1Depuis la fin du XIXe siècle, des reportages, des romans puis des films ont mis en scène les hommes chargés de la surveillance des établissements de signalisation maritime. Ces gardiens de phares apparaissent au fil du temps comme les « veilleurs de l’infini », de moines laïques modernes chargés de maintenir allumés les feux illuminant les artères majeures que sont les routes maritimes. Cette très forte portée symbolique biaise la perception commune de ce métier et il faut bien admettre que la maigreur et l’éparpillement des archives dont nous disposons ne permettent que difficilement de se faire une idée plus précise de ce métier. À l’inverse, oser s’interroger sur le courage, le sens du devoir, la grandeur supposée de ces hommes relève de l’iconoclasme le plus vil. Présenter la tâche des gardiens comme une longue veille sans intérêt, une vie monotone faite d’ennui jusqu’à la lassitude n’est guère dans l’air du temps. Et pourtant, l’ensemble des lettres, notes et circulaires conservées nous prouvent indubitablement que cette profession ne présentait guère d’attrait et que les ingénieurs des phares et balises connaissaient les pires difficultés pour procéder à un recrutement de choix. Les premiers agents en poste pour entretenir les bâtiments et surtout veiller le feu n’ont aucune formation et ils considèrent leur rôle comme une simple occupation, jamais comme un métier, tout du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Pendant plus d’un siècle, la préoccupation majeure des ingénieurs reste bien de rechercher et, plus encore, de conserver un personnel de valeur. On constate également que les gardiens constituent une indéniable composante du monde maritime mais ils restent marginaux par leur nombre, jamais plus de 600, maximum atteint vers 1900. Enfin, et ceci est beaucoup plus surprenant, on remarque que le corps des gardiens est très fortement et très tôt féminisé. Beaucoup d’éléments en contradiction avec la légende.
2La loi du 15 septembre 1792 place la surveillance des phares, balises et amers dans les attributions du ministère de la Marine. Il convient dès lors de réfléchir au moyen le plus efficace d’entretenir et d’alimenter la petite vingtaine de feux qui existent sur le littoral français et ceux qui sont à construire. Auparavant, c’est un entrepreneur, Pierre Tourtille-Sangrain, qui après avoir installé ses réverbères dans les phares de quelque importance, s’était vu confier par le roi l’entretien et l’approvisionnement de ces établissements; il se chargeait aussi des petites réparations et de la nomination des gardiens après accord de l’Administration locale de la Marine. En 1793, l’État républicain maintient la même organisation qui donne satisfaction; dans les faits, il se réserve la construction des nouveaux édifices alors qu’une compagnie privée fournit le combustible et le personnel tout en assurant l’entretien de l’appareillage lumineux. De la sorte, le bail de 1779 continue de prendre effet jusqu’en 1797, en dépit des profondes mutations politiques de notre pays. Par la suite, de tels contrats de sous-traitance sont passés avec des entreprises chargées de fournir le combustible aux lampes mais aussi de recruter les gardiens. À partir du premier juillet 1839, cette organisation se trouve modifiée par la mise en place d’un service mixte pour les phares de la Manche. Dorénavant, les adjudicataires doivent soumettre aux ingénieurs des Ponts et Chaussées le choix définitif des gardiens. La plus grande implication des fonctionnaires des Travaux publics s’explique en partie par la confiance limitée accordée aux compagnies privées et par la volonté affirmée de la Commission des phares et du Service des phares d’assurer l’intégralité des tâches et des responsabilités concernant l’éclairage des côtes. Cette méfiance n’est d’ailleurs pas nouvelle puisque Augustin Fresnel lui-même reconnaît en 1823 qu’il est imprudent de confier ces fonctions à un entrepreneur privé et soutient qu’il lui paraît :
« […] plus prudent non seulement pour les phares lenticulaires mais encore pour tous les autres de ne point charger de cette direction un entrepreneur dont les intérêts se trouvent alors en opposition avec ceux de la navigation et dont le désir d’augmenter son bénéfice ou seulement la moindre négligence dans le choix de la surveillance de ses employés peuvent être si funestes aux navigateurs. » (1870 : 86)
- 1 Archives Départementales (AD) de Charente-Maritime, S 4577, Royan, le 4 décembre 1830, le conducteu (...)
3Cette opinion défavorable est confirmée par les plaintes des marins qui signalent certains feux très faibles, allumés tardivement ou mal entretenus. Toutefois, il faut rappeler que les entrepreneurs n’ont d’autre choix pour réaliser quelques bénéfices que de verser des salaires très bas aux gardiens. Dans ces conditions, il apparaît difficile de trouver un personnel zélé pour entretenir les phares, souvent situés dans des endroits très reculés. L’ingénieur de Royan, par exemple, est très surpris de constater que les deux gardiens retenus pour le premier phare de la Coubre sont « très intelligens et très capables » alors que le bâtiment est construit dans « le désert pour ainsi dire […] situé à deux lieues au moins de toute habitation, et réclamait absolument que deux agens furent attachés à ce service : surtout pendant les six mois de la saison rigoureuse »1.
- 2 Léonor Fresnel (1790-1869) est le jeune frère d’Augustin. Ingénieur des Ponts et Chaussées, il est (...)
4Pour tenter d’améliorer les prestations des gardiens, le directeur du Service des phares et fanaux, Léonor Fresnel2 rédige en 1835 les premières instructions pour le service des phares lenticulaires. En trente pages que les gardiens doivent dorénavant connaître par cœur, il explique par le menu le fonctionnement des appareils optiques, d’éclairage et de rotation puis il donne la marche à suivre pas à pas, pour allumer le feu, l’entretenir et enfin l’éteindre. Minute par minute, heure par heure, jour par jour, mois après mois, la conduite professionnelle des gardiens est décrite dans ses moindres détails :
« - 68. L’on époussettera chaque jour les lentilles ainsi que les miroirs de l’appareil...
- 69. Si quelque partie de la surface des lentilles ou des miroirs se trouve tachée d’huile, on devra la nettoyer de suite avec un linge imbibé d’esprit-de-vin (alcool éthylique).
- 70. Tous les deux mois on lavera à l’esprit-de-vin la face entière des verres...
- 71. Ces mêmes pièces seront passées au rouge à polir une fois tous les six mois...
- 75. Les glaces de la lanterne devront être constamment entretenues dans un état de parfaite propreté… » (Fresnel 1836)
- 3 Circulaire n°10. Instruction générale sur l’organisation et la surveillance du service de l’éclaira (...)
5Le moindre temps libre doit être utilement occupé. Le gardien ne connaît aucun répit et l’esprit, sinon les mains, sont toujours en action. Il ne peut non plus s’adonner à ses éventuels penchants pervers. Mais il faut croire que cette volonté utilitariste de perfection et d’attachement au poste est loin d’être partagée par les intéressés. Léonor Fresnel est obligé de compléter ces instructions en octobre 1842 au moyen d’une notice technique qui présente les divers appareils alors en service, les précautions d’usage et les obligations de service afin d’éliminer les « principales causes de perturbation qui peuvent tenir à l’ignorance, à l’incurie, ou à la mauvaise volonté des gardiens-allumeurs »3. On peut donc penser que les agents en place n’assurent pas leur service avec la meilleure volonté du monde !
6De toute manière, les installations d’optiques à échelons —appareils lenticulaires fragiles— conçues par Augustin Fresnel se multiplient et une formation prolongée est nécessaire pour en assurer la direction et l’entretien; une formation que les gardiens privés n’ont pas suivie. Cette situation ne peut perdurer, d’autant que le service mixte organisé en 1839 sur les côtes de Manche donne entière satisfaction. L’expérience prouve que ce mode de gestion doit être préféré à l’organisation antérieure et, sur l’avis du Conseil général des Ponts et Chaussées, le ministre de tutelle, Vivien, décide qu’il sera étendu à l’ensemble du littoral à compter du premier janvier 1849. Les deux entreprises adjudicataires en 1839 remportent de nouveau le marché mais dorénavant, elles ne sont plus responsables du choix des gardiens ni de leur révocation; désormais, ces derniers deviennent des agents de l’Administration, nommés par elle, et comme tels, exclusivement soumis à la direction des ingénieurs locaux4 sous l’autorité du préfet. L’entrepreneur ne conserve dans ses attributions que la seule livraison du combustible. Pour l’essentiel, la régie centrale des phares se charge elle-même de pourvoir chaque phare du territoire en fournitures diverses nécessaires à l’entretien des appareils d’éclairage5.
- 4 AD Ille-et-Vilaine, 4 S 41; Saint-Malo, fanal des Noires.
- 5 AD Finistère, 4 S 280; réglementations.
- 6 AN F14/20847; Ministre des Travaux publics, circulaire du 20 novembre 1848. « …l’Administration con (...)
- 7 Circulaire du 7 juillet 1847, Paris, le sous-secrétaire d’État Legrand.
7La circulaire du 20 novembre 1848 énonce les nouveaux principes6 et le 16 août 1853, un décret impérial officialise la situation. Le nouveau système n’admet plus d’entrepreneurs responsables ayant l’initiative du choix des gardiens et de la gestion de leur carrière. Dans un premier temps, tous les gardiens en place conservent leur poste jusqu’à la loi « relative à l’organisation des agents inférieurs des Ponts et Chaussées ». Cette loi s’inscrit dans un vaste mouvement de restructuration globale de tout le département des Travaux publics à un moment où le Second Empire se lance dans un immense chantier de constructions publiques. Si les gardiens de phares sont concernés, ils ne sont pas les seuls; les pontiers, les éclusiers et les cantonniers aussi sont dorénavant encadrés par des textes administratifs précis. Les conducteurs sont obligés de passer un examen national de niveau relevé puisque les épreuves demandent, par exemple, la pratique des logarithmes et des tables de trigonométrie7. De même, le décret impérial du 15 juillet 1854 organise la fonction des officiers et maîtres de port préposés à la police des ports maritimes du commerce, placés sous les ordres directs des ingénieurs des Ponts et Chaussée et non plus ceux de la Marine (Binot & Binot 1989 : 135).
8Dès lors, une enquête de l’ingénieur ordinaire dans les arrondissements maritimes permet de vérifier les compétences des agents en poste. Les résultats, soumis à l’ingénieur en chef qui approuve généralement la décision, sont présentés au préfet qui nomme alors les gardiens fonctionnaires d’État. Le décret organise aussi de manière méthodique le personnel en sept classes et fixe les rétributions.
« Article 30. Le personnel des agents du service des phares et fanaux se compose de maîtres de phare et de gardiens.
. Le traitement des maîtres de phare est fixé à 900 francs.
. Les gardiens sont divisés en six classes, pour lesquelles le traitement annuel est fixé ainsi qu’il suit :
1ère classe. 750f
2e classe. 675f
3e classe. 600f
4e classe. 525f
5e classe. 450f
6e classe. 375f.
Article 32. Les maîtres et gardiens de phares sont nommés par le préfet, sur la proposition de l’ingénieur en chef. »
9Il définit enfin les critères d’admission dans le corps et les punitions encourues pour les fautes commises répertoriées. La désignation d’employés de l’État à ces postes offre surtout l’avantage de pouvoir compter sur des gardiens alimentant généreusement les flammes :
« Ces agents ne sont plus tentés comme dans l’ancien système de l’entreprise de réduire la consommation d’huile en vue des intérêts d’un spéculateur mais quelques-uns d’entre eux pourront commettre la même infraction parce qu’une flamme basse est bien plus facile à gouverner que celle qui a reçu tout le développement nécessaire dont elle est susceptible8. »
- 9 AD Charente-Maritime, S 3951, La Rochelle, le 4 octobre 1853, l’ingénieur Marchegay.
10Les conducteurs des Ponts et Chaussées sont par ailleurs invités à se rendre de nuit, sans prévenir, pour constater et juger de l’état du feu ainsi que des qualités des gardiens. Lors de ces passages et après enquête, les ingénieurs se débarrassent de personnes jugées inaptes à la tâche, la plupart du temps pour ivrognerie notoire, mais ces mesures d’exclusion demeurent rares et la situation d’avant 1848 reste inchangée; les agents des entreprises entrent pour la plupart dans le corps des fonctionnaires. En effet, les archives restent muettes sur une réorganisation d’envergure du corps des gardiens. Les seuls documents retrouvés signalent simplement la disparition des brebis galeuses. En Charente, on note le départ du seul gardien des Baleines, Jacques Baudry, dont l’ingénieur de La Rochelle demande « le renvoi motivé sur l’âge et les infirmités de cet agent qui ne pouvaient plus lui permettre de continuer son service »9. À cette date, l’agent mis à la retraite a plus de 70 ans. En revanche, dans le Finistère et le Morbihan, les renvois purs et simples sont beaucoup plus nombreux. Dorénavant en poste, il convient d’en faire des agents de l’État qualifiés, pénétrés de la « Conscience professionnelle ».
- 10 Le décret de 1853 ramène l’âge limite à 40 ans.
11Après 1860, les vacances et surtout les créations de poste s’accroissent sérieusement, tant et si bien que les ingénieurs connaissent une activité importante dans la recherche de nouveaux gardiens. Tâche d’autant plus ardue que les demandes pour chaque poste sont de plus en plus nombreuses, ce qui prouve que ces emplois de fonctionnaires deviennent recherchés. Mais si l’on considère l’origine des postulants, on constate qu’il s’agit presque toujours de marins pêcheurs dotés d’une très faible instruction et qui ne répondent que dans de rares cas aux besoins des services maritimes. La circulaire du 20 novembre 1848 stipule que ces gardiens doivent savoir lire et écrire, posséder les premières notions d’arithmétique et n’être pas âgés de plus de 45 ans10. Pour le reste, le choix dépend surtout de l’opinion de l’ingénieur ordinaire, comme nous le prouvent les données de l’enquête menée par Pairier dans l’arrondissement de Royan pour remplacer le sieur Bauchaire, gardien à Cordouan, révoqué par arrêté préfectoral le 10 février 1854 pour « mauvais esprit et usage fréquent de la boisson ». Les résultats parviennent à Bordeaux en avril 1854 et quatre candidats retiennent l’attention :
« Le Sieur Cruon François, saunier et parent d’un des gardiens, passe pour être peu intelligent. Le sieur Erable, forgeron, 27 ans, conviendrait mieux par sa spécialité mais il paraît qu’il est sujet à des coups de sang qui le mettent dans un état voisin de l’épilepsie. Le sieur Nouet, tailleur de pierre, âgé de 39 ans, gendre de Burgaud, ancien chef gardien et cette parenté est certainement un titre pour lui. Il a en outre une nombreuse famille et les renseignements obtenus sur son compte sont très favorables mais il a l’inconvénient grave de ne pas savoir écrire. Le quatrième, sieur Chateau de 34 ans, il est charpentier et a servi près de 10 ans dans une compagnie d’ouvriers d’artillerie de marine où il a été sergent. On nous a donné également de très bons renseignements sur ce candidat. Il est doux, laborieux et bon ouvrier; il est marié en secondes noces depuis trois ans et il a deux enfants. Nous pensons d’après cela qu’il y a lieu de donner la préférence au sieur Château. »
- 11 AD Finistère, 4 S 280.
12Comme le préconise l’ingénieur ordinaire, le choix se porte, comme dans la plupart des cas, sur le candidat qui a servi un long temps dans l’armée. Cette préférence accordée aux anciens militaires pour leurs qualités supposées de ponctualité, d’obéissance et de discipline ne se démentira jamais jusqu’à la Seconde Guerre mondiale11.
- 12 Pas en Charente-maritime où le personnel des gardiens apparaît beaucoup plus sérieux et plus attach (...)
- 13 AD Charente-Maritime, S 3951.
13Cependant, la fonction ne crée nullement le héros que les romantiques de la fin du XIXe siècle aimaient à dépeindre; cette vision de la fonction sacerdotale de gardien de la nuit, de guide des navigateurs dans la tourmente, s’avère beaucoup plus imaginaire que la stricte réalité qui est faite d’ennui et de solitude. Ce qui explique sans doute le nombre de gardiens qui font l’objet de mesures disciplinaires allant parfois jusqu’à la révocation. Inutile de se voiler la face : la raison principale de leur malheur qui change d’appellations selon les départements et les époques s’appelle l’intem-pérance, l’ivresse, l’ivrognerie, l’alcoolisme ou l’enivrement12. Toutes les archives du personnel nous prouvent que la tâche présente peu d’intérêt si ce n’est la paye assurée en fin de mois, mais bien maigrelette, et une retraite de l’État, encore plus étique. Cependant, seuls nous sont restés les dossiers de blâme, de rétrogradation, de punition ou de révocation; les gardiens qui effectuent leur carrière sans problème quittent leurs fonctions en ne laissant derrière eux qu’une feuille simple dans le registre matricule, sans la moindre note déplaisante. On relève ainsi plusieurs longues associations profession-nelles, notamment aux Baleines où trois gardiens, Ulysse Bernard, Moïse Bernard et François Mercier-Pajot cohabitent entre 1882 et 1906 sans aucune difficulté13. Ce genre de complicité se retrouve dans tous les départements.
14On peut lire dans le Livre 7 des gardiens de phares, publié en 1957 et intitulé Les devoirs du Service, que si le métier comporte moins de travail « que beaucoup d’autres métiers, en contrepartie il comporte plus de sujétion ». Et de confirmer quelques pages plus loin :
« Faire de la sécurité n’est pas spectaculaire. Cela exige : veilles continues, travail régulier, application et soin pour chaque petit détail, bref conscience professionnelle. Et quand le but est atteint, rien ne se produit, il n’y a pas d’accident. La principale récompense des artisans de la sécurité est la satisfaction du devoir accompli. »
- 14 AD Finistère, 4S 280, Réglementations, instructions sur la nouvelle organisation du Service. Paris, (...)
15Mais que de temps passé en recommandations, conseils, réprimandes ou blâmes pour parvenir à cette idée de profession ! Pas moins d’un siècle pour attacher le gardien à son phare et uniquement à son phare, depuis le début de la fonctionnarisation en 183914. Tout au long de cette période, les gardiens sont l’objet de plaintes assez régulières concernant des activités parallèles et complémentaires peu en rapport avec leurs obligations de fonctionnaires. Les cas d’agents du Service des phares officiant derrière un comptoir de taverne ne sont pas rares; d’autres se sont installés comme peintre, serrurier ou même maître d’école… (Fichou 2002 : 54 et sq.).
16La fameuse loi de 1853 n’apporte pratiquement aucune modification dans la façon d’opérer et elle confirme les règlements antérieurs favorisant systématiquement la nomination des anciens militaires de terre ou de mer :
- 15 Règlement des gardiens, Paris, le 17 août 1853. Le règlement de 1860 rajoutait que ces agents étaie (...)
« Article 33 : Ils sont choisis de préférence parmi les anciens militaires des armées de terre ou de mer. Pour être nommé maître ou gardien de phare, il faut :
. 1- Être Français et âgé de vingt et un ans au moins et de quarante au plus;
. 2- N’être atteint d’aucune infirmité qui s’oppose à un service actif et journalier;
. 3- Être porteur d’un certificat de bonne vie et mœurs;
. 4- Savoir lire et écrire, et posséder les premiers éléments de l’arithmétique. »15
17On peut s’étonner de l’âge minimal relativement avancé des postulants, 21 ans, dans la mesure où cette même loi d’août 1853 sur l’organisation des emplois secondaires des services des Ponts et Chaussées estime que l’âge requis de début de carrière pour tous les autres services est seulement de 18 ans. Le décret du 31 janvier 1878 abaisse même cette limite à 16 ans pour tous les emplois secondaires alors que le règlement de 1893 relève l’âge des candidats au poste de gardiens de phare à 25 ans. La fonction semble d’importance et il n’est pas question d’embaucher de jeunes têtes brûlées. On considère qu’une demande formulée après 25 ans est un gage de sérieux qui écarte les candidats trop peu motivés. Les ingénieurs espèrent ainsi, à juste titre, réduire au maximum les démissions rapides de début de carrière et pouvoir compter sur un personnel plus mûr et plus stable, souvent marié ou en passe de le devenir. On ne confie pas des postes à responsabilité à de trop jeunes agents.
- 16 AN F14 19986, Côtes-du-Nord. Paris, le 18 décembre 1886, l’ingénieur Bourdelles, à son ministre de (...)
18Les consignes officielles cachent cependant une réalité sans doute plus sombre, au moins jusque dans les années 1880, et les candidats qui se présentent « sont presque toujours des marins fatigués par la pêche, aspirant à une vie de repos, et ne possédant que bien rarement l’instruction et l’énergie voulues pour remplir ultérieurement, les fonctions de gardien-chef »16. Le département des Côtes-du-Nord connaît de telles difficultés de recrutement que les ingénieurs de Saint-Brieuc décident de créer un concours annuel pour améliorer la situation.
- 17 AD Côtes d’Armor 11 S 3, Saint-Brieuc, Le 15 décembre 1887, l’ingénieur en chef Thiébaud.
« Les gardiens de phare du département sont recrutés généralement parmi les marins qui ne veulent plus de la rude vie de pêche en Islande ou à Terre-Neuve, ou bien parmi des marins qui ayant accompli leur temps de service dans la marine militaire reconnaissent qu’ils n’ont pas d’avenir dans la marine militaire. Il suit de là que le personnel de nos gardiens est loin d’être un personnel d’élite. »17
19Ce concours est organisé en février 1887; dans un premier temps, les candidats sont jugés sur leurs connaissances de l’arithmétique et de l’orthographe puis ils effectuent un séjour de un à deux mois dans un établissement en mer au cours duquel on peut se faire une idée sur leur moralité, leur intelligence, leur ardeur au travail, leurs capacités.
- 18 Ibid. Saint-Brieuc, le 24 janvier 1888.
« Nous avons en particulier appliqué cette idée aux sieurs Le Dû et Le Trocquer qui nous paraissaient être parmi des admissibles anciens ceux qui méritaient d’être classés en première ligne. Pendant le cours de cet essai Le Trocquer a déclaré que le métier ne lui convenait pas et d’autre part nous avons acquis la certitude que Le Dû était un ivrogne, indigne qu’on lui confie un feu. »18
- 19 Exemple : l’île de Sein où « on se ferait difficilement une idée des misérables cahutes dans lesque (...)
- 20 Le royaume d’Hœdic présenté en 1842 par Alfred Lallemand est aussi un exemple révélateur puisque le (...)
- 21 « L’Ile de Sein et les Sénans, il y a cent ans », dans Bulletin de la Société Archéologique du Fini (...)
20Contrairement à l’opinion admise à l’époque par leur hiérarchie, les gardiens ne sont pas des fonctionnaires complètement illettrés. Au sein des sociétés littorales qui les ont vu naître et grandir, ils ne sont pas les moins éduqués; ils habitent avec une masse de jeunes pêcheurs qui ne savent ni lire ni écrire au moins jusqu’au début de la IIIe République. Tous les récits des voyageurs ou des recteurs présents dans ces communautés littorales décrivent un monde de misère et de saleté où le problème de l’éducation des enfants n’est pas le principal souci des parents19. Dans ces conditions, il est très difficile de trouver en Bretagne des candidats disposant du niveau élémentaire d’instruction nécessaire pour entrer au Service des phares20. Le problème est parfois insoluble, notamment dans les îles. Le 20 octobre 1858, le Mentor, en route de Swansea vers Nantes, se brise sur la Chaussée de Sein. La population de l’île se rue sur la cargaison, du charbon. Averti, le chef du quartier maritime de Quimper signale les faits au commissaire général à Brest et demande la révocation du syndic Dufour, incapable d’empêcher les îliens de se livrer au pillage. Pour le remplacer l’administration propose en désespoir de cause de nommer un marin local, Louis Guilcher, car on le connaît comme un « homme d’ordre et de conduite […]. Il sait un peu lire et écrire »21. Les mêmes difficultés se rencontrent pour embaucher les gardiens et jusqu’en 1850, on est obligé de faire appel à des gardiens charentais à Ouessant et à Sein pour combler cette lacune.
- 22 Archives Phares et Balises de Saint-Malo.
- 23 Archives Phares et Balises de Brest. Brest, le 7 octobre 1873, l’ingénieur en chef par intérim, Fen (...)
21Dix ans plus tard, les mentalités n’ont guère évolué; en 1866, le Service des phares décide d’abandonner l’huile de colza pour l’alimentation des lampes de phares et de lui substituer le pétrole lampant. Pour les ingénieurs, le nouveau combustible ne présente que des avantages : il est moins onéreux, produit plus d’éclat pour une même consommation et engendre des flammes moins élevées; mais il a un inconvénient car il est plus exposé à fumer, « pour peu que le courant d’air pèche par excès ou par insuffisance, et leur manipulation exige beaucoup plus de sollicitude qu’il n’est nécessaire d’en déployer avec les autres » (Reynaud 1864 : 137). Pour cette raison, il est sûr que les gardiens traînent des deux pieds pour opérer cette conversion qui les oblige à changer leurs habitudes, à lire et à comprendre un manuel technique ainsi qu’à assurer une présence plus assidue auprès du feu. La preuve nous en est donnée par le conducteur Louis Florent, attaché au Service central des phares, appelé dans les services maritimes afin d’installer les appareils alimentés avec ce nouveau combustible et de former les gardiens à l’utilisation de cette huile plus difficile à manipuler. En 1866, en mission dans le département de l’Ille-et-Vilaine, il écrit à son directeur pour se plaindre de « la mauvaise volonté des gardiens qui n’écoutent pas ses conseils et s’appliquent à saboter les opérations », l’obligeant à prolonger son séjour et à assister les gardiens plus longtemps que prévu22. Sept ans plus tard, en juin 1873, Dénéchaux et Bertin, chargés par le Service central de diriger les transformations des brûleurs et d’assurer l’instruction des gardiens, arrivent à Brest. Ils terminent leurs opérations en octobre et se montrent satisfaits des résultats obtenus mais semblent éprouver une grande appréhension « relativement à la façon dont marchera ce nouveau service ». Les gardiens tergiversent et se « hâtent lentement » pour échapper à ce qu’ils considèrent comme une corvée. Ils ne veulent pas apprendre la nouvelle technique23.
22Pour tenter de remédier aux carences scolaires de cette population maritime, toute une série de mesures destinées aux seuls inscrits maritimes sont prises pour compléter les lois Ferry : notamment celle du 24 décembre 1896 qui concerne l’obtention du certificat d’études et qui exige une certaine instruction pour demeurer inscrit maritime (Roignant 1992 : 63). En 1898, le ministère de l’Instruction publique confirme cette tendance en préconisant un enseignement spécifique dans les écoles primaires du littoral24. « Il n’y aura bientôt plus d’illettrés parmi nos marins »25.
- 24 Arrêté ministériel du 20 septembre 1898 relatif à l’enseignement de la lecture des cartes marines d (...)
- 25 Enquête effectuée à Audierne en 1903, citée par Claude Vauclare (1987 : 267).
- 26 Archives DDE Quimper, personnel. Brest, le 22 novembre 1874, l’ingénieur Fenoux.
23Propos bien optimistes, mais il est vrai que certains gardiens indéniablement sortent du lot. Les louanges restent pourtant très rares dans les archives consultées mais elles apparaissent parfois. Pour être précis, sur les 600 agents opérant sur les côtes France en 1902, ce genre de discours franchement élogieux est évident à l’égard de seulement deux d’entre eux. Paul Hippolyte Salaün, durant les 25 ans qu’il reste au phare du Four, connaît chaque année les honneurs de sa hiérarchie. Dès sa nomination en 1874, l’ingénieur ordinaire remarque qu’il est difficile de rencontrer « un gardien plus intelligent, plus actif, qui réunisse enfin plus heureusement les qualités en rapport avec les conditions exceptionnelles où se trouve placé le phare du Four »26. Cet agent rare est nommé d’entrée dans la carrière à la troisième classe; par décision ministérielle il parvient à la seconde classe en décembre 1874 après 11 mois seulement de service, avancement extraordinaire, et 25 mois plus tard, le premier janvier 1877, il atteint la première classe. En trois ans, il a gravi tous les échelons alors que ses camarades attendent en moyenne 20 à 25 ans pour y parvenir. De plus, tous les deux ans environ, il bénéficie des gratifications accordées dans le meilleur des cas seulement tous les cinq ans aux gardiens les plus méritants. Pour couronner cette carrière, notre gardien est nommé maître de phare en janvier 1886, alors qu’il n’occupe pas un phare qui se prête à cette distinction :
- 27 Archives personnelles fonds Fenoux. Avis de notation de 1886, 1887, 1889 et 1890.
« Exemplaire sous tous les rapports […]. Remarquablement intelligent; bon ouvrier. Son service est toujours irréprochable […]. Excellent maître de phare. Ne mérite que des éloges […]. Très intelligent, s’acquitte de ses fonctions d’une façon remarquable ».27
- 28 Renseignements fournis par ses arrière-petites-filles Ginette et Lucile Guyader.
24Une telle place au tableau d’honneur reste unique dans toute l’histoire du Service des phares. Frappé par la foudre en travaillant sur la lanterne de son phare en mai 1899, il doit abandonner cette glorieuse carrière après 26 ans de service, à l’âge de 49 ans. Dès lors, il s’inquiète de l’éducation de ses quatre enfants et les écarte de l’Administration des phares : Théodore devient capitaine de port à Dunkerque et son jeune frère, Louis, inspecteur général des impôts à Rennes28. Le mouvement d’ascension sociale passe obligatoirement par une voie différente. Il n’est pas question que les fils reprennent le flambeau.
25Les exemples contraires sont beaucoup plus fréquents, mais il faut avouer que les ingénieurs ont toujours une forte tendance à se plaindre des trop maigres connaissances de leurs agents, si bien que la lecture des archives nous offre plutôt un triste tableau de la profession. Les lettres conservées nous confirment bien souvent la maîtrise très approximative de l’orthographe et l’opinion pessimiste des supérieurs est dans bien des cas fondée :
- 29 Archives personnelles fonds Fenoux, Notations, Brest, le 28 octobre 1887.
« Peu zélé et sans goût - aurait besoin de travailler à son instruction et ne le fait pas malgré nos recommandations »29.
- 30 Ibid. Notations, Brest, le 28 décembre 1887.
« Le sieur Nicolas paraît en effet un peu lourd et sans instruction mais j’espère qu’il se formera »30.
26Une fois nommés, la plupart des gardiens n’entreprennent que contraints et forcés les efforts nécessaires pour s’adapter aux nouvelles techniques ou même apprendre les derniers règlements parus. La preuve nous en est fournie lorsque le Service des phares décide de remplacer effectivement l’huile de colza par le pétrole entre 1868 et 1875. Encore une fois, il faut attendre les années 1880 pour que l’amélioration se fasse sentir. Les postulants plus nombreux et les effets d’une politique scolaire nationale plus affirmée se combinent pour offrir un choix plus large de candidats mieux instruits. Mais c’est surtout la nette revalorisation des salaires en 1886 qui s’avère à l’origine de cette amélioration des cadres. Cependant, il convient de ne pas surestimer les progrès accomplis et pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que c’est aussi à cette période que le Service des phares embauche massivement des gardiennes-auxiliaires. Il s’agit généralement des femmes ou des filles des gardiens titulaires, qui accomplissent leurs tâches avec autant de bonheur que les hommes sans pour autant avoir la moindre formation, sinon sur le tas.
- 31 AN F14 20872. Bibliothèque des gardiens.
- 32 Archives DDE Vannes, textes réglementaires. Lorient, le 16 novembre 1868, l’ingénieur Jozon.
27Par ailleurs, pour éveiller les esprits, jugés sans doute trop engourdis par le directeur du Service des Phares, Léonce Reynaud, et pour combler les longues périodes de solitude, la Direction générale des Ponts et Chaussées décide en novembre 1867 la création d’une « bibliothèque circulante des gardiens de phares ». Cette décision s’inspire en fait d’une expérience déjà ancienne initiée par le service des phares écossais où l’encadrement intellectuel et spirituel des gardiens tenait une place majeure dans les préoccupations des ingénieurs presbytériens chargés de la direction de cette agence (Sautter 1880 : 82). La lecture ne peut évidemment qu’être une activité fortement encouragée par l’administration afin que ses agents « puissent tirer un bon parti de leur loisir »31 et leur rendre de grands services « surtout dans les phares isolés où il est presque impossible de se livrer à un travail quelconque en dehors de l’entretien du feu »32. Pour les tenir au courant des ouvrages référencés, le Service publie un catalogue de 265 titres, « de nature à être le plus utilement placés entre les mains [des] gardiens ».
28L’idée des ingénieurs est certainement excellente mais la réalisation pêche par excès d’optimisme et méconnaissance des aspirations des lecteurs. En effet, les titres retenus ne correspondent pas réellement au niveau culturel ni aux désirs des gardiens :
« À ces cerveaux élémentaires, de premier jet, pour qui la lecture ne peut et ne doit être qu’une distraction, [l’administration] offrait des traités de morale et des manuels de chimie. Il leur eût fallu de l’Alexandre Dumas père et du Jules Verne, qui m’ont paru jouir chez les gardiens de phare d’une considération toute spéciale. » (Le Goffic 1899 : 421)
29L’approbation ministérielle du 8 janvier 1868 entérine la décision et le Service central se charge de l’achat des livres pour renforcer un fonds encore bien léger. Dans les premiers mois de 1869, la répartition des titres est opérée en fonction du nombre de gardiens en poste dans chaque département : le Finistère reçoit 160 livres, les Côtes-du-Nord 80 et le Morbihan 60.
« La bibliothèque contenait beaucoup de bouquins, toute la ritournelle qu’ordonne la marine soucieuse de distraire les prisonniers du large, des livres de science, des récits de voyage et des histoires d’amour pas trop brûlantes : Robinson Crusoé, Paul et Virginie, les fables de La Fontaine. » (Rachilde 1899 : 56)
- 33 AD Ille-et-Vilaine, 4 S 33, réglementation et matériel, Paris, le 15 janvier 1881, le directeur All (...)
- 34 Archives DDE Vannes, bibliothèque et abonnements.
30Mais il semble que l’engouement pour la lecture reste très superficiel. De nombreux ouvrages sont égarés ou ne sont pas lus. Très vite, la bibliothèque est abandonnée; par contre, la lecture ne disparaît pas. Sur la demande des gardiens, le Service des phares les abonne, en vertu de la décision ministérielle du 28 novembre 1874, à des revues et notamment à l’hebdomadaire publié sous les auspices du ministère de la Marine, le Journal du Matelot; il est envoyé dans le Morbihan pour les phares de Groix, des Poulains à Belle-Île et de la Teignouse33. De même, les gardiens des phares en mer des Côtes-du-Nord sont abonnés au Matelot. Ces abonnements sont confirmés par le Directeur Allard en 1881 et leur renouvellement est acquis pour 1882 et les années suivantes34. Mais il faut bien l’avouer, les gardiens, dans leur ensemble, ne sont pas de grands lecteurs et les efforts de leur direction pour tenter d’y remédier se soldent par des échecs patents.
31Si tous les gardiens recrutés depuis 1848 savent lire et écrire, ils ne maîtrisent pas tous parfaitement leur sujet, loin s’en faut. Les notes des ingénieurs pour évoquer les lacunes scolaires de leurs agents sont nombreuses, surtout entre 1880 et 1914. Non pas que le recrutement se détériore durant cette période, au contraire nous l’avons dit, mais sans doute et plus simplement parce que les exigences du service obligent les gardiens à tenir scrupuleusement leur carnet de veille et les comptes mensuels de consommation des huiles. La paperasserie administrative demande des connaissances en arithmétique et en grammaire toujours plus soutenues et les lacunes des gardiens sont davantage remarquées. Mais cette situation cesse entre les deux guerres mondiales. Pour disposer d’un corps bien formé, il convenait tout simplement d’instruire des élèves dans cette profession à l’image des écoles britanniques35. La première mesure en ce sens est prise en 1930 par le ministre des Travaux publics qui signe un arrêté fixant le programme des épreuves d’aptitude technique spéciale pour obtenir un emploi de gardien de phare. La profession est enfin considérée comme un métier spécifique. Le texte législatif retient deux catégories de personnel : la première, « pour les établissements ne comportant pas d’appareil mécanique ou électrique où seules les connaissances générales du certificat d’étude primaire suffisent »; la seconde catégorie est formée « pour les phares comportant des appareils mécaniques ou électriques. Les postulants doivent conduire et entretenir un moteur Diesel ou à essence, connaître les bases de l’électricité et de la radio-électricité pour réparer des circuits simples »36. Les candidats gardiens, ou auxiliaires, effectuent des remplacements dans les phares les plus durs, la plupart du temps en mer. Après un an d’expérience, ils passent un concours. Les candidats retenus doivent savoir nager et godiller avant de se présenter dans l’un des six centres d’examen situés à Paris, Dunkerque, Cherbourg, Brest, La Rochelle et Toulon. En 1934, les premiers plans d’une École des gardiens sont présentés; il s’agit d’une extension des bâtiments du centre de balisage de Brest, alors le plus important de France37. La professionnalisation du métier s’accentue au cours des années suivantes, notamment avec la publication en 1938 d’un décret d’organisation du corps. Les maîtres de phares sont désormais recrutés « parmi les contremaîtres ou ouvriers de métier aptes au commandement, et experts en travaux de mécanique, appareillages électriques ou radio-électriques »38. Le gouvernement s’écarte du modèle traditionnel qui consistait à accorder toute confiance aux seuls marins et ouvriers ayant la pratique de la mer.
- 35 On peut noter que, en France, les opérations de recrutement s’effectuèrent toujours au niveau dépar (...)
- 36 Décret du 30 novembre 1931, Maurice Deligne, ministre des Travaux publics.
- 37 AD Finistère, 4 S 131, construction de l’École des gardiens.
- 38 Décret du 16 décembre 1938 et arrêté du 4 janvier 1940 fixant les conditions d’application du décre (...)
- 39 Arrêté ministériel du 10 mai 1950.
32Après la Seconde Guerre mondiale, cette volonté de formation des agents est encore renforcée. Le corps des gardiens est officiellement scindé en deux en 195039. D’une part, on retrouve les agents s’occupant des feux à pétrole ou des appareils électriques très simples; ils continuent de porter le nom de gardiens de phare. D’autre part, les agents chargés des feux électriques complexes et des appareils radio-électriques s’appellent dorénavant électro-mécaniciens de phare (EMP). Il convenait parallèlement de procéder au recrutement de jeunes diplômés des écoles techniques ou d’améliorer l’instruction des personnels en place tout en conservant les sources traditionnelles de recrutement. Les agents sont toujours choisis en priorité parmi les marins et les fils de gardiens, c’est-à-dire dans un vivier familiarisé avec les réalités de la mer et avec les traditions du service (Valls 1994 : 26). Mais ces nouvelles recrues doivent effectuer un stage probatoire de six mois comme auxiliaires dans un phare en mer. Si le résultat s’avère satisfaisant, ils sont admis, en tant que stagiaires, à suivre des cours de formation technique et d’instruction professionnelle. D’abord à l’école du cap Gris-Nez ou à celle du phare des Baleines, ouverte en novembre 1960, où ils reçoivent une instruction théorique sanctionnée par un certificat avant de compléter leur formation pratique dans un grand centre de balisage à Brest ou à Saint-Nazaire (Passani 1969). À l’issue de ce stage, ils sont nommés EMP ou gardiens de phare.
33Le mouvement d’automatisation des établissements se généralise après 1975, si bien que très peu de postes sont offerts. Le recrutement s’effectue par voie de concours national organisé par le ministère de l’Équipement. Pour l’année 1997, cinq candidats sont retenus, mais aucun d’entre eux n’appartient au monde maritime ni à la Bretagne. Quatre ans plus tard, le recrutement est clos, la profession disparaît.
34Devenus fonctionnaires en 1839, les gardiens de phare, agents subalternes du ministère des Travaux publics, attendent un siècle avant de présenter l’image d’un corps professionnel soudé et efficace. À la veille de la Seconde Guerre mondiale seulement, on peut affirmer que les gardiens exerçaient leur charge avec conscience, mais pour parvenir à ce résultat, le chemin de l’apprentissage a été bien long. Dès la publication de la loi organique en 1853, un grand nombre des gardiens se recrutent parmi les populations locales littorales, généralement des inscrits maritimes, aux compétences techniques et plus encore scolaires très réduites. Les salaires offerts à des agents méprisés par leur hiérarchie ne permettent jamais d’envisager un recrutement sélectif de valeur. Les ressources des gardiens sont ridiculement faibles et ils forment un véritable « lumpen-fonctionnariat ».
35Dans ces conditions, tout effort de formation reste vain et il est de toute manière rarement envisagé. C’est en connaissance de cause que les ingénieurs des Ponts et Chaussées se satisfont d’une telle médiocrité dont ils sont, d’une certaine manière, responsables.