1« Parce que toutes les sociétés possèdent des cultures dont chacune a transformé le monde tel qu’il est en une réalité culturelle spécifique, la relation entre les mots et les choses est elle aussi, et de manière analogue, culturellement spécifique. Mais ceci n’élimine pas les différences fonctionnelles entre le monde des choses et le monde des mots qui les décrit. »
2Sydney Mintz (1999 : 24)
3Dans le cadre de la technologie culturelle, les discussions semblent extraordi nairement étriquées quand elles ne sont pas théoriques et extraordinairement théoriques quand elles ne sont pas étriquées. Cette perception ne serait point trop inquiétante si elle ne provenait que des regards extérieurs, tant il est vrai qu’un champ de recherche quelque peu organisé provoque régulière ment cette impression chez ceux qui ne sont pas habitués à le parcourir en tous sens. Mais, dans le cas présent, il se trouve que l’embarras affecte sensiblement les spécialistes eux-mêmes, comme s’il leur était impossible de franchir les limites de leur domaine d’enquête sans sauter à pieds joints au-delà de l’horizon, dans l’univers de la synthèse anthropologique. Un colloque sur la parenté, le mythe, la transition économique, les pouvoirs ou les échanges peut engendrer —au prix d’une débauche d’analogies artistiquement voilées, éventuellement— un vaste éventail de dialogues à tous niveaux entre des ethnologues ayant travaillé à des endroits très divers, alors qu’une table ronde où se succèdent une communication sur la tannerie au Bahmayogu, une autre sur les techniques de pêche chez les Kroums, une troisième sur les défrichements à Xanadu et qui conclut sur l’extraction traditionnelle du cobalt en Tuccitanie épuise à une vitesse inégalable la capacité d’attention du plus consciencieux et du plus chevronné des auditeurs, tant les possibilités de liaison et d’extension font cruellement défaut. Un chercheur campant sur l’observation des faits matériels ne parle aisément que de son terrain ou de sa technique, et ses conjectures n’osent s’extraire de l’un qu’à la condition de rester dans l’autre.
- 1 Il n’est pas indifférent à cet égard que cette inhumation précipitée, inélégante et —espérons-le ic (...)
4Le fait technique se montre par lui-même rétif à ces bribes de comparaisons qui facilitent tant la conversation pour peu que l’on s’empresse de supposer « toutes choses égales par ailleurs », car la rigidité de son ancrage dans le monde matériel décourage les extensions aventureuses et, par là, cette fameuse, mystérieuse ou miraculeuse « créativité » que le chercheur est périodiquement invité à placer parmi ses valeurs prioritaires (surtout si les autorités institutionnelles désirent lui signifier par là que ses réflexions sont, à leurs yeux, désespérément dépourvues d’intérêt). En conséquence, la technologie culturelle se trouve rangée, aux côtés des inventaires ethnographiques, dans ce qu’à la fin des années 1980 certaines ironies trop éthérées pour être honnêtes appelaient « l’ethnologie des peaux de lapins ». À moins que, subissant l’expédient favori d’une pensée résolument en avance sur son époque (donc « post-moderne »), elle ne soit conduite à découvrir que son acte de décès, bien que non placardé dans les formes requises, a été assimilé « au dehors » par tout un chacun1.
5Non seulement une science ne progresse jamais seule mais, privée du regard des autres, elle dépérit vite : la provocation demeure alors le meilleur moyen de prouver qu’elle est encore là. Et, si personne ne songe à lui jeter de gant à relever —la discrimination ne connaît pas d’outil plus efficace que le silence—, l’urgence de défier les communautés alentour se hisse même au rang de priorité : un savoir s’affirme honorablement en posant des questions crispantes. Sur ce plan, il est clair que la technologie culturelle, sans abandonner les grandes introspections autour desquelles elle continue à se structurer (la « chaîne opératoire », « tendance et fait »...), se doit désormais d’interpeller l’ensemble de sa discipline sur les hypocrisies, les omissions et les impasses logiques qui permettent ce lent glissement vers une révocation tacite. En d’autres termes, il lui faut épousseter les problèmes non résolus et les énigmes intactes qui déterminent depuis toujours sa place, sa position et ses responsabilités au sein de l’anthropologie sociale.
6D’ailleurs, si, comme on l’a susurré ici à propos des colloques « étriqués ou théoriques », les anthropologues spécialisés dans la technique ont tant de mal à dialoguer en restant agrippés au niveau de la science plutôt qu’en s’engouffrant dans un des ascenseurs offerts par la philosophie, ne serait-ce pas parce qu’ils ont un peu oublié que la réalité technique « pure » est moins leur lieu de rencontre « naturel » que la culture ou la société ? La sociologie comparative, en effet, n’a jamais eu pour tâche de confronter les gestes du potier à ceux du tisserand, à ceux du plombier ou à ceux du laboureur : au départ, il était plutôt prévu que la comparaison porterait sur le mode d’assimilation du travail par une collectivité, ou encore sur la cristallisation d’une catégorie à partir d’une séquence particulière d’opérations.
7En 1998 et 1999, toutes ces difficultés ont été évoquées sous différents angles dans des réunions de l’équipe « Techniques et culture » : notamment à propos du séminaire interne que celle-ci avait organisé pendant les années précé-dentes et des sentiments mitigés qui, à la longue, ont accompagné son déroulement. Les aspects positifs sont importants et multiples. Chacun a admis sans réticence qu’ils ne doivent surtout pas être dévalués, environnement décourageant ou pas : dans la succession de ses séances, ce séminaire a montré l’évi-dente richesse thématique et la profusion réelle des recherches que le secteur continue à contenir et à encadrer. Il suffirait ainsi d’aligner les titres des communications présentées pendant plusieurs saisons pour obliger les ensevelisseurs mentionnés plus haut à convenir qu’il nous reste moult choses inouïes à débusquer en ce domaine, et maintes choses classiques à approfondir.
8Une frustration s’est néanmoins accentuée au fil du temps, donnant à une partie d’entre nous l’impression d’appartenir à une de ces églises que tout le monde visite sporadiquement mais que personne ne fréquente régulièrement, excepté le clergé chargé de dire la messe. Bien obligé, le pauvre : la force d’inertie qu’il faut vaincre en soi quand on rédige un texte sur les chalutiers à rame et autres gondoles thonières des Kroums, pour aller assister à un exposé sur un bâton à fouir dans les coins, récemment découvert dans la zone septentrionale de Xanadu, est allée en augmentant, ainsi que la sensation confuse d’une dispersion irrémédiable.
9En réponse à ce malaise, Aliette Geistdoerfer, qui avait réclamé et organisé ces réunions destinées à faire le point, a émis une hypothèse intéressante et aussi un peu déconcertante, en ce que son évidence se dissipe dès qu’on essaie de la saisir : ce que les technologues partagent essentiellement, demandait-elle, ne serait ce pas une réflexion méthodologique qui constitue en fin de compte leur unique lieu de rencontre permanent ? Une conséquence pratique immédiate serait de privilégier pendant quelque temps des « tables rondes » susceptibles de régénérer la communication entre nous : les textes réunis dans le présent numéro émanent d’une première tentative en ce sens.
10Attardons-nous un peu, cependant, sur l’amorce de Geistdoerfer : si elle n’a soulevé aucune objection, pas même une restriction formulée au conditionnel, nous nous sommes, à la vérité, hâtés de la laisser en suspens. Or, n’est-elle pas étrange cette contrée scientifique où la seule activité « sociale » des habitants consisterait à s’enseigner mutuellement les voies royales et les raccourcis qui permettent de la traverser, tandis que, dans une visée plus « économique » la production des faits y serait, en revanche, solitaire et introvertie, voire indicible ? On s’attendrait plutôt à rencontrer ce cas de figure extrême dans une des tours de Babel qu’affectionnent les modélisateurs de la pensée pure et/ou du symbole purifié.
11Aucun malaise ne vient sourdre à cet endroit quant à la conformation ou à la conformité du district. Il y a juste une précision à ajouter, mais une de celles qui, « tombant sous le sens », risquent à la longue d’effondrer le sens au-dessus d’elles. Il n’est pas faux de prétendre que l’on n’a pas grand chose de concret, d’objectif ou d’applicable à se transmettre aujourd’hui dans le petit monde de la technologie culturelle. Pour une raison tellement dénuée de mystère qu’on l’a totalement oubliée : contrairement à la biologie et à la linguistique qui fournissent les deux autres moyens d’accès primordiaux aux phénomènes anthropologiques (Guille-Escuret 1994), et contrairement aussi à d’autres sous-tribus de l’ethnologie (spécialistes de la parenté, du mythe, de l’écologie...), ce secteur n’a jamais aspiré à une quelconque indépendance. Rien n’exaspère plus les ethnologues « technologistes » qu’un mépris affiché pour la multitude des circonstances qui entourent le geste, mais surtout aucun d’eux n’imaginerait une justification interne de la technologie, avec des curiosités en circuit fermé et des ambitions sous contrôle exclusif du sérail. En un étrange et pourtant habituel retour des choses, ceux qui étudient les outils rêvent leur science sous forme d’outil pour agir au-dehors, quand tant de leurs collègues fixés sur des mécaniques et des logiques ressentent la leur comme un modèle destiné à représenter un champ scientifique en extension indéfinie.
12Autrement dit, une raison principale explique que les technologues n’échangent plus que des recettes et ne se posent plus entre eux que des problèmes plus ou moins restreints de méthode : il ne reste tout simplement plus grand monde autour pour réclamer leurs lumières autrement que pour la forme. Ou par principe. Éventuellement pour la forme du principe. Voire pour le principe de la forme. Quant à une inclusion de leurs apports dans une réflexion sur l’idéologique, le politique, l’économique, l’écologique, ou le psychologique, on la constatera surtout... lorsque la réflexion émane d’un technologue.
13À ceux qui voudraient contester ce propos en évoquant la vaste audience reçue par Bruno Latour, gardons-nous de répondre qu’il s’agit là d’une exception qui confirme la règle : c’est plutôt le corollaire qui revient sur la règle et achève de la fixer. Une fois extraits de leur marais moderniste, les quasi-objets concernent des quasi-techniques de quasi-production si subtiles qu’à la fin le « quasi » monopolise toute l’attention : les objets, les techniques et la production ressemblent en conséquence aux emballages jetables que multiplie notre quasi-époque. Et, avec un aplomb déroutant, Latour se retourne sur les matérialistes à la mode d’autrefois pour leur demander à quoi diable ils pourraient servir. Peut-être à une sociologie non jetable qui aurait d’autres martels en tête que d’émoustiller la philosophie. À cet égard, le lecteur consultera avec profit, dans la présente revue et en feuilletant un livre, les commentaires lucides et d’autant plus sournois d’un Jamard (1992, 1993), mais bornons-nous ici à une image dont la teneur anecdotique ne diminue pas la portée significative : De la préhistoire aux missiles balistiques, ouvrage remarquable et remarqué édité par Bruno Latour et Pierre Lemonnier (1994), commençait par une contribution de Shirley Strum centrée sur la vie sociale des Babouins et se terminait par une hypothèse de Philippe Descola sur la non-domestication du Pécari en Amazonie. Absente à l’ouverture du livre (figurant un « avant »), la technique retournait donc aux limbes d’un « au-delà » à sa clôture, comme une dimension amovible du social. Sans procès d’intention superflu, l’impression globale fournie par cette « intelligence sociale des techniques » (sous-titre du volume) aurait assurément changé si le texte final avait été celui que proposait Robert Cresswell sur « la nature cyclique des relations entre le technique et le social ». La question d’une intelligence technique du social , ainsi que celle de tout autre permutation entre ces trois termes englués les uns dans les autres, ne se trouvent-elles pas ainsi rejetées sur les bas-côtés ?
14Pour prévenir les recroquevillements d’une minutie obsessionnelle, virevoltant en spirale désespérément centripète à cause du silencieux et implacable siège que sait installer l’indifférence, quelle meilleure stratégie que de reformuler, avec ou sans nouveauté, les grands dilemmes centrifuges ? C’est-à-dire, en l’occurrence, ces interrogations qui défient sans vergogne toute l’anthropologie, en lui demandant de définir avec exactitude le fantastique avatar qui permettrait à celle-ci de tirer un trait sur l’influence intrinsèque des techniques dans l’évolution de l’homme et dans les histoires humaines.
15La réouverture de cette perspective étant acquise, le thème « efficacité technique et efficacité sociale » s’imposait d’emblée. Pierre de touche, bouteille à l’encre ou centre de gravité, cette séparation, en effet, agit un peu comme le rapport nature/culture dans un contexte plus large : elle n’y est d’ailleurs pas étrangère (ou ne devrait pas l’être) et, bien qu’infiniment moins éclatante ou envahissante, elle en reflète quelques chamarrures. Ne serait-ce qu’à travers la tentation commune de plonger dans l’équivoque pour fuir le paradoxe.
16Quand ce sujet a été proposé en vue de deux journées de discussion méthodologique, la référence sous-jacente initiale était l’analyse du procès de travail dans la mouvance althusserienne (Balibar 1980; Terray 1969) : c’est bien cet angle d’attaque qu’a retenu Robert Cresswell pour poursuivre sur la chaîne opératoire une réflexion personnelle amorcée à l’époque sur cette notion-clef du marxisme qu’est le procès de travail. Du coup, en confrontant les deux textes —celui de 1975 et celui qui suit dans ce numéro—, la continuité conceptuelle entre chaîne opératoire et procès de travail affleure : l’une des deux notions serait-elle une extension ou une spécialisation de l’autre ? Cresswell semble disposé à l’envisager et, quelle que soit la solution du problème, il montre clairement que la résolution de l’énigme dépend d’une clarification de la relation entre les deux « efficacités ». Certaines chaînes opératoires peuvent évidemment être décrites d’un point de vue exclusivement technique —pas seulement en préhistoire ou en primatologie—, mais n’y a-t-il pas des chaînes opératoires dont l’« efficacité technique » ne parvient pas à transcrire le déroulement complet ? Les maillons que le social rajoute, ne serait-ce qu’en insérant des rituels, faut-il en transcrire systématiquement l’existence, ou doit-on attendre qu’émerge une efficacité matérielle, directe ou indirecte, dans un moyen terme juridico-politique ou dans un long terme écologique ? Et, dans la seconde éventualité, comment procéder ? Ici, la ligne de démarcation entre les activités descriptive et théorique s’épaissit ou s’évase, mais plus personne ne voudra croire à une inadvertance de Cresswell quand il saute à pieds joints dans ce marécage inquiétant, les éclaboussures provoquées par les trépignements précédents n’ayant pas eu le temps de sécher.
17Cependant, la disjonction a suscité d’autres réminiscences. Ainsi, pour François Sigaut, le sujet nous ramène encore plus loin en arrière, à la fameuse définition du technique par Marcel Mauss : l’acte traditionnel efficace. La tradition incorpore-t-elle ou non une efficacité singulière ? On a trop négligé que la formule maussienne entraîne une opposition logique entre l’efficacité de la tradition et celle de l’innovation (Guille-Escuret s/presse). Problème épineux : serait technique ce qui est socialement entériné comme efficace, alors que l’efficacité inédite renverrait à une réalité à dénommer. Loin de ces sources et de ces fondations, Philippe Geslin, en bon cadet de Garonne, saisit la balle sur un rebond beaucoup plus récent : les missives balistiques échangées en 1996 par Pierre Lemonnier et Bruno Latour dans Ethnologie française. Mais la tendance s’installe du côté technique pour que le relatif s’approprie le social. Très commode : pour bien mettre en valeur vos idées, choisissez-vous donc un adversaire convenable disposé à faire ronronner une dissension sur mesure, avec, bien entendu, ses malentendus. Il n’en ressort pas moins, quand on lit Geslin, une orientation particulière à explorer sur la disjonction technique/social des efficacités. Une ou plusieurs, car l’orientation que Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin prennent à partir de la même ligne de départ est sensiblement différente.
18Les contributions de Geneviève Bédoucha et Béatrice Lecestre n’arrangent rien sur ce point, ce qui n’est évidemment pas un reproche. La première met en attente l’affiliation théorique de l’énigme et s’emploie à la représenter au moyen d’une analyse comparative dans la gestion des eaux dans deux sociétés. La seconde connecte la divergence interrogée des efficacités à l’hypothèse cresswellienne d’une homologie entre systèmes techniques et sociaux. Finalement, chaque article apporte ainsi une vision particulière sur une disjonction présumée classique et le premier résultat de ce tour d’horizon s’impose aussitôt : nous sommes tous d’accord sur l’intérêt essentiel d’un sujet que nous concevons sous des formes extraordinairement disparates.
19Sur ce plan, le recueil des textes réunis dans ce numéro ressemble à un épisode de feuilleton à la fin duquel le lecteur tomberait sur le classique « à suivre », mais serait convié à continuer sa lecture sous une kyrielle de signatures appartenant à des périodiques indépendants. Devons-nous le regretter ? Ou considérer, à l’inverse, que le rôle éminent « du » thème annoncé est garanti par l’éclatement de sa compréhension ? N’est-ce pas parce que nous ne savons pas décliner la série complète et ordonnée des écarts du social et du technique dans l’efficacité d’une action que nous sommes si faibles quand il s’agit d’affirmer l’importance de notre secteur en anthropologie ?
20Ne feignons pas la surprise. Les ironies de la candeur perdent tout intérêt après avoir baigné, fut-ce brièvement, dans le ridicule, et si cet écltement n’avait été prévisible, la table ronde n’aurait pas été ornée d’un sous-titre aussi pervers qu’agaçant : « le technique est-il dans le social ou face à lui ? »
21Dès les premières discussions de la matinée, deux intervenants ont dénoncé d’emblée l’incongruité de cette formule : François Sigaut et Michel Panoff, excusez du peu. D’autres se sont concentrés sur l’intitulé principal, glissant pudiquement sur l’orientation facultative suggérée ensuite : c’était leur droit. Jusque-là, on pouvait envisager de retirer la question. Cependant, la provocation n’a pas fait long feu puisque deux contributions ont relevé le gant : celle de Cresswell, point de vue éminent de l’équipe Techniques et culture et celle des deux représentantes du groupe de recherche « MàP » (« Matière à Penser »). Ce n’est pas anodin, comme l’indiquent de récentes, subtiles, synthétiques et néanmoins jamardesques supputations sur ce qui peut séparer ou opposer les problématiques de Techniques et culture et du MàP : le fourbe exégète cristallise en effet la divergence principale en présentant des diagrammes de Venn, avec des ensembles et des sous-ensembles, des inclusions totales ou partielles (Jamard 2002 : 232).
22À partir d’une certaine ampleur, un programme disciplinaire, ou un chantier collectif, ou une tendance théorique, ou une option méthodologique —laissons pour le moment à Jamard le soin de combiner ces quatre formes de volonté scientifique dans un diagramme de Venn— ne saurait se concevoir sans définir à la fois sa construction intrinsèque et la place que celle-ci occupera dans un paysage environnant. Une astuce pendable des théoriciens consiste à imaginer ladite construction dans un paysage préexistant et inchangé, alors qu’en général sa venue en implique la modification. En cette phase initiale, que certains exécutent rapidement pour ne plus avoir à y revenir (Claude Lévi-Strauss) tandis que d’autres y reviennent périodiquement afin de vérifier que les « attaches tiennent » (Robert Cresswell campe sur ce pôle-là), le recours, officiel ou masqué, à ce langage indigent, insuffisant et exaspérant qu’est une logique formelle plus ou moins « méta-mathématique » s’impose. Pour repérer les racines de l’incompatibilité et, au-delà, pour recenser les mystères qu’un style d’argumentation trop subtil et trop rôdé finit par négliger jusqu’à l’oubli complet.
23La règle du jeu sous-jacente est simple : elle suppose un isomorphisme entre les relations qu’entretiennent les types de propositions A, B, C... entre eux, d’une part, et les ensembles de faits réels(a1, a2 ,a 3...an), (b1, b2, b3... bn), (c1, c2, c3...cn) qui déterminent l’existence de ces types, d’autre part. Dans le cas présent, si les propositions concernant les faits techniques font partie des propositions traitant les faits sociaux, c’est que les faits techniques font partie des faits sociaux. Inversement, si les « choses » du technique sont dans les « choses » sociales, le discours sur le technique incorpore le discours sociologique.
24Convenons que la conjecture a de quoi faire hurler en chœur les relativistes de tous poils, amodernes, antimodernes ou postmodernes. Cela n’a d’ailleurs pas la moindre importance, soit dit sans méchanceté, car l’image ne vaut que sur un horizon scientifique où les propositions seraient toutes des « expressions bien formées » (désignation classique) et où les faits qu’elles annotent seraient parfaitement cernés et circonstanciés. L’astuce se range donc parmi d’autres facilités du même ordre (tel que le fameux « toutes choses égales par ailleurs ») pour pressentir une tendance lourde sous les tourbillons de l’observable.
25Toutefois, même installée en cet imaginaire achèvement de la méthode scientifique, l’assertion est-elle forcément fiable ? Est-elle, en quelque sorte, crédible dans l’absolu ? Rien ne l’indique a priori, et l’utilité du propos s’ensuit : en évacuant les scories du momentané, il nous invite à nous interroger sur d’éventuelles contradictions permanentes entre différents champs de recherche, contradictions qui interdiraient le bon déroulement du jeu susdit. Il n’est pas indispensable de pré-voir l’agencement d’une anthropologie définitive pour faire émerger les raisons structurelles qui empêcheraient l’inclusion du fait technique par le fait social d’inférer l’inclusion de la technologie par la sociologie. Poser la question revient en conséquence à scinder le problème en indiquant un danger majeur de confusion, car l’affirmation affichée de l’isomorphisme entre les enchevêtrements interdisciplinaires et les intrications des objets correspondants extrait une difficulté à résoudre du magma des énigmes « tombées sous le sens ».
26Au cœur de l’un des derniers bastions où un empirisme grossier reste avouable et où le matérialisme s’exprime sans vergogne, une objection est ici prévisible : tout cela se rapproche de cette découpe quadripartite d’échantillons capillaires que l’on s’attendrait plutôt à trouver dans une réflexion liminaire sur la cognition culturelle et/ou le nirvâna des symboles. Ce reproche oublie que, si l’épistémologie est une arme offensive facultative, elle constitue parallèlement un moyen de défense presque indispensable. Désormais, la contourner ne peut que maintenir la technologie dans un piège où elle est tombée voici quelques décennies, alors que Claude Lévi-Strauss s’employait à tailler sur mesure un costume pour le structuralisme avec quelques pièces d’anthropologie, tandis qu’André Leroi-Gourhan (1957) se bornait à fonder la cohérence de l’ethnologie sur un principe d’inter-disciplinarité philosophiquement sympathique mais tactiquement ruineux.
27Nous devrons y revenir sous plusieurs angles, mais commençons par le dire un peu brutalement : se demander si le technique est dans le social ou face à lui, quitte à accepter de placer provisoirement la discussion sur le plan d’une logique formelle, c’est tout bonnement répliquer à une élimination indirecte mais implacable de la technologie culturelle des débats cruciaux de l’anthro-pologie. Peu importe que celle-ci n’ait pas été une victime complètement innocente et que les responsables de l’éviction n’aient pas eu de vilaines inten-tions : il ne s’agit pas de condamner de mauvais confrères mais de corriger une dérive funeste. La technologie doit s’engager dans une réponse, ou bien se résigner franchement à une position subalterne au sein de la discipline.
28En ce sens, contrairement aux apparences, déganguer la règle du jeu mentionnée plus haut (l’isomorphisme entre la disposition des ensembles de propositions et celle des ensembles de faits) ne complique rien, ni n’encourage aucune complication : le propos dévoile uniquement une complication effective dont les jongleurs de l’idéel ont usé et abusé pour se débarrasser des pesanteurs des agissements liant l’humain au monde matériel.
29Panoff et Sigaut déplorent sans doute le sous-titre choisi parce qu’ils n’y aperçoivent pas de voie prometteuse quant au développement singulier de la technologie culturelle. Ne confondent-ils pas le remède proposé à la technologie et la maladie dont souffrent les anthropologues ? À quoi bon douter des qualités heuristiques dudit questionnement dans un contexte académique où tout le monde l’adopte expressément ou insidieusement afin d’infléchir des rapports de force entre écoles/domaines/projets ? En réalité, tous les chercheurs en sciences humaines se demandent en des instants déterminants de leur travail ce qui est, ou ce qui n’est pas, dans le social, à quel niveau et avec quelle pondération. Et tous fondent leur problématique globale sur un double recensement des pièces nécessaires au fait social et des accessoires en options. Les uns occultent a posteriori cette partie de l’argumentation, comme un échafaudage devenu encombrant, quelques-uns de leurs collègues la montent en épingle, d’autres encore la transfigurent : dans tous les cas, la trace persiste.
30Entendons nous : tous, d’accord, mais plus ou moins. En technologie, la préoccupation affleure avec une certaine rareté, sans que l’on sache exactement pourquoi. La méfiance dont s’entourent l’empirisme et le pragmatisme n’explique rien par elle-même, sauf à clamer que l’épistémologie est inexorablement une nébuleuse inutile. Le fait que les admirateurs de la pureté idéelle soient conduits à s’éterniser dans l’univers théorique ne saurait, en effet, suffire à impliquer une désertion symétrique de la part des observateurs obnubilés par les rapports homme/matière. Le Capital, pour piocher une référence tout à fait au hasard, mélange intimement les genres.
31Une hypothèse complémentaire, sinon secondaire, mérite notre attention : la sociologie comparative des techniques renâcle devant ce dépiautage de poupée russe opéré sur le phénomène social, parce que des caractères particuliers de son objet la contraignent à mieux fixer sa place dans un dispositif anthropologique général, ou —ce qui revient au même— parce que les ambiguïtés qui infiltrent ces allégories ne parviennent pas à la désorienter longtemps.
32Derechef, nous paraissons inverser de façon péremptoire une perspective courante et tout laisse craindre que nous conseillions bientôt à la technologie de ne plus se lamenter en songeant à ce que l’anthropologie ne fait pas pour elle, mais de relever fièrement le menton en se demandant ce qu’elle peut faire pour l’anthropologie ! En réalité, les hésitations, répétitions partielles et lenteurs qui auront fait soupirer le lecteur depuis le début de ce texte dépassent une coquetterie chafouine qui souhaiterait jeter un voile devant un autoritarisme épistémologique inavouable : inverser purement et simplement une problématique (comme, Marshall Sahlins s’en est fait, par exemple, une spécialité face à divers réductionnismes) se révèle souvent être le meilleur moyen de s’approprier un vice de forme en retournant l’arme contre son utilisateur originel, sous prétexte de « légitime défense ».
33Or, en l’occurrence, toutes nos remarques invitent à espérer mieux que le fugace soulagement du retour à l’envoyeur : le rétablissement d’une perspective rationnelle équilibrée, en vertu de sa double orientation. Les deux interrogations suivantes ne sont jamais accolées alors qu’elles sont interdépendantes et que formuler l’une sans l’autre revient à les dénaturer toutes deux :
34- Que manque-t-il à l’anthropologie sociale quand elle néglige la technologie ?
35- Que manque-t-il à la technologie quand elle se laisse marginaliser par un réseau de curiosités dominantes en anthropologie ?
36Bien des réponses surgissant d’un côté se révèleront soudain également pertinentes sur le second versant. À titre personnel, nous souhaitons en mentionner une : certaine ambition collective digne de ce nom, avec la responsabilité historique qui est son corollaire.
37La cible étant à peu près fixée, revenons un instant sur l’idée d’un social décomposé, en parallèle avec la sociologie elle-même, en emboîtements divers et variés, allant des pelures d’oignon à l’embedding. Seule une longue et minutieuse enquête épistémologique permettrait de dégager ce moteur théorique dans une vaste série de recherches, et d’indiquer ainsi la régularité de ce mode de schématisation à la base d’un large éventail d’applications, car les auteurs multiplient les expédients pour protéger le nœud central de leur système.
- 2 Qu’on n’y voit aucun acharnement personnel : sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres qui ne l’on (...)
38Quelques cas s’imposent d’eux-mêmes par leur énormité. Quel pouvait bien être ce social que Clastres et Lizot se croyaient en droit d’opposer à l’économie chez les Indiens amazoniens, et quelle était, subséquemment, cette économie lessivée du social ? Quels sont ces systèmes sociaux humains qui « englobent des écosystèmes et non le contraire », selon l’enseignement de Julian Steward lu par Robert Murphy et contre les convictions de Julian Steward lu par Marshall Sahlins (Sahlins 1980 : 128-130) ? Et comment situer tout de suite après cette technologie dont le caractère particulier stipule celui de l’environnement (Sahlins 1980 : 131), compte tenu du fait que ni Steward ni Sahlins n’ont jamais montré sa façon de travailler ? Une astuce se laisse deviner dans ce bonneteau des sous-ensembles : choisir une échelle d’espace et de temps, ou un angle de pénétration, qui donne quelque crédibilité à l’inclusion d’un phénomène X dans un phénomène Y, puis glisser tacitement vers un englobement de la science qui s’occupe de X par la science qui se charge de Y... Concentrons-nous ici sur deux références majeures, aux antipodes l’une de l’autre, hormis, précisément, quant au souci commun de s’interdire la dissimulation d’une inconsistance de l’argument sous un « effet de manche » d’avocat ou de prestidigitateur : Robert Cresswell, l’élève le plus affûté de Leroi-Gourhan, et l’immanquable adversaire Claude Lévi-Strauss2.
39Dans le discours du premier, on relèvera alternativement :
40- l’affirmation de principe, maintes fois réitérée, de l’appartenance des techniques aux faits sociaux (inclusion non équivoque);
41- la distinction entre l’efficacité technique et l’efficacité sociale (signe que l’une n’est pas l’autre);
42- la vision déjà notée de relations cycliques entre le technique et le social;
43- une loi de corrélation entre le degré de simplicité de l’intervention des faits techniques dans les processus naturels, d’une part, et le « choix » de la forme sociale, plus le « choix » du contenu efficient, d’autre part, les degrés de ces deux choix étant inversement proportionnels l’un devant l’autre (Cresswell 1996);
44- l’image non fortuite d’une « imbrication du social dans le technique » où l’incohérence du premier pourrait estomper « le côté logique de l’évolution technique » (Cresswell 1996 : 356). Non fortuite, car ménager systématiquement une place au repérage de l’efficacité sociale dans une chaîne opératoire ou dans un procès de travail équivaut à penser la régularité de cette incorporation;
45- l’intention d’accéder à une méthode facilitant un va-et-vient entre la logique et l’histoire (où le chemin pris pour l’aller est présumé différent de celui emprunté au retour).
- 3 Étienne Balibar (1968 : 140) signale ainsi dans une note infrapaginale que dans la désignation alth (...)
46De là à clamer qu’il faut envoyer Cresswell sur un gibet où, au nom du tiers exclu et de ce qui s’ensuit, il sera mis au supplice par un épistémologue d’Iéna ou de Francfort, il n’y a qu’un pas. D’aucuns envisageront de sauver l’aventureux technologue en le plaçant sous la protection d’une logique dialectique mais, outre que cette protection a subi une grosse dévaluation à la fin du XXe siècle, son identification « technique » était déjà malaisée dans la concurrence effrénée des heures glorieuses3. Il reste que Cresswell accompagne ses propositions d’exemples assez éloquents pour dissiper les brouillards sémantiques. Dans ses pages, le technique qui est dans le social, on le cerne, on le vérifie, il ne se dilue pas au loin. De même pour le social qui s’infiltre selon lui dans le technique. Le lecteur saisit aussi bien que Cresswell que c’est bien du technique et que c’est bien du social qui sont étudiés, que le premier absorbe le second ou soit absorbé par lui. Mais alors, sont-ce les mêmes réalités dans les deux cas, ou bien les différentes circonstances, échelles et conjonctures les transforment-elles radicalement en décidant qui sera Jonas et qui sera la baleine ?
47Avant de songer à une réponse, plaçons l’énigme devant le miroir du structuralisme de manière à vérifier que, reflétant quelque chose d’elle, il ne saurait la ridiculiser en la taxant de fantasmagorie. Pour cela, il suffira d’invoquer les deux écrits éminents où Lévi-Strauss, incité par les événements à parler en autorité disciplinaire suprême, s’efforce de brosser le tableau général d’une anthropologie à sa convenance : la Leçon inaugurale au Collège de France (prononcée en 1960 et reprise dans Anthropologie structurale deux) et La Pensée sauvage (1962). Décomposons.
48- Dans la Leçon, l’anthropologie sociale est posée en synonyme de la « séméiologie » pressentie par Ferdinand de Saussure; elle serait « l’occupant de bonne foi de ce domaine que la linguistique n’a pas revendiqué pour sien » (1973 : 18).
49- Une difficulté reconnue comme « sérieuse » se présente : « on peut se demander si tous les phénomènes auxquels s’intéresse l’anthropologie sociale offrent bien le caractère de signes » (1973 : 19). Certes. Beau joueur, Lévi-Strauss mentionne « l’outillage, les techniques, les modes de production et de consommation », qui, a priori, sont à ranger parmi les objets, non parmi les signes. Nous sommes bien dans le traitement d’une hypothèse pensée à la manière d’un diagramme de Venn.
50- Toutefois, les domaines qui viennent d’être mentionnés « sont comme imprégnés de signification. Par cet aspect, ils nous concernent déjà » (1973).
51- En outre, ces objets portent en eux de multiples choix. Un certain type de hache de pierre, par exemple, devient en ce sens un signe dans la mesure où, « dans un contexte déterminé, il tient lieu, pour l’observateur d’en comprendre l’usage, de l’outil différent qu’une autre société emploierait aux mêmes fins »(1973 : 20).
52- L’objection, néanmoins, vaut jusqu’à un certain point et renverrait —tout ou partie : là, une brume se lève— de la géographie et de la technologie dans une anthropologie culturelle distincte de l’anthropologie sociale.
53- Dans La Pensée sauvage, cependant lesdites géographie et technologie sont, avec la démographie et l’ethnographie, destinées à assister l’histoire, l’ethnologie penchant pour sa part vers la psychologie (1962 : 174).
54Symptomatiquement, Cresswell et Lévi-Strauss discernent tous deux une tension entre logique et histoire. Toutefois, tandis que le premier cherche l’émergence de la logique dans des tendances techniques et situe les troubles de l’histoire du côté des remous caractérisant le social, les conceptions de Lévi-Strauss inversent les attributions de la stabilité structurelle (la logique aime le signe) et de la contingence (l’histoire est dans les scories de la pratique). Les contradictions sont moins flagrantes chez le structuraliste que dans le collage extrait des propos de Cresswell. Mais, l’illustration attenante étant sporadique et maintenue à l’état d’esquisse, elles résistent aussi beaucoup plus fortement à toute tentative de résolution, étant impossibles à déverrouiller en s’appuyant sur le seul texte.
55Car enfin, voilà une anthropologie culturelle prête à tomber en synonymie avec l’histoire au nom d’un commun attachement à l’objet matériel : quelles que soient la décennie et la tradition universitaire envisagées pour ce bizarre rapprochement, il ne va pas de soi ! Ceux qui, aux États-Unis, ont réclamé la séparation de ces deux qualifications de l’anthropologie, n’espéraient-ils pas plutôt que la « culturelle » accaparerait le psychologique et que la « sociale » aurait à broncher sans cesse sur la matérialité et l’historicité d’autres faits ? Et que dire de cette « répugnance » que « certains » auraient éprouvé en 1960 à inscrire la géographie et la technologie dans le champ de l’anthropologie sociale, sinon que Lévi-Strauss a dû la rencontrer à proximité immédiate, dans un cercle étroit dont il était immanquablement le centre : on comprend que la Nouvelle Histoire ait renâclé devant cette suggestion d’un grand partage qui, à l’encontre de ses élans, entendait lui restituer une responsabilité sur l’examen du sujet et de l’événement (elle qui rêvait si fort de s’en débarrasser), puis la charger, en prime, d’un encombrant tutorat sur l’ethnographie, et, finalement, la priver de la quête tellement plus émoustillante de structures purifiées, traversant les époques avec des significations en guise de véhicules !
56Grosso modo, aucun logicien ne fixera les positions du technique et du social dans un diagramme de Venn s’il s’appuie sur les propositions de Cresswell, et aucun ethnologue n’osera défendre le diagramme qu’un logicien déduirait des phrases de Lévi-Strauss, malgré l’influence gigantesque que conserve ce maître sur les balbutiements de toute problématique un tantinet sémiologique. Pas assez de clarté, d’un côté, trop de l’autre. Pourtant, bien que chacun les pose de façon à conforter sa réponse, les deux professeurs tournent autour de questions voisines.
-
Est-il admissible que le « social » ne soit composé que de signes ?
-
Le fait technique concerne-t-il l’anthropologie sociale même quand il n’est pas chargé de signes ?
-
Y a-t-il des signes dans toutes les techniques dès lors qu’elles sont organisées en systèmes ?
-
Y a-t-il une différence de nature entre les techniques signifiées et les techniques non signifiées ? Entre des techniques suscitant du signe et des techniques non commentées ?
-
Le « choix » technique résulte-t-il, ou équivaut-il, ou implique-t-il nécessairement le signe ?
- 4 Contrairement, par exemple, à Pierre Lemonnier (1993) qui en fait un problème peu ou prou isolable, (...)
57La dernière de ces énigmes est à la fois omniprésente et toujours voilée. Cresswell n’en parle pas, parce qu’il la vise constamment : elle est objet de travail, et non moyen de travail4. Lévi-Strauss, lui, la transforme mine de rien en principe fondateur. Le passage cité plus haut de la « Leçon » ne déclare pas l’équivalence entre choix et signe, il l’utilise comme un socle déjà prêt. Il s’ensuit que si un schéma stipulant les situations respectives du technique et du social semble accessible chez le maître du structuralisme, c’est qu’il a enfermé le trouble dans une profession de foi. En d’autres termes, la difficulté est résolue parce que le mystère est caché. Pas par un tour de magie : par l’intervention d’une croyance réduite à son noyau élémentaire et indiscutable.
58En l’occurrence, il s’agit de la conviction profonde de Durkheim lui-même, bien qu’elle condamne l’irréductibilité du fait social à n’être qu’une règle méthodologique destinée à se dissoudre à partir d’un certain degré d’accomplissement, et non un phénomène à part entière (Guille-Escuret 1994). Penser le social humain exclusivement comme un effet du langage, revient dans ce sillage à dire qu’il faut considérer les faits sociaux comme des choses sans commettre l’erreur de croire qu’ils ont une réalité intrinsèque. À bien des égards, il est diplomatiquement préférable de conserver cette colossale finesse dans l’ombre. Voire, pour le théoricien concerné, de l’enfouir dans un recoin de la conscience, quitte à la voir sortir inopinément : les soudains accès de réductionnisme que Jamard (1993) décante chez Lévi-Strauss évoquent de petites éruptions de magma bouillant sous une épaisse et solide croûte structuraliste.
59Si le choix passe toujours par le signe, ou si la non-expression du choix renvoie à un « refoulement » du signe (qui s’avèrerait lui-même un signe au bout du compte), alors le fait social est un échafaudage scientifiquement superflu. Il sert à protéger une école d’un désordre pluridisciplinaire ambiant en la parant des atours d’une discipline, et puis c’est à peu près tout. En outre, la solution de continuité entre l’idéologie et la science relève sur ce chemin du fantasme : au pire, on défendra, dans un moment donné, une distinction hiérarchique entre les deux; au mieux, on prolongera plus ou moins ironiquement Sartre par le biais d’une divergence d’entrées en matières telle que, dans l’idéologie, le choix précèderait le signe, tandis que, dans la science, ce serait l’inverse.
60Mais si le choix dépasse le signe, dépasse l’intermédiaire obligatoire de locuteurs, ne mobilise pas ses synapses « à lui » dans les cerveaux, ne régit pas des symboles exprimés, tout change : ce n’est plus par coquetterie que le choix se couvre de guillemets. Il y a bel et bien un tri à faire entre les choix pris en charge par le signe, et des alternatives d’une autre teneur, que l’histoire peut présenter à une société longtemps avant que le langage ne se montre capable d’en récupérer une partie. Au sein de l’ordre social, la dualité tendance-et-fait n’équivaut ni au rapport structure/symbole ni au couple logique/histoire : il y a un couple tendance-et-fait en biologie, et il y en a deux supplémentaires en technologie et en sémiologie, dont les disparités créent des complications qui augmentent à leur tour leurs déphasages mutuels mais aussi avec la biologie, et ainsi de suite (Guille-Escuret 1994).
61Admettre qu’une différence de forme dans des outils ayant des fonctions homologues dans les sociétés X et Y dénote un « choix », puis inféoder le choix au signe, ce n’est pas une broutille intellectuelle. Et, de la part du théoricien qui avait auparavant attaché la culture à des écarts significatifs (Lévi-Strauss 1958) et qui, plus tôt encore, avait posé que le rapport nature/culture épousait la distinction de l’universel et du variable (Lévi-Strauss 1949), ce n’est pas non plus tourner en rond : il répète trois fois la même conviction dans des contextes séparés, il exprime trois fois une option de principe.
62Si nous installions réellement les positions du technique et du social dans une figure, nous aurions donc chez Cresswell trois diagrammes a priori incompatibles : un cercle technique à l’intérieur du cercle social, un cercle technique et un cercle social disjoints, et un cercle social dans le cercle technique. Chez Lévi-Strauss, nous n’aurions qu’une image unique : le cercle de l’anthro-pologie sociale et de la séméiologie couperait celui de la technologie, assimilant la partie significative et laissant dehors les actes « bruts ». Ensuite, plusieurs morales sont susceptibles de conclure la comparaison, ou bien on les alignera dans une scène imitant les dialogues hypocrites d’Imre Lakatos5.
- 5 L’auteur y occupe en effet la place du Dieu unique des épistémologues (animisme relativiste non com (...)
63Épistémologue n° 1. L’attitude de Cresswell sur cette question est visiblement plus changeante, moins cohérente, que celle de Lévi-Strauss.
64Épistémologue n° 2. Sans doute, mais Cresswell conserve le doute sur les définitions du social et du technique : il en fait des buts à conquérir. Lévi-Strauss définit l’un des termes et cherche la situation de la seconde notion par rapport à la première. En vain d’ailleurs, car sa définition du champ de l’anthropologie sociale condamne la technologie à être une pièce rapportée, ni tout à fait ici, ni tout à fait là : une cousine pauvre de province que l’anthropologie accepterait pour qu’elle ne soit pas à la rue, vu que l’histoire ne prend pas ses responsabilités.
65Épistémologue n° 1. Il n’empêche que Lévi-Strauss a le mérite de fixer un des termes, et tant pis si l’ancrage est arbitraire… On a plus de chance d’aboutir à une image exacte quand une des deux variables est arrêtée, ou quand on l’observe dans un instant précis de sa course.
66Épistémologue n° 2. Je devine le substrat : « étant donné un repérage du social dans des conditions données, où se trouve alors le technique ? »
67 Épistémologue n° 1. Et inversement.
68Épistémologue n° 2. Oui, sauf que Cresswell retourne régulièrement la question d’une direction vers son contraire. Lévi-Strauss, lui, ne fait pas ce va-et-vient; il arrête une place pour la technologie (de manière à ce qu’elle ne soit point trop encombrante ) et, l’ayant laissée derrière, il continue son chemin sous l’étendard du social.
69 Épistémologue n° 1. Si c’est pour arriver à plusieurs conceptions incompatibles, peut-être vaut-il mieux renoncer à ce fameux va-et-vient —marcottage d’une dialectique unanimement répudiée— et applaudir le discours univoque de Lévi-Strauss, qui incite à la discussion en mettant les contradicteurs au défi.
70Épistémologue n° 2. Ces duels-là ne sont pas des combats à armes égales. Hors de l’irruption d’un paradoxe imprévu, le protagoniste qui impose les définitions initiales ne peut être dépossédé de l’avantage inhérent à son « coup d’avance ».
71Épistémologue n° 1. Admettons. Toutefois, les rationalités de Cresswell et Lévi-Strauss ne sont pas issues d’une génération spontanée, que je sache : elles prennent place sur des sillages. Aucune école ne naît ex nihilo, et, pour chaque théorie qui s’édifie, les définitions de base améliorent et corrigent des définitions antérieures. Où serait l’avantage excessif dont jouirait Lévi-Strauss ?
72Épistémologue n° 2. L’avantage est double, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec un excès. Primo, Lévi-Strauss reprend le flambeau de Durkheim (pour qui le social humain vient déjà des institutions, donc du langage) et bénéficie ainsi des privilèges d’une conception ultra-dominante au milieu du XXe siècle. La connaissance qu’il a acquise du marxisme dans sa jeunesse lui permet, de surcroît, de pressentir les embuscades d’un matérialisme opposé à celui qu’il revendique. Secundo, il s’exprime en philosophe, en ce sens qu’il émet des définitions présumées valables en toutes circonstances.
73Épistémologue n° 1. Et où diable serait le mal ?
74Épistémologue n° 2. Qu’importent le diable et le mal : nous ne cherchons pas un coupable mais une solution. Pour l’heure, il s’agit de rappeler que le philosophe et le scientifique ne sauraient « échanger » des affirmations sur un pied d’égalité. Celles du philosophes ont, le cas échéant, une valeur intrin-sèque qui n’est pas tenue de se soumettre à un contexte délimité. Celles du scientifique —et, en l’occurrence, Cresswell endosse la légitimité qui monopolise son intérêt— sont établies dans des cadres de référence thématiques, spatiaux et temporels, lesquels sont plus ou moins extensibles ou recoupables, mais jamais effaçables.
75Épistémologue n° 1. À vous entendre, on croirait que l’inscription de l’argument dans un cadre permettrait que l’on dise tout et son contraire selon la référence choisie.
76 Épistémologue n° 2. Ce n’est pas si simple. Néanmoins, affirmer une chose dans un cadre A, et la nier dans un cadre B, n’implique effectivement pas l’inconséquence. Cela peut signifier que la complexité interne de cette « chose » est sensible à l’environnement dans lequel elle est saisie et que ce n’est peut-être pas la même dont on parle en A et en B.
77Épistémologue n° 1. C’est du charabia. Un véritable amphigouri.
78Épistémologue n° 2. Les philosophes le disent. Avec une véhémence quelquefois suspecte, étant donné les diverses subtilités conceptuelles dont, en d’autres circonstances, ils admirent la prometteuse élégance. Cependant, notre dialogue est lui-même provoqué par le cadre de référence d’une discussion où le propos précédent est aisé à transcrire : il est imaginable que le social évoqué par Cresswell dans une technique et que le social qui, selon lui, contient une technique existent simultanément, mais désignent des phéno-mènes différents sans être totalement étrangers l’un à l’autre.
79Épistémologue n° 1. Charabia et amphigouri, redis-je, en me flattant de garder un calme olympien.
80Épistémologue n° 2. Victime d’une crispation philosophique habituelle que n’exclut pas une sérénité affichée, vous ferez désormais cette réplique à chacune de mes interventions, ma tâche à moi étant de concrétiser progressivement l’hypothèse dont vous avez rejeté la bienséance.
81Mettons fin à une conversation qui est visiblement condamnée à se dégrader. Si l’épistémologue n° 1 n’est pas forcément un serviteur de Lévi-Strauss, son vis-à-vis semble, au delà du seul Cresswell, l’avocat de la plupart des auteurs de ce numéro. Pour Bédoucha, Geslin et Lecestre, la définition du social est à l’horizon, fruit d’un algorithme auquel chacun entend contribuer pour une synthèse à venir. L’exception qui avait été prévue n’a pas déçu : Sigaut, dont on a aperçu en maints articles le penchant pour un cisèlement des définitions par un travail logique, essaie d’accorder les trois composantes de la définition maussienne des techniques en les situant dans un champ élargi de phénomènes. En conséquence, il ouvre une recherche sur l’éventail des efficacités liées aux techniques, plus que sur le rapport technique/social observé à travers le prisme de l’efficacité, recherche qui réclamerait les commentaires d’un épistémologue n° 3 dont on n’aura pas l’imprudence d’ébaucher le discours au-delà d’une ou deux remarques ponctuelles.
82Chez François Sigaut, en cette occasion comme dans divers précédents, la logique sert à construire un programme apte à contenir tout ce qui concerne un type de problème ou de phénomène, sans préjuger des degrés inégaux d’importance de tel ou tel aspect. Les théoriciens évacuent souvent les difficultés qui déstabilisent leur édifice en taxant de marginalité leurs supports flagrants. La démarche de Sigaut est ainsi perpendiculaire aux autres contributions : la délimitation du technique, avec les modalités de son efficacité (ou de son « efficience ») devrait ouvrir une perspective sur la texture du social. Cela dit, le procédé ne revient-il pas à guetter, en quelque sorte, le social dans le technique ? N’appréhende-t-il pas ensuite la globalité du fait technique à partir d’une série de relations sociales ? Et l’étonnant tableau présent à la fin du texte n’invite-t-il pas une psychologie à mettre un peu d’ordre dans notre thème ?
83Au risque de devenir irrémédiablement exaspérant, je dirai que la mention des cadres de référence introduit un troisième axe de complication pour ces connexions. Nous avons vu que l’image de la technologie dans l’anthropologie sociale et celle des techniques dans le social ne se garantissent pas mutuellement. Il faut maintenant démentir une équivalence supplémentaire qui s’insinue subconsciemment en nos esprits : l’inclusion des techniques dans les rapports sociaux et leur présence dans la société. Heureusement, il ne sera pas nécessaire de se disculper une nouvelle fois du grief de ratiocination, l’histoire récente ayant mis en relief l’erreur et ses enjeux, avec les coups d’éclat du réductionnisme, sociobiologie et matérialisme culturel en tête. Ces écoles profitent régulièrement d’une induction spontanément conçue selon laquelle un phénomène se manifestant constamment dans une société imprègnerait le social (ce qui est exact, à condition de s’entendre sur le sens donné à « l’imprégnation ») et, finalement, serait lui-même « du » social (ce qui est à tout le moins très contestable). En maintes conjectures conduites à la hussarde, la proximité génétique, les pérégrinations des protéines ou les flux énergétiques ont ainsi retenti comme des déterminations sociologiques par la seule vertu d’un cadre spatial et temporel apparemment capable de les entourer.
84Sans doute ne serait-il pas indispensable de s’appesantir outre mesure sur ces dérives-là, si, face au réductionnisme, le relativisme en vogue n’avait entrepris de conforter l’errance par sa manie de la copier « en négatif ». Si les caricatures du matérialisme se plaisent à confondre d’office les rapports technologie/anthropologie, techniques/rapports sociaux et techniques/sociétés pour décréter l’homologie fonctionnelle et la similitude formelle des trois absorptions, les multiples moutures actuelles (on n’ose dire modernes) du relativisme se rejoignent tacitement sur un glissement également fantasmatique et tout aussi stérilisant. Parce que la société n’existerait pas —pas « vraiment, pas « réellement », pas « objectivement »—, elle ne saurait contenir des techniques; celles-ci n’auraient pas de position garantie dans les rapports sociaux; la technologie ne devrait plus attendre un siège réservé en sciences sociales. Entendons-nous. Personne, dans la mouvance désignée, ne consentira à revendiquer cette troisième proposition, qui sera même vivement rejetée si elle est exprimée. En pratique, pourtant, son application ne rencontre pas de résistance et, il est facile de vérifier que le refus de « réifier » la société est la justification ultime d’un ostracisme de fait.
85Non que les relativistes nourrissent une aversion spéciale envers les techniques : d’habitude, il s’en moquent comme de leur premier vilebrequin. Et puis, sur ce point précis, Bruno Latour et ses proches offrent un contre-exemple convenable. Pourtant, quand elles entrent en lice, elles ont la déplorable manie de fixer géographiquement et historiquement des hommes, voire des groupes humains et se prêter bien mieux à l’image de blocages concrètement repérables qu’à celle de diffusions où des structures idéelles glissent le symbole sous le vent (Guille-Escuret 1999). La technique ancre tout le social dans un bourbier affreusement matériel : borné, au sens rigoureux. Expulser le technique revient en ce sens à libérer le social. Quand on a la faiblesse de les mentionner, ne serait-ce que par commodité, la société, la culture, l’ethnie et toutes notions envisageant de saisir des ensembles humains se doivent aujourd’hui d’avoir l’évanescence d’un fantôme. Au sein de ces entités impalpables, les techniques ressembleraient à des solidités plutôt ridicules : en principe, un ectoplasme n’est pas handicapé par des calculs.
86Un paradigme demeure en somme inopérant tant qu’il n’a pas établi plus ou moins explicitement trois sortes de schémas : la figure épistémologique des rapports interdisciplinaires, la figure théorique des rapports entre phénomènes, et la figure pratique des rapports entre les ensembles matériels encadrant ces phénomènes (en allant du moins saisissable au plus accessible). Naturellement, le paradigme convainc d’autant mieux que ces trois figures évitent de se contredire, ce qui offre un moyen d’action redoutable à la tentation idéologique6. Parmi ces trois schémas, en effet, un seul exige une certaine rigidité : la figure théorique, puisque ses modulations traduisent des transformations dans la compréhension des phénomènes, donc un avatar du paradigme lui-même. La figure épistémologique est affectée par des corrections d’amplitudes variables selon l’agencement des coopérations réclamées pour une période donnée sur le champ scientifique par le chantier scientifique. À l’autre pôle, la figure pratique dépend de la taille et de la qualité du problème que l’on est en train de résoudre. Un problème écologique peut espérer une résolution dans un contexte sociologique, et l’on aura alors intérêt à voir l’écosystème dans la société. Mais à plus grande ou à plus petite échelle, le rapport s’inverse au gré des curiosités : le monde emberlificote les paramètres que les sciences dissocient, et l’analyse détache ce que la nature se plaît à enchaîner.
- 6 L’idéologie signifie ici l’extension illimitée d’une interprétation indicative du monde par opposit (...)
87Imaginons une population biologique sous forme de triangle, la société qui en règle le mode de vie sous forme de carré, et l’écosystème qu’elle habite sous forme de cercle : le travail idéologique consistera à produire une coïncidence maximale des trois surfaces résultantes autour d’un même centre (fig. 1), l’option idéologique commençant à émerger dans la modalité de l’enchâs-sement —compte tenu des inductions abusives signalées plus haut, l’impression « d’ensemble » donnée par le tableau varie selon l’ordre des inclusions. En fossilisant cette impression et en facilitant le sentiment de son immanence, l’idéologie aide les figures épistémologique, théorique et pratique à copier cette vision pour s’infiltrer subrepticement dans l’esprit comme triangle, carré et cercle concentriques : le syndrome de l’île de Pâques.
88Pourquoi Jacques Lizot, Éric Ross et Napoléon Chagnon se retrouvent-ils chez les Yanomami ? Pourquoi le culturalisme, le matérialisme des protéines et celui des gènes ne se rencontrent-ils pas davantage sur telle et telle zones de l’Afrique, du Moyen-Orient ou de l’Asie Centrale ? Pourquoi est-ce si souvent sur une île d’Océanie, dans une vallée de Nouvelle-Guinée ou dans l’océan chlorophyllien de l’Amazonie que ces inspirations parfaitement antagonistes se rencontrent ? Ne serait-ce pas parce qu’un village de l’Orénoque ou du Sépik, petit conglomérat humain flottant au milieu d’une étendue forestière (presque) primaire, se prête joliment aux images du triangle dans le carré dans le cercle, ou du carré dans le triangle dans le rond, etc. ? On a beau savoir que certains mariés ont fait un très long chemin, qu’une kyrielle de biocénoses dissemblables composent un milieu territorial et que le cercle social est toujours exceptionnellement vicieux, « on s’y croirait », grosso modo...
89
Figure 1. Modèle subjectif dominant des ensembles humains « de base » et « matières premières du sociales »
90En contraste, songeons à la forêt centrafricaine de la Lobaye, avec sa vingtaine de peuples horticulteurs et, sur chacune des pistes qui, partant des villages, s’enfoncent au cœur de la forêt, des chasseurs-cueilleurs pygmées peu enclins à respecter les lignes de démarcation; quand bien même y séparerait-on les ethnies en leur attribuant à chacune une couleur, l’imbrication des triangles biologiques, carrés sociologiques et cercles biocénotiques prendrait vite une allure hautement comique. Louis Vax (1982 : 162) écrit au sujet des diagrammes de Venn qu’ils permettent de résoudre des « problèmes dans les données desquels figurent trois ou quatre termes. Au delà les figures sont trop complexes pour être utiles. » Un ethnologue, un linguiste, un technologue, un écologue ou un spécialiste de la dynamique des populations ont fréquemment à recenser les recoupements d’un nombre de « surfaces » très largement supérieur à trois ou quatre : la comparaison ne se hisse pas chaque fois à l’étage du syllogisme.
91La première utilité des diagrammes de Venn face à des recherches concrètes, pluridisciplinaires ou non, est alors patente : une formidable exhortation à la prudence, doublée d’une aide appréciable dans la constitution des listes d’hypothèses. Le procédé peut également faciliter la localisation des abus analogiques et des transferts illicites de relations entre la figure épistémologique, la figure théorique et la figure pratique.
- 7 À l’exception ambiguë de cette introduction, bien entendu, mais évitons d’ouvrir prématurément la p (...)
92Dans la confrontation que commentaient tantôt nos deux épistémologues imaginaires, Lévi-Strauss s’attachait à superposer sa vision épistémologique et sa théorie, Cresswell campant sur le rapport théorique/pratique. Lévi-Strauss, souverainement, Cresswell avec beaucoup moins d’aisance. Et pour cause ! La relation entre épistémologie et théorie est bien préparée à se donner pour universelle, tandis que le pratique amarre inexorablement la théorie. Et pourtant, nul ne s’étonnera que, dans ce numéro, toutes les contributions déambulent sur le même segment que Cresswell7 : la réflexion de Sigaut est entamée dans le noyau de la théorie —la définition— et le recours classique qu’est l’inventaire encyclopédique des types de cas réels cerne ensuite le domaine pratique. Les autres auteurs, eux, sont plutôt partis d’une étude de cas avec l’espoir d’en extraire du théorique « exportable ».
93Personne ne s’attendant à ce qu’il en fût autrement, il ne semble pas y avoir de quoi s’appesantir. Pourtant, un piège est tendu à cet endroit, que notre « épistémologue n° 2 » a subodoré tantôt en s’inquiétant du déséquilibre entre les interventions de Lévi-Strauss et de Cresswell —baignant dans la philosophie d’un côté, trébuchant dans la science de l’autre. Exposons brutalement l’anomalie : ce sont des anthropologues protégés par la philosophie et dont la pensée voyageait entre épistémologie et théorie qui, à la fin du XXe siècle, ont maudit avec une véhémence croissante l’usage des notions de société, culture, ethnie, etc., alors que ce sont des chercheurs travaillant sur le trajet théorie/pratique sans restreindre leur champ d’investigation au signe qui ont un besoin vital de se référer à ces idées-là. Les critiques n’ont pas porté sur l’utilité des ensembles humains, elles ont seulement dénoncé les imperfections des concepts disponibles. Sans faire mine le moins du monde de pourvoir à leur remplacement !
94On doit comprendre que le regret ne se limite pas au fait que des courants de pensée peuplés de gens pour qui un technologue est à tout prendre plus exotique qu’un Papou aient exercé une pression pour que l’ethnologie renonce à des outils de réflexion nécessaires aux technologues (entre autres). Primo, ils n’ont pas proposé de solutions de rechange. Secundo, ils se sont eux-mêmes libérés de contraintes scientifiques embarrassantes; dans sa quête des universaux, la psychologie sociale a peu besoin de situer ses arguments par rapport à des cohésions sociales délimitées, au contraire d’une sociologie comparative non délestée de l’histoire, de la démographie, de la géographie, de la technologie, etc. Tertio, ces procureurs ne se sont jamais enquis des fonctions visées jadis, naguère et aujourd’hui par ces notions dans la discipline : rien de plus stupide que cette pruderie résolue à interdire l’usage d’un concept parce qu’il a été détourné de son rôle, quand ce détournement a précisément souligné l’existence d’enjeux importants.
- 8 L’épistémologie marxiste n’a pas fréquemment accepté le jeu du combat d’égal à égal, flairant systé (...)
95Moralité : si urticante soit-elle, l’épistémologie est plus indispensable à ceux qu’elle rebute qu’à ceux qu’elle séduit. L’investissement qu’une école ne fait pas sur ce plan est, à terme, doublement ruineux; il y aura une lacune à combler dans un contexte hostile, et il faudra évacuer le parasitisme externe d’une épistémologie conquérante. Bien exercée aussi. Il serait vraiment injuste de décrire la Leçon inaugurale de Lévi-Strauss comme une entreprise machiavélique : la vision d’une anthropologie enracinée dans la sémiologie a été héritée du structuralisme sans que celui-ci soit la seule force à incriminer. Elle a certes conquis des esprits disposés à la recevoir, mais sa domination outrancière s’explique en grande partie par l’absence en vis-à-vis d’une proposition contraire suffisamment élaborée8.
96Notre capacité à inventorier et à distinguer nettement les multiples rapports entre technique et social dans la constellation des usages d’ores et déjà constatables (phénomènes, efficacités, rapports, agencements en systèmes, délimitations en champs de recherche, avec dans chaque cas des équivoques), dépend d’une conception large de l’organisation sociale. Tant pis pour le truisme : une relation sans contexte s’installe inéluctablement dans une virtualité métaphysique. En tant que cohésion concrète, la société est peut-être floue, mais, jusqu’à un certain point et dans certaines conditions, on doit la consi-dérer comme aussi réelle que, par exemple, une population (biologique) ou une langue9.
- 9 Ou encore qu’une famille, une entreprise et une nation : dans le registre fameux de la « réificatio (...)
97À ce sujet, une gradation de trois approches principales sous-tend constamment la série complète des sciences sociales. Gradation toujours présente d’une façon ou d’une autre et perpétuellement oblitérée. Les débats et les contradictions ouvertes la contournent avec un art admirable. Quant aux soliloques de haute volée, ils tendent à mimer son dépassement implicite par l’entremise de conceptualisations sophistiquées, elles-mêmes opérées à partir d’expressions faussement ingénues (« groupement », « système social »...). Une longue revue bibliographique le confirmerait, mais elle n’est pas indispensable ici : il suffit de savoir que chacune des trois approches a effectivement ses partisans.
98Première approche : la société est un ensemble d’individus (fig. 2). La société, une culture et une ethnie peuvent désigner la même collectivité et l’extension peut aller jusqu’à la race, puisque l’ordre social est aperçu sur la base de relations interindividuelles perçues sur deux supports fondamentaux : biologique, linguistique. La dangereuse tendance idéologique à « réifier » de tels ensembles mérite dans ce cas une surveillance maximale. D’autant que les discussions théoriques s’alignent spontanément sur le clivage biologique/psychologique et qu’elles sont ainsi happées par la querelle inné/acquis.
99Deuxième approche : la société est un ensemble d’individus associés de diverses manières, par diverses relations, avec divers paramètres, dans un environnement (fig. 3). Le risque de la réification est restreint, la cohésion sociale étant relative à une cadre spatial et temporel. Les faits techniques demeurent secondaires mais leur incorporation dans la société a cessé d’être facultative. Dans la société, oui, mais pas dans le fait social : celui-ci se greffe sur le technique, éventuellement il l’implique, mais il ne le contient pas. Cette perspective conçoit la société comme deux « matières premières » qui se combinent sans se confondre : le groupe humain et les facteurs environnementaux. Il s’ensuit une solution radicale de continuité entre société et race. Quant à la dissension théorique permanente, elle émerge dans le choix évoqué plus haut à propos de Steward, Murphy et Sahlins : la société dans l’écosystème ou l’écosystème dans la société. Ce qui nous ramène à une équivoque complémentaire : le social est plus aisément vu dans le technique quand il est également dans le milieu, et inversement, le technique dans le social entraîne une vision de la nature maîtrisée et intériorisée par la culture.
100
Figure 2. Première approche : la société est un ensemble d’individus
101
Figure 3. Deuxième approche : société est un ensemble d ’individus dans un environnement
102
103Troisième approche : la société est un ensemble de relations hétéroclites entre objets multiples parmi lesquels des individus vivants capables de coopérer et de communiquer entre eux. Ces relations sont interdépendantes et constituent des systèmes spatiaux et/ou temporels plus ou moins isolables (fig. 4). La société se transforme en concept-gigogne correspondant à des niveaux de cohérence pratique du social : l’épouvantail de la réification s’évanouit. Par ailleurs, cette orientation se résume à une application du principe méthodologique que défendaient André-Georges Haudricourt, Jacques Barrau et Maurice Godelier : les relations entre êtres humains sont indissociables des relations que ceux-ci entretiennent avec la totalité des composantes de leurs milieux. Il n’y a pas de typologie a priori, ni, surtout, de hiérarchie entre les liens homme/homme, homme/végétal, végétal/animal, etc. Pour saisir une illustration dans une monographie connue de tous, les rapports entre patates douces et porcs chez les Tsembaga de Nouvelle-Guinée ne sont pas moins essentiels pour comprendre l’organisation sociale que les rapports Tsembaga/porcs.
104
Figure 4. Troisième approche : Les relations entre individus humains sont indissociables des relations entre ces individus et la totalité du milieu
105
106De la première à la troisième approche, la gradation entrelace plusieurs caractères : un accroissement de l’hétérogénéité, due à la disparité croissante des relations assimilées, fait que l’incorporation des techniques dans la société perd son opacité au fur et à mesure, la position des faits sémiotiques re-devenant problématique, mouvante et trouble. Ne soupirons pas de découragement devant un retour du couple philosophique connaissance/action en nos murs. Loin de le ramener chez nous, cette série de perspectives sur la société peut tout au plus nous remettre en mémoire qu’il ne nous a jamais quittés et que les sciences sociales auront franchi un pas décisif quand les paradigmes naîtront autrement qu’en se soumettant à cette alternative.
107Les trois approches, en effet, ne sont pas logiquement incompatibles. Une théorie peut en privilégier une, osciller entre la première et la deuxième, ou faire la navette entre la deuxième et la troisième. Le tout, pour ladite théorie, est de stipuler le degré d’élaboration du social qu’elle est en train de visiter et d’interdire à son propos d’échapper pour un moment aux difficultés en s’adonnant, avec ou sans néologismes salutaires, à une fantasmagorie des sauts quantiques d’un étage à l’autre.
108Qu’en est-il de nos théoriciens « témoins » ou « fétiches » ? Curieusement, leurs situations se renversent : celle du structuraliste paraît logiquement instable, tandis que la polyvalence du social chez Cresswell n’est plus imputable à un défaut original de sa problématique : il s’adapte à un morcellement sémantique établi. Lévi-Strauss est tiraillé entre la première et la deuxième approches : à ses yeux, une culture est faite de relations (deuxième approche) mais, pour que l’ethnologie soit une psychologie, il convient de la concevoir seulement avec des individus (première approche). Et la tension n’est causée ni par un artefact surgi de notre tripartition, ni par des écarts méconnus entre les concepts de société, culture et structure sociale chez cet auteur. Si l’anthropologue part des relations, alors il aboutit à une société qui ne contient pas que des individus vivants et loquaces. S’il part des individus humains, il n’aboutit plus à une société crédible. Selon lui, répétons-le, histoire et ethnologie ne sauraient voisiner dans une catégorie, bien qu’il ne précise pas si une des deux disciplines aura à regarder la société, ni si elles se partageront le traitement de certains rapports sociaux.
109Du côté de Cresswell, on imagine que le social parfois inclus dans une technique se déduit de relations entre individus, et que le social absorbant les techniques est nettement plus hétérogène : il n’est cependant pas l’auteur de cette collusion terminologique qu’il n’encourage pas lui-même. Pour qui désirerait malgré tout lui adresser un reproche cinglant, il restera l’accusation de ne pas avoir dénoncé lui-même l’ambiguïté, de façon à épargner au lecteur la douleur des présentes pages.
110Nommons provisoirement « social 1 » celui qui imprègne quelquefois des faits techniques et « social 2 » celui qui les contient : au-delà de Cresswell lui-même, voire du secteur particulier de la technologie culturelle, la figure 5 représente une « position de base » partagée (implicitement) par un nombre important de chercheurs. Elle pourrait être complétée de façon à ce que les cercles de la technologie, de l’économie et de l’écologie croisent tous une partie du social 1 à l’intérieur du social 2. La difficulté, néanmoins, commencerait à resurgir quand le schéma aurait à choisir entre plusieurs cas : le croisement du technique et du social 1 est-il entièrement contenu dans le croisement entre technique et économique ? Entre technique et écologique ?
111Passons au plus vite. Ces questions ne seront à l’ordre du jour qu’après avoir obtenu l’accord des technologues, des économistes et des écologues pour distinguer pareillement le social 1 du social 2. Nous n’en sommes pas là, quand bien même disposerions-nous de l’indispensable stimulant d’un enthousiasme collectif : quelques points exigent un minimum de clarification préalable.
112
113Trop simples et trop évidentes, la gradation des trois approches de la société et la figure 5 promettent des conclusions dont le ridicule et le dérisoire sont à craindre à la fin d’un article qui n’a guère lésiné sur l’abstraction. Pourtant, même quand elles sont vraies, les évidences sont dangereuses : s’assoupir devant l’obligation d’en expliciter toutes les conséquences, quitte à ânonner, équivaut à laisser l’idéalisme créer des fissures au moyen d’analogies pompeuses ou de métaphores autoritaires et à s’y engouffrer pour corroder l’évidence irréprochable. Acceptons donc le sentiment désagréable d’évoluer sur des strates désespérément basses.
114D’un côté il y a interaction entre l’efficacité technique et une « efficacité sociale 1 » discernée dans des contacts entre individus et dans des messages : Geneviève Bédoucha, Philippe Geslin, Béatrice Lecestre-Rollier en montrent la richesse, la puissance et la variabilité. Aucun d’eux ne sous-estime les interventions psychologiques, ni ne réduit le social à la sécheresse matérielle de son squelette; l’objectif est de rester sociologue en s’agrippant à l’interaction susdite. Quant à Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin, c’est à partir de l’objet qu’elles cherchent cette interaction, allant finalement « du geste technique sur la matière à l’action sur soi ».
115De l’autre côté, il y a une relation entre l’efficacité technique et une « efficacité sociale 2 » qui concerne l’effort d’une société en vue de reproduire son organisation et de maintenir son identité. Et Cresswell tente de la distiller à partir de la précédente, puisque, manifestement, l’étude de la première est concevable sans faire intervenir la seconde, et non l’inverse. En reprenant les concepts de mode de production, de procès de production et de procès de travail, nous tenterons parallèlement de retrouver une voie autrefois royale entre les deux niveaux du social et entre les deux disjonctions.
116De nouveau, la contribution de Sigaut apparaît complémentaire en soumettant l’idée d’efficacité technique à toutes les échelles du social, depuis les activités ludiques jusqu’à la démarcation rationnel/culturel. Une question s’ensuit : l’efficacité technique que l’on regarde devant le social 1 est-elle la même que son homonyme confrontée à l’organisation sociale dans son ensemble ?
117Vaste débat pour un futur que, malgré tout, on espère proche où la technologie, l’économie et l’écologie auront pris conscience que la définition complète de la sociologie et du fait social leur échoit en priorité. Soit dit sans faire injure aux interpsychologies de Tarde, de Durkheim et de leurs émules, le projet ne consistant pas à nier celles-ci, à en rétrécir le champ d’analyse, ni même à les exclure du champ sociologique pour cause de haute trahison. Il se trouve qu’une « sociologie » rivée aux relations entre individus —locuteurs, cognificateurs, cognifiés, ou symbolisateurs— s’oriente spontanément et irrésistiblement vers la psychologie, alors qu’un secteur liant d’emblée les individus à des objets ne se tourne pas forcément vers la physique. Les sciences sociales doivent être dirigées, gardées et sur-veillées par des problématiques de l’hétérogénéité.
118Comme l’écrit Sydney Mintz quelques lignes après le propos cité en épigraphe de cet article, « les objets concrets matériels, culturels —y compris les animaux domestiques— ne sont pas la même chose que le langage dans lequel leur réalité est appréhendée par les locuteurs. Suggérer qu’ils soient la même chose ne revient pas tant, à mon sens, à réfuter le positivisme, mais bien plutôt à méconnaître un fait réellement évident concernant le monde. Les choses servent à produire et les choses vivantes servent à produire et à reproduire; les mots ne peuvent pas produire et reproduire » (Mintz 1999 : 24; ital. dans le texte).
119Sauf métaphore impériale et magie analogique, répétons-le : produire et reproduire sont aujourd’hui des notions dont les technologues et les biologistes ne sont plus censés avoir le contrôle. Ceux d’entre eux qui songeraient encore à en revendiquer une bribe au nom d’un droit historique doivent s’attendre à passer pour des provinciaux affreusement niais. Ou des positivistes définitivement périmés.
120Tous les prétextes sont désormais épuisés pour repousser davantage la conclusion dérisoire qui a été promise. Ce n’est pas le social intéressant la psychologie qui est difficile à définir. Ce n’est pas l’efficacité sociale élémentaire dont on ignore le décalage avec l’efficacité technique. C’est le « social 2 », le social complexe, le social compliqué, plein d’histoires, de vies et d’objets, saturé de combinaisons hétéroclites. La quête des universaux anthropologiques plane au dessus, mais pas la recherche des différences ethnologiques. Or, l’utilité, la responsabilité et l’application sont principalement dans le second volet. Au titre de l’urgence, en tout cas. Le technologue, l’économiste et l’écologue (celui « des systèmes humanisés ») perdraient leur raison d’être en ne se cramponnant pas au trajet qui va du social 1 au social 2 par l’entremise des opérations techniques, des travaux économiques et des solidarités écologiques. Quitte à reprendre l’initiative dans l’activité théorique dans un contexte assurément peu favorable. Le sémiologiste, l’ethno-linguiste et le cognitiviste peuvent aussi partager cette raison d’être, mais n’oublions pas qu’ils en ont d’autres, philosophiquement et idéologiquement plus séduisantes. C’est d’abord à nous de garantir la visée sociologique.