également centrale des protagonistes du débat en cours au Québec, qui est peut-être la nouvelle frontière de la bataille pour l’interdiction de l’amiante, car la politique canadienne d’une production « contrôlée » et « sûre » des fibres, est constamment questionnée dans les arènes publiques locales : sur les 1.236 articles de presse du corpus Amiante 2011-2012, 101 sont issus de journaux canadiens francophones, et les êtres fictifs CANADA@ et Québec@ obtiennent respectivement 420 et 294 citations.
Quoi qu’il en soit, l’histoire judiciaire d’Eternit-Italie est loin d’être terminée, car les avocats des condamnés ont annoncé leur intention de faire appel, tandis que, de l’autre côté, le procès Eternit-bis est déjà en train de s’instruire.
Le problème est désormais de savoir si, en dehors des tribunaux, la mobilisation populaire saura imposer le traitement des milliers de sites et situations, en particulier usines, habitations et équipements ferroviaires, où l’amiante, vingt ans après son interdiction en Italie, n’a jamais été enlevé, et si l’internationalisation de l’affaire produira des résultats concrets dans d’autres cadres politiques.
- F. Ferretti, « L’amiante au tribunal ou l’éternel rebondissement d’un cas sanitaire », Socio-Informatique et Argumentation, 3 décembre 2011. [↩]
- Sur la longue durée des affaires d’amiante et son histoire dans le développement du logiciel Prospéro, voir : F. Chateauraynaud, D. Torny, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Editions de l’Ehess, 1999 ; F. Chateauraynaud, Prospéro, une technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, CNRS Editions, 2003 ; F. Chateauraynaud, J. Debaz, « Retrouver le temps des acteurs dans le temps des corpus », Socio-informatique et argumentation, 10 mars 2010, http://socioargu.hypotheses.org/347. [↩]
- La Stampa, 12 octobre 2011. [↩]
- ANSA, 11 octobre 2010 ; 1 janvier 2012 ; 2 novembre 2009 ; 16 février 2012. [↩]
- Le Monde, 11 février 2012. [↩]
- La Repubblica, 10 décembre 2009. [↩]
- La Tribune de Genève, 13 février 2012 ; Libération, 13 février 2012. [↩]
- C. Giraud, De la trahison, contribution à une sociologie de l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2010 ; S. Schehr, « Sociologie de la trahison », Cahiers internationaux de sociologie, 2007/2, n° 123, p. 313-323. [↩]
- La Stampa, 17 décembre 2011. [↩]
- Le Monde, 27 décembre 2011. [↩]
- voir le précédent billet : F. Ferretti, « L’amiante au tribunal ou l’éternel rebondissement d’un cas sanitaire », op. cit. [↩]
- La Tribune de Genève, 13 février 2012. [↩]
- La Repubblica, 16 février 2012 ; La Stampa, 17 février 2012. [↩]
- Adnkronos, 13 février 2012. [↩]
- Il Resto del Carlino, 8 novembre 2011. [↩]
- Il Resto del Carlino, 15 avril 2011. [↩]
- Agenzia Giornalistica Italia, 13 février 2012. [↩]
- Agenzia Telegrafica Svizzera, 14 février 2012. [↩]
- La Voix du Nord, 14 février 2012. [↩]
- Ibid. [↩]
- Newspress, 22 février 2012. [↩]
- Libération, 28 février 2012. [↩]
- L’Humanité, 27 février 2012. [↩]
- W. De Nooy, A. Mrvar, V. Batagelj, Exploratory Social analysis with Pajek, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. [↩]
- Il Resto del Carlino, 7 avril 2009 ; La Repubblica, 11 décembre 2009 ; Planète sans visa, 6 juillet 2011; Libération, 13 février 2012 [↩]
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