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Certitudes suicidées et bobards salutaires

Saturday, 3 April 2010

Les Egarés

Comme vous commencez à le savoir ici, mes chers amis (du moins ceux qui résistent à mes absences intempestives, et je n'en voudrais à personne d'avoir quitté mon navire en bois vermoulu), je vis dans mon aquarium depuis pas mal de temps maintenant...

Hier soir, je suis sortie avec une amie (merci Esmereldat!) et j'ai mesuré ce que j'avais perdu ces dernières années, mais j'ai aussi rencontré des gens qui m'ont touchée de par leur générosité, et particulièrement un jeune homme à l'air d'écorché vif qui ne lâche rien de ce que la vie peut offrir...

Les Egarés est une association d'artistes brillamment emmenée par leur énergique président, le bien nommé mEndarine (avec un E majuscule comme Enculé, aurais-je ouï dire!). Bref, ce mec "kiffe" un paquet de monde après quelques verres, mais le monde qui est venu en masse hier soir le lui a bien rendu!

Au programme de la toute première résidence du collectif au Metal Café, quatre groupes éclectiques qui tous, débutants ou non, font partie du collectif et ont - chacun à leur façon - déposé quelques-unes de leurs tripes sur la scène. J'avais déjà vu pas mal de groupes mais très rarement une telle énergie envahir une si petite salle (une cave en sous-sol!). Et surtout... SURTOUT... Je n'avais jamais ressenti autant de cohésion dans un collectif, car les Egarés, ce n'est pas juste un groupe d'artistes, c'est un collectif de sensibilités et de générosités... Cela ne pouvait échapper à personne. Ces Egarés m'ont fait retrouver le temps d'une soirée le chemin de ma propre sensibilité artistique et renouer avec l'idée qu'il est encore possible d'avancer, ensemble, simplement déjà par l'échange de quelques idées, en proposant sa propre interprétation du monde.

Merci à mEndarine, merci à mon amie Esmereldat, membre du collectif, et merci à tous les Egarés de ce soir-là!

A vous, mes amis des débuts, je ne peux que conseiller d'aller visiter sans attendre les liens suivants :


Et petit coup de pub au passage pour Dream Korp, un groupe electro qui m'a littéralement scotchée :


Dans les jours à venir, je l'espère, je posterai un nouvel article sur un sujet que je n'ai pas encore abordé ici pour différentes raisons. Il y sera question de larmes, de rire, de seringues, de bonheur artificiel et d'histoires de vomi. Que de poésie en somme!

Thursday, 27 August 2009

Mea Culpa

Salut les amis,
Juste un court message pour vous présenter mes excuses. En effet, bon nombre d’entre vous m’ont envoyé des emails demandant de mes nouvelles du fait qu’aucun nouveau texte n’ait été publié depuis quelques temps…
Je vis actuellement une rupture amoureuse très difficile, et écrire ne m’est pas un loisir offert pour le moment, mais j’espère être à nouveau en mesure de partager la suite de mon expérience avec vous très bientôt.
Ne m’en veuillez donc pas si rien n’est posté pour l’instant. Je nourris l’espoir que ça ne saurait plus trop tarder…
Merci pour votre soutien, il m’est d’un grand réconfort.
Bien à vous,
Votre amie Marie

Saturday, 18 July 2009

De l'écrou n° 95/528050

Ma mère en prison pour un assassinat? On aurait pu en sourire si on l’en avait crue capable. Le soir où nous apprîmes son incarcération, Tom avait déserté l’appartement et mon père et moi nous retrouvions comme deux cons. Écrasés par le poids de la nouvelle, nos regards en disaient long sur les pensées qui nous animaient sur l’instant. C’est-à-dire absolument aucune car nos regards ne disaient rien. Nous étions vidés de notre substance et toute parole était frappée de stérilité ; parler serait revenu à réitérer la sempiternelle “putain, où est-ce qu’elle est encore allée fourrer son cul?”, autrement dit à se poser une question intelligible à propos d’une situation qui échappait à l’entendement. Cette question avait même perdu son pouvoir exutoire : rien ne pouvait plus nous sortir de notre hébétude, pas même l’extrême extravagance de cette conclusion inattendue. Tout paraissait maintenant tellement vain, et vide, et foutu. Ma mère venait de nous démontrer qu’elle n’avait pas fini de nous pourrir la vie, et qu’elle aurait toujours assez de ressources pour aller à rebours des leçons qu’on tire en général de ses propres erreurs. Au fond il fallait la comprendre : elle n’avait encore jamais expérimenté le meurtre! Comment tirer les leçons d’une expérience qu’on n’a jamais vécue?

La première visite que nous rendîmes à l’écrou n° 95/528050 se devait, comme la tradition familiale l’exige, de revêtir les qualités d’un bon mélo ; ou d’un mauvais, si l’on s’en fie au style dans lequel excelle ma mère. Les circonstances lui donnaient certes un sérieux coup de main, mais on ne peut reprocher à un artiste de vouloir imprimer sa touche sur tout ce qu’il fait! Tom, une fois de plus, s’était exclu des festivités. Nos permis de visite en poche, mon père et moi nous présentâmes à la porte métallique de la prison, pleins d’une nerveuse appréhension que trahissait le léger tremblement de nos cartes d’indentité tandis que nous les présentions au gardien chargé de nous les confisquer jusqu’à la sortie. Mon père développa lui aussi un style particulier de visiteur de prison qu’il s’acharnera à garder jusqu’au bout. Dès la toute première visite, et malgré l’angoisse qui accompagne les premiers pas que l’on fait en prison (visiteurs et détenus confondus), il mit en exercice une forme toute particulière de résistance – qui entre nous était bien inutile et ne pouvait que le desservir – qui consistait à garder systématiquement dans ses poches des objets métalliques destinés à faire sonner les portiques de détection. Et ça ne manquait jamais : le portique sonnait, le gardien lui demandait de vider ses poches, mon père s’exécutait en râlant et repassait le portique, lequel sonnait à nouveau, le gardien insistait pour qu’il vide ses poches, et la scène se répétait ainsi jusqu’à ce que le gardien émette des signes d’impatience. Mon père râlait systématiquement à chaque nouvelle demande du gardien, mais je crois qu’il aimait ça. Je pense qu’il ne le fit pas exprès les premières fois, mais pour les suivantes il connaissait le règlement et n’avait plus aucune excuse. Il prenait en réalité un malin plaisir à râler et à faire suer le gardien ; ce devait être pour lui une façon de se lâcher nerveusement avant d’affronter l’attente, les lourdes portes qui claquent et finalement ma mère.

Une fois installés dans l’insalubrité de l’étroit parloir dans lequel nous devions retrouver ma mère, le gardien ferma à clé la porte par laquelle nous étions entrés et son collègue vint ouvrir celle par laquelle se glisserait ma mère quelques dix minutes plus tard. Il y avait là une table sale et grignotée par l’usure, sous laquelle des tonnes de chewing gum s’étaient accumulés, et trois chaises d’écolier dont l’assise d’une grinçait sans même qu’on n’eût besoin de faire le moindre mouvement. Je me demandais comment cette chaise était encore en état de servir lorsque je vit apparaître derrière le plexiglas déformant de la porte du parloir le visage tordu de ma mère. Ce fut un choc de la voir là, debout derrière cette porte qui ne s’ouvrirait plus qu’à la faveur d’un geôlier. Sa perte de liberté me frappa à cet instant. C’est donc ça la privation de liberté : on ne peut même plus ouvrir une porte soi-même, on ne peut plus effectuer le moindre de ces mouvements qui nous sont si naturels quand on est libre. Je mesurais à ce moment précis ce que signifiait le coup de fil de l’inspecteur de la brigade criminelle la semaine précédente.

Ma mère entra lentement dans le parloir, se tenant aux deux murs qui se faisaient face et l’entourraient de leur exiguïté. Elle tomba presque littéralement dans mes bras et je tentai de la soutenir du mieux que je pus pour enfin la relâcher sur la chaise vide qui l’attendait. Le gardien alerté par le bruit que fit l’effondrement de ma mère se précipita, mais lorqu’elle comprit qu’on la ramènerait en cellule, elle se sentit subitement déjà mieux. Mon père l’embrassa alors à son tour et elle demeura silencieuse. Personne n’osait prendre la parole le premier. Nous avions tout à dire et tout à demander, mais nous n’osions pas la bousculer au-delà de ce qu’elle venait de vivre. Nous espérions qu’elle se livrerait d’elle-même, qu’au moins elle nous donne la raison de sa présence en prison, et qu’au passage elle reconnaisse notre propre présence en ces lieux insolites. Mais rien, il ne fallait rien attendre d’elle. Nous devions le savoir depuis le temps! J’hasardai alors un timide “Que s’est-il passé?” qui reçut pour toute réponse un torrent de larmes interdisant toute autre tentative de questionnement. Il fallait de toute évidence s’y prendre autrement, et c’est mon père qui – peut-être plus habitué que moi à négocier ses paroles – trouva la façon de l’aborder. Il fallait en réalité parler d’elle et pour elle et, de toute évidence, la décharger de toute suspicion. C’est le seul moyen que mon père trouva pour communiquer avec elle et c’est aussi la forme de communication qui prévaudra à jamais dans leur relation. Ma mère ne supporte pas d’être confrontée à ses erreurs et fuit les reproches comme on fuit la peste. Ce mode de communication, elle l’attendra désormais de chacun d’entre nous vis-à-vis d’elle.
Une très mauvaise idée, papa, malgré une intention louable!

Ainsi mon père, plutôt que lui demander de lui exposer les faits et les mobiles, lui expliqua que ce qui était à l’origine de cette situation était la secte qu’il s’acharnait à démasquer depuis maintenant presque un an. Il lui fournissait malgré lui, et presque malgré elle, un mobile bien que ne pouvant rien pour elle quant aux faits, car il allait de soi qu’elle seule était en mesure d’expliquer sa présence en prison et par conséquent son lien avec le meurtre. Et ce ne fut qu’après un certain nombre de visites et l’insistance devenue dérangeante de mon père qu’elle nous confia avoir reconnu sa complicité lors de sa garde à vue. Nous fûmes saisis : de quelle complicité parlait-elle?

Ma mère est quelqu’un avec qui il faut user de patience et de détours pour la faire cracher. La police y parvint somme toute assez rapidement – mais n’est-ce pas son métier? - et il nous fallut plus d’une visite pour y parvenir nous-mêmes. A ce stade-là, nous n’avions pas encore rencontré son avocat. Ainsi, chaque visite ne durant jamais plus de trente minutes, et le travail de mise en condition de la parole étant chaque fois à refaire, pas moins d’une dizaine de visites hebdomadaires (soit plus de trois mois!) nous furent nécessaires pour qu’elle nous annonce par un samedi de novembre qu’elle avait suggéré à son altruiste visiteur de l’hôpital comment se débarrasser de son violent légionnaire, n’apportant pour l’heure aucun élément sur l’intérêt que cet homme pouvait avoir au meurtre.

Alain, l’assassin, celui qui avait tiré sur le légionnaire, fût arrêté plus tôt au cours de cette première journée d’investigation où nous fûmes tous entendus par la police. Il reconnut immédiatement le meurtre, la police ayant trouvé dès leur arrivée son fusil dans l’entrée de sa maison, la cartouche percutée encore fumante. Comprenant au bout de quelques heures de garde à vue qu’une responsabilité partagée lui coûterait moins cher qu’une responsabilité assumée seul, il désigna ma mère comme l’instigatrice de l’assassinat et la boucle était bouclée.

Sauf pour mon père. A l’énnoncé de ces faits, il remit aussitôt en balance la thèse de la secte. Ma mère ne niant rien à ce sujet mais n’enchérissant pas pour autant, il interpréta ses nouveaux silences comme une tentative de protéger la secte et imagina ma mère manipulée et menacée si elle en évoquait l’existence et donc la très possible responsabilité. L’attitude de ma mère me paraissait suspecte à cet égard. Pourquoi n’en parlait-elle pas d’elle-même si c’était le cas? Qu’avait-elle à en craindre maintenant qu’elle était en prison? Quelque chose de pire pouvait-il encore arriver? Mais mes doutes ne freinèrent pas mon père dans sa démarche qui visait à faire porter le chapeau à la secte. Ce qui m’attristait n’était pas sa volonté de venir en aide à ma mère, mais son obstination à vouloir imposer cette thèse en dépit du bon sens qui, s'il n'était chez lui embrumé, lui aurait laissé entrevoir l'apparente indifférence de son ex-femme.

Quoiqu’il en soit de la vérité, la planche de salut était trop belle pour ma mère : “Oui, c’est vrai, tu as raison! Il y a bien une secte dans cette histoire... celle dont tu parles”.
Et pour la première fois depuis trop longtemps le regard de mon père s’illumina. Le bonheur vint, pour un instant de grâce, faire briller le coin de ses yeux d’un éclat rare. Je regardais mon père avec une triste admiration. Dans cet instant hors du temps j’avais bien cru voir sa folie disparaître, et pour ce seul mais si précieux instant j’étais prête à me rallier à toutes les thèses qu’il voulait!

Cet éclat, il l’entretint jusqu’au procès, fort de ses convictions et des empilements de preuves qu’il amassait sur la table d’une salle à manger devenue bureau privé d’investigation. Mais, pour mon grand malheur, cet éclat s’éteindrait pour de bon par une soirée ensoleillée et sordide du mois de mai 1998.

Wednesday, 15 July 2009

Paintings...

Après réflexion et constatant que je n'ai pas beaucoup écrit ces temps-ci, je vous fais partager ici ce qui m'occupe par ailleurs.

Non, mon autre occupation (et qui est la première chronologiquement) n'est pas de chercher d’autres façons de traduire la bêtise de ma mère... à moins que vous en trouviez une expression dans ma peinture!

Voici un lien vers mon travail :
http://www.saatchi-gallery.co.uk/yourgallery/artist_profile/Marlin+D-chaux/11650.html
(pour préciser, la première image n’est pas un tableau !!!)

Prenez soin de vous!

Marie

Friday, 12 June 2009

La fêlure

Mon père et moi tournions en rond dans la chambre d’hôpital où nous venions d’apprendre la mort violente du légionnaire. Les policiers n’avaient pas bougé et gardaient toujours la porte de la chambre. Nous nous sentions prisonniers en dépit de notre innocence, et ma mère se maintenait dans son état semi-végétatif que venait troubler par moments une certaine agitation.

Mon père se tenait le plus clair du temps près de la porte gardée par les policiers. Il voulait tout savoir, connaître les détails du meurtre, bien que frappé d’incrédulité face au caractère extraordinaire de la situation. Les policiers ne semblaient pas savoir grand chose, et une enquête étant ouverte, il ne leur était de toute évidence pas permis de parler. Qui sait à qui ils pourraient révéler des éléments clefs de l’affaire? On n’avait trouvé le mort que quelques heures plus tôt, son corps n’était peut-être pas encore tout à fait froid, mais il fallait déjà s’atteler à retrouver le coupable.

Pour ma part, je continuais de rassurer ma mère qui ne cessait de ressasser les mêmes inepties. Bien entendu qu’elle ne serait pas inquiétée par la justice! Quelle idée? Comment pouvait-elle tuer son mari de son lit d’hôpital? Le personnel témoignerait sans difficulté qu’elle n’a pas quitté sa chambre depuis plusieurs jours. Il était d’ailleurs rassurant de penser que pour une fois ma mère n’était pas à l’origine d’un malheur!

Nous usions le linoléum depuis une bonne heure quand un troisième policier, que nous avions croisé à notre arrivée à l’hôpital, entra dans la chambre et nous informa mon père et moi que la police judiciaire souhaitait nous interroger dans le cadre de l’affaire et que nous devrions le suivre au poste de police. Nous n’étions pas tellement surpris au fond, car après tout l’un comme l’autre pouvions être de potentiels suspects : mon père aurait pu tuer par jalousie, et j’aurais pu le faire sous le coup du désespoir de voir ma mère souffrir. Nous avions tous les deux un mobile plausible pour le meurtre.

Nous suivîmes donc les policiers hors de l’hôpital et montâmes à bord de deux voitures différentes. Je me souviens être passée à coté de la voiture vide de mon père avec en tête le moment où nous sommes sortis de celle-ci avant de gagner l’hôpital. J’aurais tout donné pour revenir à cet instant où nous ne savions encore rien du meurtre, où il ne s’agissait que de rendre visite à ma mère malade. Arrivés au poste de police, je ne recroiserai pas mon père ; on avait pris soin de nous garder dans des pièces séparées. L’inspecteur qui prît mes déclarations et m’interrogea notamment sur mon emploi du temps de la veille fût plutôt sympathique avec moi. J’étais assez à l’aise pour exposer mon alibi : je savais que dans une autre pièce mon père était en train de relater la même journée et la même soirée que moi puisque nous les avions passées ensemble à la maison.

Les sentiments qui me traversèrent au long de cette journée d’un siècle furent très ambigus. Je ressentis d’abord un certain soulagement à l’idée que ma mère ne serait plus victime de la folie du légionnaire. Puis mes sentiments évoluèrent au fil du temps vers quelque chose qui pesait de plus en plus, une lourdeur qui m’écrasait, une inquiétude grandissante, le sentiment que la fin d’une souffrance allait laisser place à une autre. Pire que la précédente. Je crois que je me suis justifiée cela sur le moment par le fait que je me trouvais dans une situation tout à fait hors du commun et que mes perceptions et mes affects me jouaient des tours.

La crainte que j’alimentais malgré moi ne me concernait pas. Je m’inquiétais plutôt pour mon père. Et si, pour une obscure raison, il ne sortait pas du poste de police? Étant la seule personne avec Tom à pouvoir attester de son emploi du temps de la veille, nous aurions pu nous entendre sur une version qui nous donnerait un alibi, ce qui me rendrait complice de mon père dans le meurtre... Je me disais aussi que les erreurs judiciaires existent et que nos comportements, quels qu’ils soient, peuvent braquer les soupçons sur soi. Je réfléchissais beaucoup à ce qui pouvait, chez mon père, attirer l’attention et le rendre suspect. Je pensais à sa manie de poser plus de question qu’il ne donne de réponse, ce qui peut devenir passablement agaçant. Mais je pensais surtout à sa paranoïa et j’imaginais mille conséquences à des débordements incontrôlés. Il pourrait très bien soupçonner l’inspecteur d’avoir tué le légionnaire sans que cela ne soulève de réaction de surprise de ma part! Je craignais tout simplement que son comportement lors de son audition ne le desserve.

Deux ou trois heures plus tard – je ne me souviens plus exactement car le temps semblait s’éterniser – j’étais de retour à l’hôpital escortée par deux policiers. Je priais pour retrouver mon père dans la chambre, et mon coeur d’arrêta de battre pour un instant quand je vis que ma mère était seule. “Ton père n’est pas avec toi?” Non. Ma mère ne paraissait pas inquiète pour lui. Elle n’aurait jamais pu imaginer mon père capable de cela. Moi, je crevais littéralement d’inquiétude, même si je savais aussi qu’il n’avait tué personne.

“Ils ne veulent pas me laisser descendre fumer une cigarette! Pourquoi?” Ces paroles de ma mère ne firent qu’augmenter mon inquiétude. Tout prenait un tour tragique, tout devenait matière à interprétation : pourquoi ne peut-elle pas sortir fumer? Pourquoi ne veut-on rien nous dire? Tout cela entrait certainement dans le schéma d’une procédure visant à maintenir les gens à vue pour faciliter l’enquête, mais sur l’instant tout sentait trop fort le soupçon. Il fallait comprendre cela, et je le comprenais quand je regagnais ma lucidité.

Cette journée, je l’ai vécue comme un très mauvais rêve et il m’arrive encore aujourd’hui de douter qu’elle ait eu lieu. Sur le vif, je réalisais que ma famille se trouvait sous le coup d’un soupçon de meurtre et cela suffisait à me faire divaguer. Mon corps m’envoyait des signes de relâchement, mes jambes tremblaient, mes mains étaient moites et mes larmes glissaient à l’intérieur de moi. Mes émotions n’avaient jamais connu une telle situation où le poids est tel qu’elles se trouvent écrasées et attendent une issue, une fêlure dans l’opacité de l’irraisonné pour s’y engouffrer et s’exprimer enfin.

Pour l’heure, ma mère répétait sans cesse qu’elle n’avait pas quitté l’hôpital et je lui répondais invariablement qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. J’avais fini par même être agacée par tant d’insistance. On avait bien compris qu’elle n’y était pour rien! Pouvait-on maintenant penser à autre chose? Cherchait-elle une fois de plus à attirer l’attention sur elle? Être suspectée de meurtre serait-il à la mesure de son importance? Mon père n’était toujours pas revenu et l’après-midi touchait à sa fin. Il y avait quelque chose d’anormal à se trouver dans cette chambre à cette heure-là, après que l’heure des visites autorisées soit passée. L’hôpital était horriblement calme et on entendait maintenant les oiseaux chanter dans la fraîcheur du début de soirée.

Enfin, vers 20h je crois, je crus entendre la voix de mon père résonner dans le long couloir de l’hôpital. Un moment j’ai douté de ce que j’avais entendu tellement je guettais son arrivée. Puis je le vis apparaître derrière les deux policiers postés à la porte. Quel soulagement! Il était de retour, il était libre! Nous étions finalement tous mis hors de cause! La paranoïa de mon père ne l’avait donc pas rendu suspect! Malgré ce trait nouveau ayant fait irruption dans sa personnalité, il semblerait que son bon sens légendaire ait bien travaillé pour lui. Maintenant le meurtre se devait d’être résolu, mais je n’y accordais plus qu’une espèce de curiosité. Nous n’étions plus directement concernés et je me prenais déjà à rêver que nous allions pouvoir passer à autre chose...

Mais l’autre chose en question serait bien loin de celle escomptée. Mon père ne nous avait rejoint que depuis quelques minutes, quand les deux policiers qui avaient passé la journée à surveiller la chambre de ma mère entrèrent franchement et s’adressèrent à elle. “Madame, habillez-vous! Vous devez nous suivre. Vous êtes placée en garde à vue à compter de maintenant”. La panique se lisait dans ses yeux. Mon père et moi fûmes surpris par cette décision mais nous comprîmes que ma mère aussi devait être entendue. Elle était tout de même légalement la femme du mort et avait sans doute beaucoup de choses à dire sur la personnalité du légionnaire. Les policiers nous demandèrent alors de rentrer chez nous ; nous n’avions plus rien à faire à l’hôpital. Nous embrassâmes ma mère pour tenter de la rassurer, priant pour qu’elle ne s’embourbe pas dans des considérations qui pourraient se retourner contre elle. Elle a toujours eu un système de morale à part et complètement inapproprié pour la société, et je savais qu’elle serait capable de dire des choses terribles pensant bien dire. Nous lui fîmes la promesse de revenir la visiter le lendemain puis la vîmes monter dans la voiture au gyrophare qui s’éloigna à vive allure.

Nous fûmes de retour à la maison dans la soirée. Il faisait presque nuit noire. Tom ne crût pas un mot de l’épopée que fût notre journée. Il prît tout de plein fouet : l’annonce du meurtre, celle des gardes à vue simultanées de sa soeur et de son père, puis celle de sa mère hospitalisée. Mon pauvre Tom n’était encore une fois pas épargné par les événements familiaux et sortit fêter cela à sa manière. Mon père et moi attendîmes ce soir-là l’appel de ma mère qui nous annoncerait son retour à l’hôpital. Après l’appel, nous pourrions alors tous gagner nos lits et nous endormir à la bonne grâce sédative du relâchement de la pression. Le lendemain, nous lui rendrions visite et envisagerions une façon de reprendre le cours de nos vies sur un mode plus serein. Car malgré une issue et des circonstances exceptionnelles et tristes, cette possibilité nous était enfin offerte.
Mon père et moi restions assis dans le salon et regardions distraitement la télé. Chacun était plongé dans ses rêves que nous gardions pour nous-mêmes de peur que la poisse ne surgisse d’une énonciation trop prématurée.

Driiiiiing! Le téléphone sonne enfin! Maman est rentrée dans sa chambre! Ce ne pouvait être qu’elle! Personne n’appelle jamais à la maison aux alentours de minuit! Elle nous savait en souci et va enfin nous apporter le soulagement que nous réclamons depuis si longtemps... Mon père décrocha le combiné, le visage illuminé comme jamais.
“Monsieur Deschaux? Inspecteur X de la police judiciaire. Je viens vous annoncer que votre ex-femme est mise en examen pour complicité dans le meurtre de son mari. Elle va être transférée en maison d’arrêt. [...] Oui, bien sûr vous pourrez lui rendre visite. Vous pouvez en faire la demande dès lundi auprès du juge d’instruction. Voici le numéro du tribunal où on vous expliquera la marche à suivre...”

Plus tard dans la nuit, qui fût pour toute la famille aussi blanche que l’aspirine que je buvais pour tenter d’arrêter le marteau qui me fendait le crâne, je repensais à ce que ma mère m’avait demandé tout au long de cette journée : “Je ne vais pas aller en prison, hein ma fille?”
Si maman, tu y vas, mais faudra me dire un jour pourquoi!

Wednesday, 10 June 2009

"Vous êtes dangereux"

Une passionnante exposition qui a lieu en ce moment a rappelé à mon bon souvenir un auteur qui pour moi a joué (et joue encore et pour longtemps) un rôle essentiel, tant d’un point de vue personnel que du point de vue plus vaste des idées.

Michel Foucault, l’auteur qui a renversé la proposition de Clausewitz pour dire que la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens, et qui a mis en pratique l’idée majeure qu’il faut rendre la parole aux plus fragiles et aux plus anonymes en publiant Moi, Pierre Rivière..., remettant en lumière le mémoire d’un cas de parricide au XIXème siècle, a écrit un article publié dans Libération en 1983 sur le rôle de la prison et des institutions en général. Vous trouverez ci-dessous un texte d’une grande force et d'une grande actualité, et dont l’intérêt réside entre autres choses dans le fait essentiel de rappeler qu’une société n’avance que si elle questionne ses pratiques. Autant dire qu’on n’est pas rendus !


Michel Foucault « Vous êtes dangereux » *

POUR ÊTRE SURPRIS, j'ai été surpris. Non par ce qui s'est passé, mais par les réactions, et la physionomie qu'elles ont donnée à l'événement.

Ce qui s'est passé ? Un homme est condamné à quinze ans de prison pour un hold-up. Neuf ans après, la cour d'assises de Rouen déclare que la condamnation de Knobelspiess est manifestement exagérée. Libéré, il vient d'être inculpé à nouveau pour d'autres faits. Et voilà que toute la presse crie à l'erreur, à la duperie, à l'intoxication. Et elle crie contre qui ? Contre ceux qui avaient demandé une justice mieux mesurée, contre ceux qui avaient affirmé que la prison n'était pas de nature à transformer un condamné.

Posons quelques questions simples :

1) Où est l'erreur ? Ceux qui ont essayé de poser sérieusement le problème de la prison le disent depuis des années : la prison a été instaurée pour punir et amender. Elle punit ? Peut-être. Elle amende ? Certainement pas. Ni réinsertion ni formation, mais constitution et renforcement d'un « milieu délinquant ». Qui entre en prison pour vol de quelques milliers de francs a bien plus de chances d'en sortir gangster qu'honnête homme. Le livre de Knobelspiess le montrait bien : prison à l'intérieur de la prison, les quartiers de haute sécurité risquaient de faire des enragés. Knobelspiess l'a dit, nous l'avons dit et il fallait que ce soit connu. Les faits, autant que nous pouvons le savoir, risquent de le confirmer.

2) Qui a été dupé ? Ceux évidemment auxquels on a voulu faire croire qu'un bon séjour en prison pouvait toujours être utile pour redresser un garçon dangereux ou empêcher la récidive d'un délinquant primaire. Ceux également a qui l'on a voulu faire croire que quinze ans de prison infligés à Knobelspiess pour un fait mal établi pourraient être du plus grand profit pour lui et pour les autres. Les gens n'ont pas été dupés par ceux qui veulent qu'une justice soit aussi scrupuleuse que possible, mais par ceux qui promettent que des punitions mal réfléchies assureront la sécurité.

3) Où est l'intoxication ? Soljenitsyne a une phrase superbe et dure : « On aurait dû, dit-il, se méfier de ces leaders politiques qui ont l'habitude d'héroïser leurs prisons. » Il y a toute une littérature de pacotille et un journalisme plat qui pratiquent à la fois l'amour des délinquants et la peur panique de la délinquance. Le truand héros, l'ennemi public, le rebelle indomptable, les anges noirs... On publie sous le nom de grands tueurs ou de gangsters célèbres des livres rewrités – ou plutôt writés – par des éditeurs : et les médias s'en enchantent. La réalité est tout autre : l'univers de la délinquance et de la prison est dur, mesquin, avilissant. L'intoxication ne consiste pas à le dire. Elle consiste à draper cette réalité sous des oripeaux dérisoires. Ces héroïsations ambiguës sont dangereuses, car une société a besoin non pas d'aimer ou de haïr ses criminels, mais de savoir aussi exactement que possible qui elle punit, pourquoi elle punit, comment elle punit et avec quels effets. Elles sont dangereuses aussi car rien n'est plus facile que d'alimenter par ces exaltations troubles un climat de peur et d'insécurité où les violences s'exaspèrent d'un côté comme de l'autre.

4) Où est le courage ? Il est dans le sérieux qu'on apporte à poser et à reposer sans cesse ces problèmes qui sont parmi les plus vieux du monde : ceux de la justice et de la punition. Une justice ne doit jamais oublier combien il est difficile d'être juste et facile d'être injuste, quel travail demande la découverte d'un atome de vérité et combien serait périlleux l'abus de son pouvoir. Ce fut la grandeur des sociétés comme les nôtres : depuis des siècles, à travers discussions, polémiques, erreurs aussi, elles se sont interrogées sur la manière dont la justice doit être dite, c'est-à-dire pratiquée. La justice – je parle là de l'institution – finit par servir le despotisme si ceux qui l'exercent et ceux-là même qu'elle protège n'ont pas le courage de la problématiser. Le travail de l'actuel garde des Sceaux [Robert Badinter] pour repenser le système pénal plus largement qu'il ne l'avait été jusqu'ici est, de ce point de vue, important. En tout cas, les magistrats et les jurés de Rouen ont été fidèles à cette tradition et à cette nécessité lorsqu'ils ont déclaré démesurée la peine infligée à Knobelspiess. Démesurée, donc mauvaise pour tout le monde.

5) Où sont les dangers ? Les dangers sont dans la délinquance. Les dangers sont dans les abus de pouvoir. Et ils sont dans la spirale qui les lie entre eux. Il faut s'en prendre à tout ce qui peut renforcer la délinquance. S'en prendre aussi à tout ce qui, dans la manière de la punir, risque de la renforcer.

Quant à vous, pour qui un crime d'aujourd'hui justifierait une punition d'hier, vous ne savez pas raisonner. Mais pis, vous êtes dangereux pour nous et pour vous-même, si du moins, comme nous, vous ne voulez pas vous trouver un jour sous le coup d'une justice endormie sous ses arbitraires. Vous êtes aussi un danger historique. Car une justice doit toujours s'interroger sur elle-même tout comme une société ne peut vivre que du travail qu'elle exerce sur elle-même et sur ses institutions.

Michel Foucault

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* Libération, n° 639, 10 juin 1983, p. 20. Republié dans Michel Foucault, Dits et écrits. 1954-1988. Tome IV : 1980-1988, Paris, Éditions Gallimard, p. 522-524, avec la présentation suivante : « Emprisonné pour un vol de huit cent francs, qu'il niait, Roger Knobelspiess bénéficie d'une libération conditionnelle. Arrêté de nouveau pour vol, il est placé dans un quartier de haute sécurité, dont il entreprend la dénonciation. Son combat le rend populaire auprès de journalistes, d'intellectuels et d'artistes. Un comité, dont M. Foucault ne fit pas partie, se constitue pour que son procès soit révisé et demande à M. Foucault de préfacer son livre Q.H.S. : quartier de haute sécurité (Paris, Stock, 1980). Lorsque la gauche arrive au pouvoir, Roger Knobelspiess est rejugé et libéré. Arrêté peu après à l'occasion d'un hold-up, celui qui avait été le symbole de l'iniquité de la justice devient alors la représentation du laxisme de la gauche et de l'irresponsabilité des intellectuels. M. Foucault répond ici à cette campagne. »

Thursday, 21 May 2009

La chute

Notre visite aux jeunes mariés laissa la famille sur sa faim et nous plongea dans une impuissance qui ne se contentait pas d’être un vague sentiment. Nous ne savions pas encore que peu de temps serait nécessaire pour que d’eux-mêmes les masques tombent et révèlent ce qui maintenait la situation dans une sorte de substitut de réalité carnavalesque. On arriverait presque à ne plus en rire du tout.

Un appel de ma mère nous apprît qu’elle était hospitalisée depuis la veille, pour des problèmes gynécologiques engendrés par des activités que nous ne préférions pas connaître dans les détails. C’était plutôt laid et, tenant à préserver à l’égard de ma mère une saine distance quand il s’agit de sexualité, je ne pouvais entendre ce qu’elle avait subi, quand bien même elle n’avait pas choisi. En dépit des raisons qui la conduisaient à l’hôpital, nous ressentîmes alors une forme de soulagement car nous pourrions enfin lui rendre visite en dehors de la présence de son légionnaire. C’est ce que nous fîmes dès le samedi suivant.

Ma mère nous avait assuré que son mari ne viendrait pas à l’hôpital avant la fin de l’après-midi, ce qui nous permettrait de passer quelques heures auprès d’elle dès la sortie de déjeuner. Lorsque nous arrivâmes, un homme se trouvait à son chevet. Un autre homme! Rien à voir avec le légionnaire, si l’on ose une comparaison des corpulences. Rien qui ne fasse vraiment peur. Ça ira. Au contraire de la brute qui servait de nouveau mari à ma mère, l’homme qui nous fût présenté était très chaleureux et sortit de la chambre pour nous laisser avec ma mère. Tom était là aussi, plutôt silencieux et distant. Quelque soit la difficulté dans laquelle se trouvait notre mère actuellement, il n’encaissait pas son départ. Je crois surtout que le fait que notre mère le rende responsable de cela, de ce qui a initié son départ, ne jouait pas en faveur d’une réconciliation. Tom portait sur les épaules une culpabilité injuste et bien trop lourde pour lui, compte tenu des conséquences. Il était de toute évidence ému de revoir sa mère après plusieurs mois de séparation, mais gardait pour lui les élans d’amour filial dont son jeune âge avait besoin pour se construire. Dans d’autres circonstances, il lui aurait sûrement tenu la main. Ma mère n’osait pas non plus le lui demander ; elle devait savoir au fond d’elle qu’elle n’en avait plus la légitimité.

Mon père et moi, après une bonne heure de visite, sortîmes fumer une cigarette. C’était le temps où nous mangions peu et fumions beaucoup. Mon père avait chopé des habitudes de fumeur incurable et ne tenait pas plus d’une heure sans fumer. A la maison, c’est à peine s’il n’allumait pas une cigarette avec le mégot fumant de la précédente...

Arrivés au bas de l’hôpital, nous fûmes surpris de retrouver là l’homme qui nous avait accueilli dans la chambre de ma mère. Était-il dépêché par le légionnaire pour la surveiller? Tout ce qu’elle nous a dit de lui, au fond, quand il eut quitté la chambre, c’est qu’il était un “copain de pêche” de son mari, et qu’ils avaient sympathisé. Mais cela ne nous disait rien de ses intentions, ni de la raison de sa présence à l’hôpital. Après quelques banalités échangées pour la forme, il prît de lui-même l’initiative de nous expliquer qu’il n’était là que pour venir en aide à ma mère qu’il pensait menacée par son mari. Mon père, par réflexe paranoïaque, mit en doute cette déclaration en le bombardant de questions. L’homme y répondit avec une telle aisance qu’il n’en fallut pas davantage pour rassurer mon père. Il gardera tout de même une méfiance toute naturelle à l’égard de quiconque entrera dans notre histoire.

L’homme nous expliqua qu’il était de notre côté et qu’il aiderait notre mère à se sortir de là. Il nous dit avoir passé pas mal de temps à discuter avec elle au bord de l’eau, tandis que le légionnaire faisait un sort aux poissons de la rivière. C’est là, selon lui, que ma mère lui confiait son malheur et qu’ils discutaient ensemble des possibilités de la sortir de cette situation. Cet homme inspirait étrangement confiance ; non pas que ce qu’il disait était toujours digne d’être reçu sans questionnement, mais se dégageait de lui une sorte de candeur proche de la bêtise, et qui laissait présager que nous n’aurions jamais rien à craindre de lui. Il semblait juste vouloir aider, et cela suffisait.

Nous rendîmes visite deux autres fois à ma mère, dans les mêmes conditions. Tom était déçu de sa première visite et je n’ai pas le souvenir qu’il nous ait accompagné une autre fois. Je ne me souviens plus. Ce qu’il me reste est la déception qu’il éprouva au retour de notre première visite. J’ignore ce qu’il attendait de celle-ci, peut-être des excuses de notre mère qui ne viendraient jamais. Il était évident qu’elle se considérait uniquement comme une victime, de bout en bout de notre histoire. Toujours est-il qu’aux visites suivantes, l’homme était encore là, et nous parlait encore et toujours des problèmes de ma mère. Il réitérait aussi l’expression de sa volonté de lui venir en aide, sans développer sur les moyens qu’il pensait pouvoir mettre en oeuvre. Pour notre part, nous comptions sur ma mère pour déposer une plainte contre son mari et demander le divorce, quitte à demander aussi une protection judiciaire qui pourrait maintenir son mari à distance.

Lors de ces visites, nous fûmes une fois confrontés à l’arrivée du légionnaire. Nous n’avions pas vu le temps passer, ou bien était-il en avance sur l’heure habituelle de ses visites, mais lorsque nous le vîmes apparaître dans l’encart de la porte, nos souffles furent coupés net et il flottait dans l’air de la chambre une sensation proche de ce que l’on ressent à l’abord d’une chute. En dehors de mon père qui était toujours prêt à accuser un nouveau coup, personne n’insista dans la discussion et nous quittâmes la chambre comme les perdants d’avance d’une bagarre qui ne doit pas avoir lieu.

Ce samedi-là ne devait être qu’un nouveau samedi de visite ; c’était un samedi de début août, quand la chaleur écrase tout dès les premières heures du jour et que chaque effort physique est assez calculé pour économiser l’eau de nos corps. La voiture de mon père était restée en plein soleil toute la matinée et le soleil de midi avait fini par la rendre impraticable. Les sièges étaient brûlants et la chaleur à l’intérieur suffocante. De la sueur perlait immédiatement sur nos tempes lorsque nous y entrions et mon père risquait la brûlure au troisième degré au moindre contact avec le volant. Mais il fallait partir. Nous n’étions que lui et moi. Fenêtres grand ouvertes, le vent venait frapper mon visage ; j’avais quitté mes chaussures et installé mes pieds sur la plage avant de l’habitacle. Je m’endormis ainsi et le trajet parut moins long. Quand la voiture quitta l’autoroute et commença à prendre des virages plus serrés, j’ouvris les yeux. Mes pieds surchauffaient désagréablement et avaient rougi. Mais qu’importe, j’étais détendue, j’allais retrouver ma mère.

A l’arrivée devant l’hôpital, cependant, une étrange sensation s’empara de moi. Il y avait quelque chose qui clochait, quelque chose d’inhabituel, quelque chose qui tournait encore moins rond que les autres fois. Cette sensation m’était-elle inspirée par la présence d’un policier à l’entrée de l’hôpital? Ce n’est peut-être que cela, puisque la présence de la police dans mon champ de vision avait toujours eu tendance à me mettre mal à l’aise. Nous entrâmes dans l’hôpital, mon père et moi, montâmes les marches qui menaient au deuxième étage, puis allions entamer le long couloir qui menait, au bout, à la chambre de ma mère, lorsque nous vîmes deux policiers sortir d’une chambre du fond du couloir. Mon père et moi eûmes un regard l’un vers l’autre, avec l’intime pressentiment qu’ils sortaient de la chambre de ma mère. Nos pas accélérèrent jusqu’à la chambre et furent stoppés net par un policier qui nous demanda qui nous étions. Après une présentation sommaire, on nous laissa entrer sans autre explication de leur présence. Ma mère était là, dans son lit, l’air abasourdi. A l’extérieur, deux policiers discutaient de la possibilité de nous laisser seuls avec elle. Nous n’en savions pas plus... Pourquoi la police est-elle ici? “Je ne sais pas! Ils disent qu’ils ont retrouvé mon mari mort!” Mon père alla de suite trouver les policiers qui ne démentirent pas mais ajoutèrent qu’ils ne pouvaient en dire plus à ce stade de l’enquête. Une enquête? Mais qu’est-il arrivé?

Ma mère avait avalé une dose de calmants qui ne lui permettait pas d’avoir une vision bien claire de la situation présente. Mon père restait près des policiers, il voulait en savoir davantage. Je restais près de ma mère, inquiète. Ma mère m’apprit, en même temps que les policiers l’apprirent à mon père, que le légionnaire avait été tué par balles la veille au soir et qu’il avait été retrouvé tôt ce matin-là par un promeneur, le long d’une petite rivière. Personne ne parla plus après cela, tant nous étions choqués par la nouvelle. Je tenais la main tremblante de ma mère qui ne disait pas grand-chose. Que va-t-il se passer maintenant? “Ma fille, j’vais pas aller en prison, hein? J’ai rien fait moi, j’étais ici à l’hôpital!
- Mais non maman, dis pas de bêtises! Comment pourrais-tu aller en prison si t’as rien fait de mal?”

Wednesday, 6 May 2009

Dans le coaltar

Après que ma mère nous fut apparue puis disparue sous les traits d’une prostituée, la fois suivante où nous la verrions nous révélerait que, pendant nos recherches, elle ne se contentait pas d’en utiliser les traits... elle en empruntait aussi les talents.

Mon frère avait trouvé sa compagne de galère, la drogue ; mon père la sienne, la paranoïa. Je cherchais pour ma part ce qui allait me réconforter, mais il y eut tellement à faire avec leurs propres copines que je n’eus pas le temps de chercher mon allié. Mon emploi du temps de lycéenne s’est considérablement chargé à partir du moment où je pris la décision que ma famille ne s’autodétruirait pas sous mes yeux. Je participais aux recherches que mon père entreprenait mais il était difficile de le contenir dans les limites de la raison. Il ne m’était déjà pas facile de démêler par moi-même le vrai du faux, mais quand mon père y mettait son grain de folie, tout menaçait de flancher. Ses théories, ses carnets de notes, ses dossiers envahissaient peu à peu toute la table de la salle à manger ; un malheureux bordel qui ne tenait debout qu’à la faveur de la volonté de mon père. Une faille dans son système de croyance, et la table n’aurait pas tenu le choc.

Tom, lui, menait sa vie comme il l’entendait, ou plutôt de la manière qui lui permettait de survivre dans une souffrance qu’il tentait de rendre relative. Au fond, nous en étions tous là, chacun à sa façon. Tom était quelqu’un de très sensible, mais ne se permettait aucune mise à nu. Plutôt qu’accepter son malheur et se reconnaître en souffrance – quitte à verser quelques larmes – il préférait fuir la maison et casser des voitures. Quand il ne cassait pas le nez de quelqu’un.

Il ne me parlait plus vraiment. Jusqu’à la disparition de notre mère, nous avions toujours été très proches et complices. Nous étions capables de nous comprendre d’un simple regard. Les débordements de notre mère pendant l’enfance nous avaient conduits à développer des modes de communication différents. Je me souviens des regards que nous échangions quand nous rentrions de l’école et trouvions notre mère bourrée. Elle ne supportait pas que nous lui fassions remarquer ou que nous lui montrions que nous avions compris son état – je pense qu’elle s’en voulait et qu’elle croyait pouvoir nous le dissimuler. On croit toujours pouvoir passer à travers avec les enfants. Nous imitions parfois la grimace grossière qui déformait anormalement sa bouche quand elle était “ennuyée” ou confuse, un état indéfinissable qu’elle ne rencontrait que dans l’alcool. Quand celle-ci venait lui coller à la face, Tom et moi ne pouvions retenir nos fous rires, ce qui avait le mérite de créer des îlots de répit dans cette mer d’alcool triste d’où ma mère sortait pour joindre son rire aux nôtres. Elle ne comprenait heureusement jamais l’objet de notre hilarité, mais l’alcool amplifiant les excès d’humeurs, elle pouvait passer des larmes au rire en un clin d’oeil ; l’inverse étant tout aussi vrai !

L’époque des rires complices avec Tom me rendait étonnamment nostalgique d’un temps que je me suis escrimée à oublier. A croire qu’on finit par préférer le mal au pire. L’alcoolisme de ma mère ayant été, à ce stade, surmonté et survécu, et l’âge d’or faisant toujours partie du passé, on croit que le bonheur est derrière soi quand on est confronté à une difficulté encore inconnue. Je ne pense pas que ce soit vrai en soi, mais quand un problème a été résolu une fois, il effraie moins et paraît presque préférable à une situation comparativement aussi difficile mais dont la résolution est encore hors de portée. Tom ne me considérait plus comme sa meilleure amie – ou qu’en de très rares occasions qui ne manquaient pas de faire naître en moi l’espoir idiot du retour de l’âge d’or. C’est à peine si j’étais encore sa soeur. Mon père, dans sa pourtant trop grande tolérance, lui apparaissait comme l’autorité mal intentionnée, et je le suivais de peu dans son échelle d’estime.

Dans ce contexte qui voyait se détricoter tous nos liens (liens qui nous rattachent entre nous, mais aussi ceux qui nous lient à la raison) chacun faisait sa propre cuisine pour tenir le coup. Malgré l’autisme qui nous guettait tous, toute notre attention se maintenait dans la direction inconnue de ma mère. Car où regarder? Nos recherches n’avançaient guère et je priais pour qu’on la retrouve avant que les choses ne dégénèrent à la maison sans possibilité de regarder dans le rétroviseur pour faire un peu marche arrière. Jusqu’où pourrions-nous aller? A quel stade peut-on dire qu’on touche le fond? Et y a-t-il un fond? Il y a de quoi être pris de vertige quand on ne voit pas la fin de sa chute, et il tarde alors de toucher le fond. Car quand on est au fond, on sait au moins où l’on est !

La chute collective que nous faisions dans notre puits sans fond sembla prendre fin quand mon père obtint l’adresse à laquelle étaient domiciliés ma mère et son nouveau mari. Lorsque nous eûmes confirmation de celle-ci, nous comprîmes qu’à de nombreuses reprises nos recherches auraient pu nous faire croiser ma mère au détour d’une rue. Cette idée était troublante, mais nous savions enfin où la trouver et ce fût un soulagement immense. Il fallait maintenant entrer en contact et ce ne serait certainement pas chose simple ; nous ne savions pas à qui nous aurions à faire. Comment aborder un type décrit par ma mère comme une montagne brute? Un ancien légionnaire, qui plus est !

Il fût vite décidé que le samedi suivant nous irions sur place constater l’étendue des dégâts et tenter de raisonner ma mère. Du moins pensions-nous qu’il ne s’agirait que de cela. Tom ne voulait pas être du voyage. Je crois qu’il évitait de se confronter au risque de nouvelles souffrances et c’était beaucoup mieux ainsi. Mais à nous seuls, mon père et moi n’étions pas de taille, au sens propre du terme, à nous mesurer à un ancien légionnaire bâti comme une armoire à glace. Et il s’agirait bien ici de rapports de force plus que dans n’importe quelle autre confrontation! Nous demandâmes alors à Souleymane, un jeune voisin turc qui allait à l’école avec nous, qui avait grandi avec Tom et qui était devenu un ami de la famille ayant suivi de près notre évolution, de nous accompagner dans notre périple. Il accepta sans la moindre hésitation. Souleymane était de loin le plus grand et le plus imposant de nous tous, même s’il aurait sûrement l’air d’une petite frappe à côté du légionnaire. Nous ne pouvions faire mieux de toute façon ; nous acceptions fatalement que les Deschaux n’aient pas été avantagés par la nature et la simple présence de Souleymane nous était déjà d’un grand réconfort au cas où l’entretien tourne en vinaigrette.

Nous prîmes la route en début d’après-midi ce samedi de juillet. La chaleur n’était pas encore à son paroxysme à cette époque de l’été commençant. Après avoir conduit un peu plus de cent kilomètres, nous arrivâmes le long d’un canal et la voiture ralentît pour nous permettre de repérer le numéro non loin duquel nous nous arrêterions. Une rangée de vieux immeubles se tenaient les uns contre les autres le long du cours d’eau, comme pour se tenir chaud en prévision de l’hiver ou lutter contre l’isolement généré par les zones boisées environnantes. Cet endroit était très singulier. On pouvait sentir s’y mêler l’odeur fraîche de la bordure d’eau à celle plus discutable des fins de repas que de pauvres familles débarrassaient de leurs toiles cirées décolorées et trouées par l’usure.

Mon père gara la voiture à quelques pas du petit portillon cassé qui menait à l’entrée de l’immeuble, lequel se trouvait un peu en retrait des autres, comme un troufion sortant du rang d’un pas en arrière. Cette configuration permit à la voiture de ne pas être repérée. Mon coeur battait très fort et je pouvais lire l’inquiétude dans les yeux de mon père, lui qui était toujours tellement égal à lui-même. Il fût rapidement décidé que je frapperais seule à la porte, pour n’effrayer personne, Souleymane et mon père ne se présentant que dans un second temps, quand ma mère se montrerait.

Le nom de nos tourtereaux apparaissait sur la boîte aux lettres défoncée mais n’indiquait aucun étage. Nous prîmes les escaliers avec l’appréhension renouvelée à chaque étage franchi de trouver enfin leur nom sur une porte. Les circonstances ne nous ménagèrent pas puisqu’il fallut atteindre le dernier étage pour le trouver sur une porte dont l’encart supérieur droit avait été raboté afin de tenir dans l’espace mansardé.

Respirons un grand coup... Toc toc toc... Rien. Puis, toujours rien... Un regard interrogateur vers mon père : sont-ils là? Mon père avait pourtant repéré la voiture du légionnaire devant l’immeuble. Nul besoin de préciser comment il obtint cette information. Ah! Chut... Je crois entendre un bruit sourd venant de l’intérieur de l’appartement, un peu comme si on ne voulait pas se faire remarquer. Toc toc toc!!! La peur me saisit. Le fait qu’ils n’ouvrent pas de suite me plonge dans des réflexions qui font trembler mes jambes. J’avais presque espéré un instant être venue pour rien. Toc toc toc...

Clic, clac... La porte se déverrouille et s’ouvre à demi. “C’est pour quoi?” Un homme immense, ça ne pouvait être que lui! “Bonjour, je suis la fille d’Agnès. Est-ce que je pourrais la voir?” L’homme reste immobile ; obstruant le moindre rai de lumière venant de l’intérieur, il me dit qu’il n’y a pas d’Agnès ici. Il allait refermer la porte que je retins de la main dans un geste désespéré lorsque j’aperçus ma mère au loin se lever de ce qui semblait être l’angle d’un lit. “Maman!!! C’est Marie!” Je l’entendis prononcer mon nom dans une voix cassée par la fatigue, puis la porte se referma. La rage me gagna. Toc toc toc! “Maman!” Toc toc toc!!! “Mamaaaaaaaan!!!”

La porte se rouvrit finalement. L’homme, passablement énervé, précédait ma mère qui offrait sa tête des grands jours, dans sa panoplie de cernes, cheveux en friche et regard vitreux : une tête désaffectée. Souleymane et mon père m’emboîtèrent le pas, à la grande mauvaise surprise du jeune marié. Nous entrâmes sans demander le consentement de quiconque en précisant notre intention qui se bornerait à la discussion. Ma mère était complètement shootée. Elle ne semblait pas réaliser que nous étions là et parlait de ses papiers de sécu comme si nous nous étions quittés la veille. Par moments, cependant, la conscience retrouvait son chemin dans le dédale de son esprit et lui donnait un air d’abattement mêlé de résignation. D’une tristesse insoutenable, je vous dis! Nous étions installés autour d’une table à toile cirée ; seul l’homme se maintenait debout, près de la porte du petit studio, ses gros et longs bras croisés en signe de méfiance et de fermeture au dialogue, sa façon à lui d’avoir l’impression de dominer la situation. Pour des tas de raisons, nous n’allions pas emmener ma mère de force, malgré le danger qui la guettait de toute évidence ; nous n’étions pas suicidaires, la loi nous l’interdisait, et ma mère n’en faisait pas la demande. Cependant, nous souhaitions avoir une explication, savoir ce qu’il s’était passé pour qu’elle ne donne plus signe de vie. L’homme ne voulait pas discuter, son seul souci était de savoir quand nous partirions. Ma mère était quant à elle trop à l’ouest pour parler. Cette visite fût un échec total. Tout au plus avons-nous pu constater qu’elle était en piteux état, de quoi peupler nos nuits de nouveaux cauchemars. Elle nous reconnaissait pourtant! Par moments, sur la fin de l’entretien, elle sanglotait, toute en retenue – elle qui aime tant les larmes de crocodile – et je remarquais que ses jambes étaient couvertes de bleus. En un sens je comprenais son silence. Qui sait quel traitement lui réserverait son mari pour une parole de trop après notre départ? Elle disait que nous n’aurions pas dû venir. L’homme s’impatientait et ne semblait pas comprendre toutes nos questions. Il recevait tout comme une offense et ne faisait pas la part des choses. Même dans les moments les plus tendus, mon père est capable de lâcher un peu d’humour dans ses paroles, et il est évident que le mari de ma mère ne comprenait rien à cela. J’imagine qu’il avait l’habitude de régler les conflits par la violence. Ce n’était sans doute pas un hasard s’il avait été légionnaire.

Pas la peine d’insister davantage, il valait mieux partir. Mon père fût difficile à décrotter de là, obstiné comme il est, mais j’y parvins en promettant que nous reviendrions leur rendre visite, et en insistant auprès du légionnaire sur le fait que nos visites n’avaient pour but que de resserrer des liens distendus entre des enfants et leur mère. Je serrai ma mère fort dans les bras, tout en pleurant. Elle était incapable de me serrer en retour, tant les médicaments ou les drogues l’avaient amorphiée. Un coup de folie pile à ce moment-là, et j’aurais trouvé un moyen, même extrême, de la sortir de là. Malheur à ma santé d’esprit!!! Si seulement j’avais pété un plomb!

Tuesday, 28 April 2009

Criminal Intent



Voici le texte d'une chanson de Shane que je trouve très beau et qui véhicule une foule d'émotions. Il s'agit aussi d'un texte riche de sens et d'humour noir... Ce serait pas mal non plus avec la guitare et la voix... Une prochaine fois peut-être!

Criminal Intent

I prepared her murder
Carefully laid down morbid plans
Snubbed dead my last cigarette and sneered
"I am ready so I'm leaving here
With criminal intent"
Then the phone rang and somebody said :

"It's your love it's Laura
She's found a tall, tall building
And she's hanging from the ninety-first floor"

"It's your love it's Laura
That girl you once adored her
Now she's hanging from the ninety-first floor"

Then the phone rang...

I crumpled up my paper
Quickly revised all my plans
Be it for the better, be it for the worse
I was running, I was coming there
With criminal intent
Then the phone rang and somebody said :

"It your love it's Laura
She's found a tall, tall building
And she's hanging from the ninety-first floor"

"Oh, my love oh, Laura
Hang on a little longer
'cause I'd like to push you off myself"

Then the phone rang...

"Poor, poor Laura
Couldn't hang on any longer
She waited for your coming
Couldn't hang on any more”

Poor, poor Laura couldn't hold on any more
Her twisted, crumpled body smashed upon the concrete floor.


* * *

Pour les non anglicistes, une traduction qui vaut ce qu’elle vaut, c’est-à-dire à peu près ce que vaut toute traduction :

Intention criminelle

J’ai préparé son meurtre
Couché avec soin sur papier mes plans morbides
Fumé jusqu’au bout ma dernière cigarette et ricané
“Je suis prêt et pars donc d’ici
avec une intention criminelle”
Puis le téléphone a sonné et quelqu’un a dit :

“C’est ton amour, c’est Laura
Elle a trouvé un grand, très grand building
Et elle est suspendue au quatre-vingt-onzième étage”

“C’est ton amour, c’est Laura
Cette fille, tu l’as un jour adorée
Et maintenant elle est suspendue au quatre-vingt-onzième étage”

Puis le téléphone a sonné...

J’ai froissé mon papier
Rapidement révisé tous mes plans
Que ce soit pour le meilleur, que ce soit pour le pire
Je courais, j’y allais
Avec une intention criminelle
Puis le téléphone a sonné et quelqu’un a dit :

“C’est ton amour, c’est Laura
Elle a trouvé un grand, très grand building
Et elle est suspendue au quatre-vingt-onzième étage”

“Oh mon amour, oh Laura
Tiens bon encore un peu
Parc’ que j’aimerais te pousser moi-même”

Puis le téléphone a sonné...

“Pauvre, pauvre Laura
Ne pouvait s’accrocher plus longtemps
Elle a attendu que tu viennes
mais ne pouvait plus s’accrocher”

Pauvre, pauvre Laura ne pouvait plus tenir
Son corps disloqué, froissé, s’écrasa sur le macadam.

Friday, 17 April 2009

Papa Paranoïa

Dans cet article, aucune avancée spectaculaire quant à la disparition de ma mère. Je mettrai ici le focus sur mon père et sur sa lente mais sûre progression dans les strates sournoises de la paranoïa. Il paraît qu’on ne voit bien qu’avec les yeux du recul...
Après la dernière disparition en date de ma mère, les choses ont progressivement échappé à tout contrôle. Tom fumait toujours davantage, revendait toujours plus et on le récupérait de plus en plus souvent au poste de police. N’acceptant pas la situation de notre mère, pour lui-même comme dans le regard des autres, la violence devint l’excutoire dans lequel il trouvait un soulagement tant relatif qu’éphémère à la haine qu’il portait en lui, une haine sans objet mais qui précisément s’adressait à tous. Pour ma part, je me sentais assez bien entourée pour ne pas avoir besoin de répandre ma haine sur le monde. Je ne savais pas exactement quoi penser de la situation, et fidèle au principe de précaution je réservais mon énergie pour le moment où les événements nécessiteraient qu’on agisse. Ne pas saisir de quoi il s’agissait me gardait finalement d’éprouver des sentiments auxquels je n’aurais su donner de sens... si tant est qu’un sentiment en ait besoin!
La surprise vint plutôt du côté de mon père, du côté où finalement personne ne regardait vraiment. C’est un adulte, il ne craint rien, pensa-t-on. Mais la surprise se manifeste par définition là où l’on ne l’attend pas. Mon père entra en mode sousmarin défectueux pour n’en sortir – et même pas tout à fait - qu’une dizaine d’années plus tard, et uniquement par défaut, à force de ne plus avoir d’auditoire pour ses délires.
Il avait fait la connaissance d’un inspecteur de la brigade criminelle, spécialiste des sectes, par le biais d’une association que mon père sollicita lorsqu’il entreprît d’explorer cette piste à l’issue de pseudo découvertes qu’il avait eu vite fait de relayer au parcours de ma mère. Je ne rentrerai pas ici dans le détail (sans grand intérêt) de ces recoupements hasardeux, mais il faut tout de même préciser que mon père n’a jamais été enclin à croire au hasard, ce qui à la réflexion peut constituer un terrain propice à la paranoïa. Aussi, après quelques mois d’échanges, l’inspecteur Henndricks (ça ne s’invente pas!) devint peu à peu très proche de mon père et outrepassa régulièrement le cadre de ses droits et devoirs de fonctionnaire en lui fournissant toutes sortes d’informations qu’il aurait été difficile d’obtenir autrement : noms figurant sur les cartes grises des voitures dont mon père relevait les immatriculations, leur confession religieuse si celle-ci était connue, etc. En fin de compte, Henndricks alimentait malgré lui la paranoïa naissante de mon père, toute information se trouvant interprétée, amplifiée, déformée par lui pour les faire coller un peu plus au monde qu’il s’inventait chaque jour.
Il fut difficile de sentir la pente qui se dessinait sous ses pieds. Elle s’inclinait certes davantage au fil de ses “découvertes”, mais de manière si peu sensible qu’il était impossible de déceler le changement qui aurait pu nous mettre en alerte. Et puis, il y a aussi qu’à cette époque précise, chacun de nous était tellement occupé à se tenir la tête hors de l’eau que nous n’aurions pas été en mesure de voir que celui d’à côté buvait déjà la tasse ; à moins d’oublier soi-même de respirer.
Les premiers signes nous furent donnés quand mon père décida d’aller surveiller de lui-même les activités des Témoins de Jéhovah de notre petite commune. Les réunions de la secte se tenaient plusieurs fois par semaine et en week-ends. Systématiquement, mon père prenait sa voiture, passait à faible allure deux ou trois fois devant la “Salle du Royaume” pour relever de nouvelles plaques d’immatriculation et rentrait reporter ses nouvelles listes de chiffres et de lettres sur un carnet qu’il gardait près de lui comme un coffre dont la clé ne tarderait plus à être trouvée. En attendant le jour des révélations, il entretenait ses listes avec une ardeur pathologique et patientait fébrilement jusqu’au lendemain, impatient qu’il était de passer un coup de fil à son indic.
A ce stade, Tom et moi ne nous rendions pas compte que la machine qui broyait son jugement était déjà en marche. Des signes, plus manifestes et plus inquiétants nous alerteront plus tard, trouvant leur apothéose dans le grand oral du procès. Son monde s’effondrera comme un château de cartes face aux juges. Mais contre toute attente, cet événement renforcera encore ses convictions, au point qu’il se rendra très vite à la conclusion que les juges eux-mêmes ont été corrompus par la secte. Mais j’y reviendrai plus tard, lorsque j’aborderai le procès.
Pour l’heure, il nous aurait été difficile de discerner chez notre père ce qui relevait de son acharnement naturel à rétablir l’ordre des choses et ce qui relevait d’une pathologie qui ne s’était encore jamais révélée à nous. C’est quand il se mit à voir des témoins de Jéhovah tout autour de lui que la puce nous prît par l’oreille pour nous dire qu’il était temps de sortir les yeux de nos ornières et de regarder un peu plus de son côté. Ce fut d’abord dans la rue que les fantômes de mon père commencèrent à le traquer. Un homme posté au coin de la rue, attendant a priori quelqu’un, un autre lisant son journal assis sur le bord d’un bac à fleurs suffisaient pour être des suspects tout désignés. Mon père ne se gênait pas pour les dévisager. Si je me trouvais avec lui, il me tirait discrètement le tee-shirt pour me dire à l’oreille “Eh!!!... Eh!!!... regarde, y en a un là-bas! t’as vu comme il fait mine de rien!!! mais je vois bien comme il fait, il me surveille!!!”. S’il avait été seul ce jour-là, il ne manquait pas de nous relater ses aventures sitôt rentré à la maison. “Putain, y en avait encore un, et celui-là m’a suivi de la sortie de mon boulot jusqu’à la maison!” (à signaler ici que mon père partait travailler à pieds, son bureau se trouvant à deux rues de notre appartement).
Les choses s’aggravèrent sous nos yeux impuissants, toute contradiction étant contrecarrée par des “preuves” dont seul mon père détenait la consistance. Tout, dans le schéma paranoïaque, est matière à alimenter une théorie de persécution. Toute chose et son contraire peut devenir la preuve supplémentaire que le monde s’est ligué contre soi pour accomplir son noir dessein. Tout est une preuve, et dans ces quatre mots tient toute la difficulté de faire entendre raison à quelqu’un qui voit le mal partout. Remettre en question les certitudes d’un parano, c’est prendre le risque d’entrer dans le giron de son système de suspicions. Un gros risque, disais-je!
Le stade ultime de la paranoïa de mon père prit forme quand il se mit à suspecter tout le monde à l’exception de Tom et moi (et à l’exclusion d’Emma qui faisait partie de la famille). Dès que nous rencontrions de nouveaux copains, mon père nous faisait passer une sorte d’interrogatoire, au début déguisé sous les traits de l’intérêt naturel qu’un père porte à ses enfants et à leur fréquentations, mais qui montra rapidement ses limites et révéla sa vraie nature. Il s’agissait de savoir si nos nouveaux copains nous avaient été envoyés par la secte pour nous surveiller de l’intérieur... des infiltrés, en somme! Des gosses de 14 à 18 ans engagés par une secte pour infiltrer une famille de paumés??? Si on nage pas en plein délire, j’aimerais qu’on m’explique!
Dans le même ordre d’idées, chaque retour du lycée donnait lieu à un interrogatoire en règles : “qui as-tu croisé aujourd’hui? Personne de bizarre? Le type qui prend son café tous les matins dans le bar devant ton arrêt de bus, il était encore là ce matin?”... “Le salop! Je t’accompagnerai au bus demain, on verra s’il fait encore le malin!!!” Pauvre type qui prenait son café tranquillement le matin, peut-être son seul petit plaisir de la journée!... Pauvre père qui s’asservissait à voir dans les choses les plus innocentes l’expression d’un complot... sans compter l’embarras dans lequel je me suis trouvée à de nombreuses reprises, face à des gens que mon père dévisageait sans pudeur, y compris parmi mes amis.
Les trajets en voiture devinrent eux aussi des épreuves pour Tom et moi. Chaque voiture encadrant celle de mon père sur la route était d’emblée suspecte : elle conduisait forcément trop près ou trop loin de lui, son conducteur cherchait à l’intimider ou à ne pas être reconnu. Un petit carnet de notes était planqué dans la boîte à gant et mon père le gardait sur ses genoux, un stylo dégainé sur l’oreille tandis qu’il conduisait. “Regarde-moi celui-là, Marie!!! Ah! Ah!!! il est pas discret quand même!!! note-moi sa plaque!”. A cette époque, toutes ses phrases se terminaient dans un rire effrayant. Ces rires n’avaient rien de naturel, ils venaient des tripes et d’un malaise si profond que j’étais pétrifiée à l’idée que la folie le gagne pour de bon. Que deviendrais-je sans lui? Sans le seul garant de ma propre santé mentale?
Comment n’a-t-il pas définitivement sombré? Je l’ignore. Mon père n’était pas du genre à montrer ses sentiments. Il ne pleurait jamais, il n’explosait jamais. Pourtant, pour paraphraser le grand penseur qu’est ma mère, s’il avait pleuré, il aurait moins pissé!

Friday, 3 April 2009

Prison, Sweet Prison!

Le domaine carcéral, du fait de mes rapports forcés avec lui, a été pour un temps mon bourreau. Il m’a longtemps été difficile de ne pas en vouloir au monde entier pour avoir inventé la prison. C’est un lieu qui semble venir d’un autre temps et qui s’accapare vos tripes comme un sorcier prendrait votre coeur à mains nues. On ne s’y fait jamais... mais c’est peut-être tant mieux!
Plus tard, l’âge et le recul aidant, mes études de philo m’ont permis de mener une réflexion plus approfondie sur le phénomène de l’enfermement. Pendant l’année durant laquelle je rédigeais mon mémoire de maîtrise, je me suis investie dans l’enseignement aux personnes incarcérées en donnant des “cours” d’anglais et de philo derrière les barreaux des prisons de Lyon. Ce fut une expérience très riche. Je connaissais déjà les prisons pour y avoir visité ma mère et mon frère (ma mère était encore elle-même emprisonnée) mais je n’étais jusque là encore jamais entrée dans une prison de manière dépassionnée. Non pas que je restais insensible à l’environnement et aux gens (détenus comme surveillants), mais la charge émotionnelle est forcément plus forte lorsqu’on se rend au parloir pour voir sa propre mère!
Le GENEPI est une association qui permet aux étudiants de consacrer un peu de leur temps au soutien scolaire en prison. Les deux détenus auprès desquels je suis intervenue pendant cette année étaient très volontaires dans leur apprentissage. L’un voulait apprendre l’anglais pour pouvoir aider ses enfants à l’école quand il sortirait, l’autre souhaitait un soutien en philo pour passer le bac. Les premiers contacts ont été un peu tendus, cependant. Invariablement, les detenus ont l’impression qu’ils doivent se justifier de leur présence en prison. Malgré mes tentatives de les mettre à l’aise en leur expliquant que ce qu’ils avaient fait ne me regardait pas et que je n’étais pas là pour les (re)juger, ils finissaient toujours, tôt ou tard, par m’en donner les raisons. Il est peut-être meilleur pour les relations de ne pas savoir, mais quoiqu’ils aient fait, je savais, avec l’histoire que je traînais avec moi, que ça ne changerait rien à mon désir de leur venir en aide. On sait bien que la réinsertion est très mal organisée dans les prisons françaises, la faute au manque de travailleurs sociaux et au manque de moyens pour réaliser des actions efficaces.
Outre la volonté d’apprendre, le dénominateur commun aux détenus qui faisaient la demande de suivre des cours était la possibilité qui leur était offerte de sortir de leur cellule une heure de plus par semaine. De ce fait, il était parfois difficile de recentrer les échanges sur le contenu des cours. Ces hommes avaient un tel besoin d’évasion qu’ils faisaient facilement dévier la conversation sur d’autres sujets, aussi banals que le temps qu’il fait dehors, la floraison des cerisiers au printemps ou le monde qui peuple les quais à l’arrivée des beaux jours. Ces besoins d’évasion tournaient souvent autour de symboles de la liberté, ce qui leur manquait évidemment le plus!
Pour l’anecdote, il est très difficile de faire rentrer des livres en prison. Ils sont inspectés page à page par l’administration pénitentiaire et doivent être autorisés quant à leur contenu (la censure est très forte de ce point de vue et on imagine que tout document critiquant le système carcéral ne passerait jamais la grande porte blindée). J’avais eue une discussion avec l’un des détenus que je suivais autour de la prison et du système qui l’encadre. Il s’était montré très intéressé et souhaitait en comprendre les rouages. Lorsque je lui parlai de Michel Foucault, il se montra très désireux de lire l’un de ses livres, et je ne fus pas peu fière d’avoir réussi à lui procurer “Surveiller et punir”, qui constitue l’une des critiques les plus importantes sur le sujet. Cela n’était de toute évidence pas calculé, mais je crois bien avoir pris une secrète revanche ce jour-là.
Cette aventure pris fin subitement avec chacun des détenus. Peu avant la fin de mon année universitaire, la même histoire s’est déroulée par deux fois. Je me pointe à la porte de la prison à l’heure de mon rendez-vous. On me laisse rentrer pour me faire patienter à l’intérieur une bonne vingtaine de minutes, et un gardien m’apprend finalement que je peux rentrer chez moi parce que le détenu que je viens voir a été transféré la veille dans une autre prison. No warning! L’administration ne prévient jamais des transferts de détenus, pour éviter la mise au point de tentatives d’évasion. Ce ne fut pas un déchirement car nous ne nous connaissions pas beaucoup, mais on ressent forcément quelque chose de l’ordre de l’inaccompli, de la frustration. J’ai une pensée pour ces deux détenus et j’espère qu’ils vivent bien aujourd’hui.
Je profite maintenant de cette petite histoire pour vous parler de la situation actuelle en France et de la volonté du gouvernement de grossir les rangs des mineurs en prison en étendant cette peine aux enfants et adolescents à partir de 12 ans.
Il n’y a pour moi rien de plus destructeur pour un adulte qu’un passage en prison. La peine de prison se définit dans les textes comme une privation de liberté, et seulement cela. Malheureusement, elle dépasse de très loin ses prérogatives pour s’adjoindre des pratiques et des conditions (notamment matérielles) qui renvoient la dignité humaine au néant. Les conditions carcérales ont des conséquences désastreuses sur les individus. Les adultes le vivent très mal, alors il n’est pas difficile d’imaginer les conséquences qu’elles peuvent avoir sur des enfants et des adolescents qui, de par leur âge, sont en pleine construction de leur personnalité.
Si vous êtes intéressés par la question, je joins à cet article un lien vers le site du GENEPI qui explique plus en détail les enjeux d’une réforme du traitement de la délinquance des jeunes telle que voulue par notre gouvernement actuel. Vous pourrez également, si vous le souhaitez, signer la pétition que vous trouverez directement sur le second lien.

Friday, 27 March 2009

La maman et la putain, version courte

A la fin de mon billet précédent, j’ouvrais la porte de l’appartement familial sur une prostituée. Ma vue nécessita un temps d’adaptation, un peu comme l’oeil doit s’adapter à l’obscurité avant de pouvoir distinguer des formes grises. Celle que j’avais prise pour une prostituée était donc ma mère! Que faisait-elle déguisée ainsi? Et l’était-elle?... Déguisée?
Je la fis entrer, avec toute l’incrédulité qui m’habiterait si je laissais entrer chez moi un fantôme. Au point que, si un nuage de fumée et une musique angoissante à la manière d’un film d’Ed Wood avait entourré cette apparition, je n’y aurais perçu aucun décalage ; cette vision était suffisamment surréaliste pour ne pas nécessiter d’effets spéciaux. Mais par quoi commencer? Comment entrer en contact avec cet alien qui avait pris l’apparence de ma mère? La prendre dans mes bras, quelque chose m’en défendait, une sorte de dégoût, de répulsion sans fondement bien conscient... Lui demander immédiatement des explications me paraissait un peu raide, et je n’en avais ni la force ni le coeur. Lui demander si ça va, peut-être? Mais était-ce bien nécessaire? Mes sensations et mon jugement s’évanouissaient dans les contours de ma mère. Mes jambes étaient à chaque instant sur le point de me lâcher comme le coeur usé d’un cardiaque.
Un peu plus tard – sans pouvoir dire combien de temps je restais seule avec ma mère, comme si le temps avait été suspendu à son apparition – Tom et mon père rentrèrent à la maison. J’aurais enfin la confirmation que je n’avais pas ouvert la porte à une inconnue. J’aurais voulu les préparer à la découverte qu’ils feraient en passant le palier. J’aurais aimé me dédoubler pour qu’une partie de moi veille ma découverte, et que l‘autre coure au devant de mon père et de Tom pour les prévenir de ce qu’ils allaient trouver en rentrant et ainsi leur éviter un choc émotionnel trop fort... Mais au lieu de cela, j’étais très passivement assise dans le canapé du salon, près de ma mère, l’esprit vadrouillant à la recherche du reste de la famille. Sans surprise, lorsqu’ils virent ma mère, Tom et mon père demeurèrent incrédules, leurs regards se croisant, puis croisant le mien dans l’espoir d’une explication rationnelle. Leurs globes tout grand ouverts posaient mille questions sans qu’aucun filet de voix ne parvienne à sortir de leurs bouches bées.
Ma mère était installée à l’endroit du canapé où nous avions l’habitude de la voir. Mais il y avait quelque chose de cruel ou d’irréel à l’observer là, les fesses dans sa déchéance. Ses yeux battaient le vide. On n’y lisait rien que du vide. Disons plutôt qu’ils traduisaient encore davantage le vide que d’habitude ; ma mère n’a jamais eu un regard expressif, voguant perpétuellement dans un état semi-végétatif en bonne partie dû à ses abus de tranquillisants. Ma mère est un mystère pour cette raison : combien de fois l’ai-je observée du coin de l’oeil en me demandant bien si quelque chose – n’importe quoi, ne serait-ce qu’un courant électrique - traversait son esprit. Etait-elle posée là aussi bien qu’elle pouvait l’être ailleurs, à la manière d’un ficus? (encore qu’un ficus, lui, se sert de la lumière!) Sa splendide passivité lui paraissait-elle suffisamment soutenir la boîte vide qu’elle avait pour cerveau? Et la question qui mettait généralement un point final à mes observations sans fin : était-il possible de vivre ainsi? Avoir une cervelle de moineau était peut-être finalement son salut! Ou non. Car mener une réflexion sur sa propre vie, sur ses actions, est tout de même un moyen efficace d’y voir plus clair dans son histoire et, partant, dans son présent. Même si les gens intelligents sont souvent plus malheureux que les crétins (je parle ici d’une réelle intelligence, non pas d’une culture), il y a quand même un certain confort à saisir le sens de ce que l’on fait, et de ce que font les autres.
Le regard de ma mère ne croisait pas le nôtre ; il fuyait avec insistance vers le porte-revue qui se trouvait sur le côté du canapé, lequel ne portait plus de magazine qui ne soit périmé depuis plus de six mois. Ceux qui restaient là étaient figés dans la forme que leur avait donné ma mère avant de partir, et demeureraient encore longtemps dans leur rigidité cadavérique avant que la décision soit prise de s’en débarasser une fois pour toutes.
Les cheveux de ma mère étaient teints en noir et elle portait des lentilles violettes. La première chose qui sortit de sa bouche fut digne de la situation surréaliste que nous étions en train de vivre : “ils m’ont mariée!” Cela sonnait à mes tympans comme le fameux “Omar m’a tuer” d’une affaire sordide qui faisait grand bruit alors. Voulait-elle bien dire ce qu’elle disait ou était-ce une nouvelle façon d’attirer toute notre attention à elle et de dramatiser une situation qui n’est peut-être pas si dramatique que cela? Aurait-elle été assez futée pour mettre en scène un retour auréolé d’une tragédie pour mieux faire passer la pillule de son abandon de la famille? Lui fallait-il encore une fois prendre la place de la victime plutôt que celle du bourreau? Car jusqu’ici, il faut reconnaître que les rôles ont le plus souvent été très mal distribués! Je ne félicite pas la production pour ce casting désastreux!!!
Nous n’eûmes ce soir-là que peu d’autres informations. Nous devions nous contenter de cela pour les premières heures de son retour. L’exégèse commençait alors : comment interpréter ces minces paroles? Mon père, cette fois, ne la laisserait pas se dispenser de sa responsabilité si facilement! Dès le lendemain, il se mit à la questionner sans relâche, mais il n’obtint rien de plus. Elle ne savait pas où elle s’était mariée, ni qui était présent ce jour-là, pas plus qu’elle ne savait quand cela avait eu lieu exactement. A qui s’était-elle mariée “de force”? Nous ne le saurons pas non plus. Le masque qu’elle portait sur la tête empêchait toute intrusion dans sa mémoire. N’est-il pas arrangeant, parfois, de ne pas se souvenir? Ma mère était tout de même frappée d’une étrange amnésie, non? Qu’on ne se souvienne pas de ce qu’on a mangé il y a deux mois est parfaitement concevable, mais comment ne pas se souvenir des éléments fondamentaux de son propre mariage? Au fond, toute cette histoire aurait été difficile à croire si mon père n’avait retrouvé dans les jours suivants la mairie dans laquelle avaient été publiés les bans. Car ma mère pouvait se remarier, n’étant pas remariée à mon père depuis le divorce! Elle était donc mariée à un nouvel homme, que nous ne connaissions de nulle part et dont elle semblait craindre de donner le nom. Elle disait avoir été droguée (comment ça? Plus qu’elle ne le faisait d’elle-même?), violée, forcée de se prostituer ; elle disait vouloir se sortir de l’impasse dans laquelle “on” l’avait installée, mais craignait qu’“on” ne la retrouve et que l’“on” kidnappe ou tue ses enfants. Son discours était si confus et elle allait si loin dans le morbide que j’était partagée entre penser que nous nous trouvions dans un scénario à la Tarantino ou à la Lynch (dans des styles certes différents) et croire qu’elle se foutait de nous une fois de plus en passant des couches de confusion sur une situation peut-être beaucoup plus simple. J’étais très agacée à cette pensée. Elle aurait très bien pu partir avec un autre homme, se marier dans la précipitation puis réaliser qu’elle avait fait une erreur. Cette version aurait parfaitement été raccord avec le personnage de ma mère. Elle reviendrait ensuite les yeux bas, se faisant passer pour la victime d’un maniaque pour que tout cela soit la faute d’un autre!
Mon père devait l’accompagner au poste de police pour déposer une plainte en vue du divorce et faire une déposition circonstanciée qui marquerait un premier pas vers son retour à la maison. Malheureusement, il n’eût pas le temps de l’aider dans cette démarche. Un soir, quelques jours seulement après son retour, alors que nous allions tous nous coucher l’esprit relativement soulagé d’avoir retrouvé notre mère en vie, celle-ci décida de veiller plus longtemps dans le salon, la télé allumée. Ma chambre à coucher était contigüe au salon et j’étais la mieux placée pour entendre ce qu’il se passait dans le reste de l’appartement. Aussi, après une vingtaine de minutes sans trouver le sommeil, trop excitée à l’idée de savoir ma mère à l’abri, je surpris une série de bruits de sacs en plastique, de fermetures éclair et de métal non identifié qui m’alerta sur ce qui se tramait de l’autre côté du mur. Je sortai de ma chambre le plus silencieusement du monde et gagnai les chambres de Tom et de mon père, quand la porte d’entrée de l’appartement claqua. Depuis toujours, il était plus facile à Tom ou à moi plutôt qu’à mon père de raisonner ma mère. Aussi, il ne s’écoula pas longtemps avant que Tom et moi dévalions les éscaliers de l’immeuble quatre à quatre pour nous retrouver dans la rue à minuit en pyjamas, à la recherche de notre mère.
Elle se trouvait là, petite silhouette frêle sous les lampadaires blaffards du bout de la rue. Tom et moi décidâmes d’un simple regard de la suivre de loin. Elle ne nous avait pas remarqués (ou feignait-elle de ne pas nous savoir à ses trousses?). Elle prit un virage à gauche, puis à droite. Les virages étaient des moments critiques : et si nous la perdions de vue? Mais non, elle était toujours là. Nous la vîmes traverser la rue principale du village et entrer dans une petite rue sur la droite (celle qui mène à la place du marché, et dans laquelle se trouvait le magasin de musique où je prenais des cours de guitare). Au moment d’atteindre l’angle de la ruelle où nous comptions bien retrouver sa trace, nous vîmes sa silhouette s’engouffrer dans un immeuble. Elle passait tout juste le pas de la porte lorsque nous l’appelâmes de tous nos poumons “Maman!!!”. Elle ne pouvait pas nous ignorer ainsi! Ni ne pas nous avoir entendus! La résonnance de nos voix entre les murs des vieux immeubles de la ruelle était telle qu’on avait réveillé tous ses habitants, qui ne tardèrent pas à manifester leur mécontentement. “Y en a qui dorment!!!”. Y en a qui ont bien de la chance. Malgré notre précipitation, la lourde porte en bois se referma rapidement. Elle était gardée par un code qui nous en interdisait l’accès. Comment était-elle entrée là? Avait-elle le code? La porte était-elle alors entrouverte? Après nous être époumonés autant que nos capacités le permettaient et avoir essuyés les injures des riverains, nous rentrâmes à la maison, complètement dépités, pleins de regrets. Notre père nous attendait à la fenêtre, de laquelle il pouvait voir le début de la rue, au niveau des lampadaires blaffards qui avaient un peu plus tôt éclairé la fuite de ma mère. Il dût rapidement comprendre, nous voyant marcher seuls, têtes abattues par le poids des circonstances, que nous n’avions pu ramener notre mère. Il parvint tant bien que mal à nous faire admettre que son départ n’était qu’une question de temps si elle avait décidé de repartir ; rien ni personne ne pouvait l’en empêcher.
Il était tout de même pour nous, ses enfants, très dur d’éprouver ce nouvel abandon, et Tom prit cela comme un nouveau coup de poignard, une nouvelle trahison. Pourquoi était-elle revenue si c’était pour repartir? Aurait-elle pris conscience que son récit lui échappait? Croyait-elle pouvoir nous faire avaler son histoire sans par ailleurs faire le nécessaire pour que justice lui soit rendue? Etait-elle vraiment menacée? L’étions-nous également?
La descente aux enfers de mon père n’est plus très loin maintenant...

Saturday, 21 March 2009

Le manque de second degré est un comportement à risque

J’ai mentionné dans un article précédent la condamnation de ma mère à une peine de prison. Il est temps maintenant d’explorer cet événement trouble que chacun dans la famille s’est approprié à sa manière, pour le digérer dans un premier temps (ou à défaut le vomir) puis l’intégrer et en faire autre chose (ou en faire une reproduction si la digestion a été difficile!).
Les 11 et 12 mai 98 s’est tenu le procès en Assises de ma mère. A l’issue des débats et du temps de réflexion imparti au jury populaire, elle fut condamnée à 15 ans de réclusion criminelle avec supression des droits civics et de famille pour avoir été complice de l’assassinat de l’homme qu’elle avait épousé en seconde noce à peu près trois ans plus tôt, dans des circonstances encore aujourd’hui mystérieuses. Mais le déroulement du procès fera l’objet d’un autre récit.
Pour l’heure, je m’attacherai sur plusieurs articles à décrire ce que furent les années précédant le procès. Retenons simplement que le 11 mai 98, mon frère Tom fêtait ses 18 ans ; drôle d’intronisation dans le monde adulte que le procès en Assises de sa propre mère! A l’âge où l’on apprend à devenir responsable, Tom apprit du même coup ce que voulait dire coupable. Les deux notions se sont confondues pour lui ce jour-là, et il aura longtemps des difficultés à mener une vie responsable sans se rendre objectivement coupable de quelque chose. Pour ma part, j’étais en deuxième année de fac de philo, et je n’ai pas pu assister au premier jour du procès : je passais un examen de philosophie politique!
Comment ma mère s’est-elle retrouvée devant des jurés de Cour d’Assises pour rendre compte d’un assassinat? Comment peut-on perdre à ce point le contrôle de sa vie? Quel a été l’élément déclencheur d’une série d’événements qui nous conduiraient à ce que nous sommes aujourd’hui? Je vais tenter ici de décrire cet élément, si tant est qu’il n’en existe qu’un. Car nous verrons plus tard dans le récit qu’il existe très souvent plusieurs causes à un même problème, de la même manière qu’une personne n’est jamais seule responsable de l’échec d’un groupe ou de la rupture dans un couple.
Ma mère, après s’être liée d’amitié avec des voisins étrangement soucieux du respect de la morale dans notre famille, s’est mise à suspecter Tom des pires intentions. Ils lui avaient dit que Tom se droguait sévèrement et que j’étais la salope du village. Bien sûr, ces déclarations n’auraient peut-être pas fini de convaincre notre mère si les enfants de la famille – qui allaient à l’école avec nous – ne les avaient corroborées d’une batterie de calomnies. On aurait vu mon frère fumer du crack derrière le collège... On m’aurait vue sortir avec deux mecs différents dans la même journée, et le jour suivant la semelle crêpée d’une de mes très reconnaissables chaussures se mouvait en rythme sur la plage arrière d’une voiture... Je dois tout de même leur reconnaître une belle tranche d’imagination! Dommage qu’ils ne l’aient pas utilisée autrement. A notre grand malheur, leur crédit était établi : qui d’autre qu’un ado est mieux placé pour parler des moeurs d’un autre ado quand ils se côtoient d’aussi près qu’à l’école, ce lieu qui échappe en grande partie aux parents?
Tout cela au fond plaisait à ma mère. La drogue cependant devait lui poser problème, et elle s’en prit presque exclusivement à Tom pour nos vices supposés. Cela faisait peut-être trop écho à sa propre addiction, à une période de sa vie qu’elle essayait d’oublier, et surtout de nous faire oublier. Elle me laissait plutôt tranquille et gardait pour elle les secrets que lui confiait la fille de ses nouveaux amis ; je ne saurai que bien plus tard ce que cette fille disait de moi. Si ma mère a gardé cela pour elle, c’est peut-être parce qu’elle ne voyait finalement pas tellement de mal à ce que je puisse avoir une sexualité débridée, même si je n’avais que 16 ans. Elle-même m’avait fait partager des moments de sa sexualité dont je me serait passée, et pour cette raison je me défendais de lui ressembler. Je n’étais pas féminine : de petite corpulence, je portais des jeans noirs usés, des tee-shirts de groupes de rock taille XL (Joy Division, Noir Désir, Bérurier Noir, Devo), des Docs Martens ou des Creepers en 36. Je n’avais rien de la lolita confidente dont ma mère rêvait. La sexualité qu’elle mettait de côté avec mon père, je crois qu’elle aurait aimé la vivre à travers moi (elle ne m’épargnait pas ce genre de discussion, que j’évitais le plus souvent en changeant de sujet avec toute la maladroitesse d’une ado quand on lui parle de sexe). Elle se prenait pour ma copine et j’en étais horrifiée! Dans le même ordre d’idée, je me souviens combien ma mère fut fière d’apprendre que je fumais. Avant de le lui en parler, je savais par avance qu’elle ne le prendrait pas mal – contrairement à la totalité des mères de mes copines – car elle m’avait déjà proposé une clope avant cela, et quand je l’avais refusée, elle avait alors feint d’avoir tenté de me piéger, comme si je l’avais surprise à agir en mauvaise mère et qu’elle essayait de retrouver la face.
Ma mère n’a jamais été un modèle d’écoute ni de compréhension. Très vite, elle s’adressait à Tom de manière frontale et violente pour lui parler de ses problèmes de drogue. Comme on s’en doute, le résultat était catastrophique. Tom se fermait davantage et ne comprenait pas ce qu’elle lui voulait. Elle ne le lâchait plus, le suivait dans la rue pour voir ce qu’il faisait avec ses copains, jusqu’au jour où elle s’en prit directement à l’un d’eux. Ce fut pour Tom un acte impardonnable. Elle les avait suivis quelques mètres à partir de l’immeuble où nous vivions, jusqu’aux escaliers extérieurs de la salle de sport que l’on voyait de l’appartement. Elle était en général assez bien acceptée par nos amis car elle agissait en vraie gamine, au point que, si son physique et les expressions “de jeunes” qu’elle utilisait maladroitement ne la trahissaient, on aurait pu croire qu’elle était la plus jeune du groupe. Pathétique au possible, non? Toujours est-il qu’elle n’eût aucun mal à s’intégrer ce jour-là au groupe de mon frère, ayant prétexté faire un tour à pieds et passer là par le plus pur hasard.
A ce moment-là, ma mère n’était cependant pas d’humeur à faire démonstration de sa juvénilité. Il était temps de clarifier les choses et de reprendre sa place de mère. Finie la plaisanterie! Assis sur les marches d’escalier, Tom fumait une cigarette quand ses potes se mirent à déconner au sujet de sa composition exacte. Certains d’entre eux jouaient aux camés de façon si grossière qu’il ne pouvait échapper à personne qu’il s’agissait d’un jeu. Mais ma mère, ignorant tout du second degré, fut très sérieuse lorsqu’elle lança une volée à Farid, en pleine face. Par réaction de défense plus que par volonté, Farid la lui rendit, s’excusant immédiatement dans la lancée. Malgré l’énorme erreur de jugement de ma mère, ce fut pour elle le geste de trop. Elle en fit des tonnes, quitte à demander le secours de pompiers qui ne vinrent jamais, et l’utilisa sans délai contre Tom et contre la famille entière, décrétant qu’elle ne pouvait plus supporter ce que nous lui faisions vivre et que, sous couvert de la réprésaille d’une dépression attendue, elle s’en irait loin de nous.
Ce fut fait dès la rentrée des classes 94. Ma mère entrait ainsi en maison de repos. Nous nous retrouvions Tom et moi seuls avec notre père. Nous aurions à composer avec lui, que nous connaissions si peu finalement tant notre mère occupait toute la place dans les décisions familiales. Car, plus que par adhésion, c’était par crainte de soulever la colère ou la tronche de sa femme que mon père la laissait choisir pour tous. Notre père serait-il à la hauteur, lui qui n’a jamais décidé pour nous? En son absence, nous menions tous les trois une vie suspendue à l’attente de son retour, ponctuée de visites dominicales à la maison de repos, laquelle était située à plus de 150 kilomètres, dans les montagnes de l’Ain. Nous vivions donc dans le provisoire puisque son retour était inévitable. Une chose, cependant, nous faisait douter d’un retour prompt : à chaque visite, à chaque coup de fil, elle paraissait aller de mal en pis, au point qu’au mois de décembre elle avait perdu cinq kilos et rivalisait de beauté avec les cadavres. Nous ne comprenions pas où elle voulait en venir et nous sentions désarmés. A la maison, mon rôle évoluait. Etant la seule fille, j’avais remplacé ma mère dans les tâches ménagères et j’étais fière de pouvoir décharger mon père de ce poids. Tom, lui, n’ayant plus sa mère pour veiller sur lui comme on veille le lait sur le feu, perdit toute confiance en quiconque et ne se fiait plus qu’à ses instincts. Sa mère l’avait abandonné, lui faisant porter la responsabilité de sa propre solitude, à cause d’une clope qu’on aurait pris pour un joint par manque cruel de second degré.
C’est dans ce contexte délétère que notre mère arrêta de manifester tout signe de vie au premier janvier 95. Un premier janvier? Au moins, c’est facile pour les comptes ! Mais la gueule de bois fut sévère. Au moment où l’on choisit les bonnes résolutions qu’on ne tiendra pas, celles d’arrêter de fumer, de boire, de jurer, de se mettre au sport, à la macrobiotique, à la baise, la résolution de retrouver notre bonne mère nous fut imposée par les événements. Alors que nous l’appelions pour lui souhaiter la bonne année, le directeur de la maison de repos prit l’appel pour nous annoncer qu’elle avait quitté les lieux la veille, sans presque rien emporter, et qu’elle n’était pas encore rentrée. Où était-elle encore allée fourrer son cul? Convaincus qu’il s’agissait une fois de plus d’un plan de son cru au sujet duquel ne nous serait donnée aucune explication, nous décidâmes d’attendre le lendemain avant d’alerter la police et lancer des recherches. Au cours de cette première journée, mon père passa des coups de fil dans toute sa famille. Peut-être a-t-elle passé le réveillon chez un frère ou une soeur en oubliant de prévenir! Mais personne ne l’avait vue ni a priori entendue. Une chose étrange toutefois : sa mère, friande des mêmes intrigues que sa fille, ne paraissait absolument pas inquiète de sa disparition. Elle savait à coup sûr où elle était mais n’a jamais parlé.
Nous n’eûmes aucune nouvelle de notre mère au cours des mois suivants, jusqu’à cette soirée de printemps. Je venais de rentrer du lycée, et je lisais dans le salon. J’étais seule dans l’appartement quand on sonna à la porte d’entrée. J’ouvris machinalement, la tête encore dans ma lecture de Moravia. C’était une femme de la taille de ma mère, pas très grande, mais elle avait les cheveux noirs geai (ma mère avait les cheveux teints en roux) et les yeux bleus... non, violets? C’était difficile à dire dans la pénombre du hall de l’immeuble, mais il ne s’agissait pas de ma mère car ma mère avait les yeux marron. Elle était aussi sapée de façon très vulgaire. Elle ne bougeait pas et semblait attendre une réaction de ma part. Je ne savais pas quoi lui dire, on ne se connaissait pas et elle venait de sonner chez moi. A ce moment-là, je me demandais juste ce que pouvait bien faire cette pute devant ma porte...
“Maman, c’est toi?”