Thème de l’année 2009-2010 : L’Idée d’Université
janvier 22, 2010
Introduction
Je voudrais remercier Pierre Macherey d’avoir bien voulu accepter que dans son programme de philosophie, nous introduisions un peu d’histoire. Il est vrai qu’il s’agit d’une histoire “à la mode” puisque c’est une histoire qui envisage des comparaisons entre des époques, et surtout des cultures et des religions, différentes; on en connaît le danger : jusqu’à quel point est-il légitime de comparer des événements sur lesquelles les sources disponibles risquent d’être inégales en quantité comme en qualité ?
Or c’est précisément le cas pour l’histoire des universités médiévales qui présente cette particularité que :
1) dans le monde arabo-musulman les sources sont très partielles : au XIe siècle, période de la création des madrasas, peu de documents officiels sauf sur quelques madrasas, et des chroniques ou biographies de maîtres dont seules quelques-unes ont été exploitées.
2) dans le monde latin, avant le XIIIe siècle aucun document précisant le statut ou le mode de fonctionnement des écoles, ne nous a été transmis, et on ne connaît sur la plupart des maîtres, à part leurs oeuvres conservées, que leur nom, mais rien ou très peu de leur biographie, à l’exception notable d’Abélard et de Jean de Salisbury. Où et quand ont-ils enseigné, et d’ailleurs ont-ils vraiment enseigné ?
3) En revanche, à partir du XIIIe siècle, toujours dans le monde latin, les sources sont remarquablement abondantes, et comme beaucoup d’entre elles ont été éditées, elles ont été largement exploitées. Il s’agit de documents internes à l’Université, pour la plupart rassemblés dans le célèbre Chartularium Universitatis Parisiensis [3], à chacune de ses composantes (collèges, nations), et des documents externes, les bulles papales, bien sûr, les rôles (rotuli) ou listes de bénéfices, et plus généralement les Registres de la papauté (les Regesta). Mais ces documents ont un caractère institutionnel leur interprétation est problématique: lorsque des statuts sont promulgués, marquent-ils des « reprises en main » autoritaires de la part de l’autorité ecclésiastique (L.Bianchi [2]) ou sanctionnent-ils des situations déjà existantes tout en laissant dans l’ombre le processus qui y a conduit (J.Verger [9]) ? Lorsque des textes semblent marquer des changements, jusqu’à quel point les autorités qui les ont promulgués sont-elles favorables à l’évolution en cours ? D’ailleurs, même si on admet que beaucoup d’entre eux, même signés par le chancelier, le représentant de l’évêque, ou le légat, celui du pape, ont été au moins partiellement rédigés par certains maîtres que nous ne connaissons pas, reflètent-ils pour autant et jusqu’à quel point la façon dont les universitaires concevaient leur université ? En bref, en dépit des documents à notre disposition le travail d’interprétation reste considérable.
Après ces précautions méthodologiques, qui ont valeur de mise en garde, nous pouvons présenter notre intervention: après une présentation de la mise en place des institutions médiévales d’enseignement, arabo-musulmanes et latines, nous décrirons comment est comprise au XIIIe siècle latin l’autonomie universitaire, puis nous discuterons certaines thèses qui voient dans les madrasas arabo-musulmanes la préfiguration des universités médiévales ou à tout le moins d’établissements comme les collèges universitaires.
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janvier 15, 2010
Universitas
Première remarque : le jeu de mots franco-latin qui fait que du terme universitas dérivent à la fois l’idée de l’université et celle de l’universalité, est évidemment tout sauf accidentel. Les philosophes, ou certains d’entre eux, n’ont pas manqué de l’utiliser pour penser de façon critique ou auto-promotionnelle le statut de leur discipline. Depuis que la philosophie est pour l’essentiel une discipline scolaire et universitaire, non seulement elle n’a pas cessé de se penser comme le champ dans lequel on cherche à expliciter les conditions et les effets d’un discours de l’universel, mais l’universalité est devenue la valeur objective dont elle tire sa légitimité. A cette caractérisation ne s’opposent pas les discours sceptiques ou déconstructifs qui imposent des limitations à la possibilité de connaître, d’énoncer, de réaliser et de transmettre l’universel, ou qui adoptent un point de vue négatif au regard de ces objectifs. Prendre en philosophie une position « anti-universaliste » et voir la philosophie comme dépassement, critique, ou déconstruction de l’universalisme, c’est encore « énoncer l’universel » sous une certaine modalité, qui peut être une façon de le sauver. Et, par contrecoup, c’est s’insérer dans un « mouvement » perpétuel, cyclique plutôt que dialectique, de relance de l’universel comme positivité.
Deuxième remarque : entendue comme « université » et comme « universalité », la catégorie de l’universitas enveloppe toujours l’idée d’une totalité. Songeons aux expressions familières depuis le latin scolastique et classique : universitas rerum, universitas generis humani, universitas studiorum. De fait, les « universités » ont été créées dans une partie de l’espace occidental avec l’ambition de ne laisser en dehors de leurs programmes d’études aucun domaine de savoir (bien que ce ci pose aussitôt la question de ce qui est « savoir », au sens fort du terme, objet de theôria et de mathèsis), et par ce biais d’inclure tout ce qui intéresse spéculativement l’humanité. A l’époque moderne la philosophie, non seulement s’est intimement associée à ce projet, mais elle a entrepris, comme telle, d’en définir l’idée et les conditions de mise en œuvre institutionnelles.
Pour autant cette réciprocité de déterminations n’a jamais été sans problèmes, aujourd’hui moins que jamais. Et c’est sans doute l’un des objectifs que les philosophes doivent s’assigner collectivement que de problématiser sur nouveaux frais la situation de leur discipline au point de rencontre de l’universitas comme institution et de l’universitas comme catégorie logique et ontologique. Nous avons de bonnes raisons de penser – plus encore qu’au moment de la célèbre conférence de Husserl sur « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » – que cette articulation n’est ni naturelle, ni inéluctable, ni irréversible. Il se pourrait bien que dans le futur (si ce n’est déjà le cas) des « universités » ou des « grandes écoles » n’aient aucun besoin d’une discipline qui, selon l’expression d’Auguste Comte, soit « spécialisée dans les généralités », pour penser la classification des sciences et des techniques (y compris les techniques de communication, de formation, de contrôle de l’opinion). Ceci ne suffit pas à faire de la « crise » de l’université un problème philosophique, mais ce pourrait être une raison suffisante pour que des philosophes de métier en discutent les origines et les manifestations. Lire la suite de ce billet »
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janvier 7, 2010
Le travail que Laurent Clauzade consacre à la théorie des fonctions cérébrales chez Comte, issu d’une thèse soutenue à l’Université Lille III il y a une dizaine d’années, s’inscrit dans le cadre de la réévaluation actuellement en cours, sous l’initiative d’une nouvelle génération de chercheurs, du statut et de la portée de la philosophie positive ; prend également place dans ce cadre la démarche poursuivie par Bruno Karsenti dans son ouvrage Politique de l’esprit (éd. Hermann, 2006 ; une présentation de cet ouvrage a été effectuée au cours de la séance du 22/11/2006 de La philosophie au sens large), dont celui de Laurent Clauzade recoupe sur certains points les préoccupations. Cette réévaluation est rendue nécessaire par le déni de reconnaissance dont Comte fait aujourd’hui l’objet dans les milieux universitaires de l’enseignement et de la recherche, où, suivant un processus amorcé il y a une cinquantaine d’années, sa philosophie est généralement considérée comme périmée et susceptible seulement de retenir, au titre d’une curiosité, et à la limite d’une anomalie, un intérêt rétrospectif d’esprit antiquaire, donc privé de la capacité de stimuler au présent une réflexion philosophique authentique : le symptôme effectif de ce déclin est fourni par la relative absence de Comte, en même temps que des catalogues des éditeurs, des programmes d’étude ; pour la dernière fois en 1959 , il a été inscrit au programme de l’écrit de l’agrégation de philosophie, ce qui signifie clairement qu’il a cessé d’être tenu pour un auteur dont la pensée mérite d’être connue dans son ensemble de manière fouillée par de futurs enseignants de philosophie : il a de ce fait été officiellement déchu de la dignité de grand philosophe, dans la forme administrée par l’institution scolaire et universitaire. Parallèlement, dans les sphères plus larges de la consommation culturelle, lui est refusée la capacité d’introduire efficacement à notre modernité, alors que cette capacité est au contraire consentie sans réserve à un auteur comme Bergson vis-à-vis duquel il n’est pas absurde de le poser en alternative : à une époque où Bergson est célébré et encensé, il est inévitable que Comte soit renvoyé au fond du trou. Dans ces conditions, il faut une certaine audace, pour consacrer, à contre-courant, une étude développée à une forme de pensée dévaluée, et en tout premier lieu banalisée du fait d’avoir été amputée des traits saillants qui ont fait l’essentiel de son originalité, par laquelle elle a introduit, dans des temps qui ne sont pas tellement éloignés, une rupture dans les manières usuelles de philosopher : Comte, on a trop tendance à l’oublier, a accompli lui aussi une véritable révolution copernicienne, dont nous subissons encore, même si c’est à notre insu, certains effets, sur un plan qui n’est d’ailleurs pas purement spéculatif. Lire la suite de ce billet »
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janvier 6, 2010
Thèse soutenue le 23 septembre 2009 à l’université de Strasbourg
L’idée de la recherche que j’ai soutenue à Strasbourg et que je suis invité à exposer aujourd’hui devant vous, est née au croisement de deux trajectoires : dans la première, à la suite de mon travail sur les œuvres de Jacques Derrida, je cherchais en amont de sa pensée, non pas un signe, mais une écriture dont l’exigence et la responsabilité excéderaient l’écriture au sens restreint et relèverait d’une certaine hantise philosophique pour la littérature et l’écriture. Je cherchais une écriture occupée à réélaborer et à ré-articuler la question de l’écriture, celle de son excentricité et de son absence, et qui esquisserait la possibilité d’une probité de la pensée dans et par l’écriture. C’est par l’inscription de la question de l’être en deçà de toute ontologie, dans une pensée de l’écriture comme trace, qui n’arrive qu’à s’effacer, que Derrida ouvre une pensée de l’écriture générale, dont j’ai cherché une autre élaboration dans l’idée d’écriture du messianique chez Benjamin.
La seconde trajectoire a fait surgir la question du messianisme au cœur de mon travail sur les épîtres de Paul, sur l’envoi judéo-chrétien, et l’importance disons « historial » de cet envoi. J’ai commencé à penser l’hypothèse messianique comme n’appartenant pas seulement à l’héritage judéo-chrétien, et comme ce qui était peut-être aussi en mesure, non pas d’interrompre cet héritage, mais d’offrir, sous une certaine déclinaison, une possibilité d’échappée ou d’ouverture au cœur de cet héritage.
J’ai alors remarqué que de 1916 à 1940, au milieu des ruines de l’ Europe et de son projet Benjamin avait cherché dans l’écriture une issue messianique à la catastrophe historique. Le désespoir dans lequel il s’est trouvé préfigure, jusqu’à un certain point, l’épuisement et la fin des possibles dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, mais ce désespoir est doublé par l’idée qu’en Europe, il y a encore malgré tout des positions à défendre. L’idée messianique est ainsi, pour le dire autrement, née d’un certain désespoir politique et du refus des idéologies de la fin de l’histoire. Lire la suite de ce billet »
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janvier 5, 2010
L’ouvrage d’Eve Kosofsky Sedgwick, Epistémologie du placard [Epistemology of the closet], publié en 1990, et traduit en 2008 pour les éditions Amsterdam par Maxime Cervulle, passe pour l’un des textes fondateurs de ce courant de pensée qui a déferlé sur les campus américains au début des années 1990 sous le nom de « Queer Theory ». On pourrait s’interroger longuement sur les raisons du retard pris à diffuser auprès du public français cet ouvrage qui, à l’instar des travaux de Judith Butler, est un produit de ce qu’on a pu appeler la French Theory. Je laisse cette question de côté, non sans rappeler qu’elle a déjà été largement traitée par François Cusset dans French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelles aux Etats Unis (La Découverte, 2003). Pour faciliter néanmoins l’abord de l’ouvrage d’Eve Kosofsky Sedgwick, je vais quand même esquisser, en guise d’introduction, les contours sociologiques, théoriques et pratiques, du « moment queer » aux Etats-Unis, c’est-à-dire de ce moment où quelque chose comme le « queer » est devenu non seulement un objet d’étude mais surtout une manière de penser ou plutôt (comme on va le voir) de repenser les identités sexuelles à travers la littérature, le cinéma, la philosophie, l’anthropologie et l’histoire. Comment donc caractériser le « moment queer » ?
De quoi la « Queer Theory » est-elle la théorie ? Et d’abord de quoi « Queer » est-il le nom ? Une brève enquête lexicologique révèle que le mot « queer », provenant de la racine indo-européenne « twerkw » qui a donné notamment le latin « torquere » (« déformer quelque chose en le courbant »), renvoie au domaine de l’étrange, du bizarre, de l’excentrique, du singulier, et par extension du « tordu » à tendance déviante, bref de l’anormal. En raison de ce champ sémantique, le terme « Queer » a d’abord été utilisé comme insulte homophobe lancée à ceux que l’on nommerait par chez nous les « pédés », avant d’être réapproprié et resignifié comme une catégorie d’auto-identification par les homosexuels new-yorkais notamment en vue de revendiquer leur différence affichée comme une provocation à l’adresse d’une société prompte à ériger l’hétérosexualité comme norme. « We are here ! We are queer ! Get used to it ! ». Dans cette interpellation des militants du mouvement Queer Nation, « Queer » s’entend donc d’abord comme le signifiant flottant de la lutte contre une certaine hétéronormativité de l’espace public, comme l’auto-appellation incontrôlable de ces « tordus » qui, sur fond d’activisme politique et associatif particulièrement virulent avec l’apparition du SIDA, récusent et dénoncent aussi bien l’hétérosexisme homophobe que certains effets du communautarisme gay des années 1980, tel qu’il est issu du combat juridique et politique pour la reconnaissance d’une identité homosexuelle dépathologisée. Pour achever de situer ce dont on va parler, il faut rappeler en effet que ce n’est qu’en 1973 que l’Association psychiatrique américaine a décidé de rayer l’homosexualité de sa liste des désordres mentaux ; mais qu’au début des années 1980 encore, l’affaire « Bowers contre Hardwick » (du nom de cet étudiant de l’Etat de Géorgie pris en flagrant délit de sodomie et condamné à ce titre en 1986) montrait la fragilité de ces premières conquêtes et devait contribuer au renforcement de mouvements homos revendiquant l’identité gaie contre toutes les formes d’oppression et de discrimination négative. Les « Gay and Lesbian Studies » sont donc nées de cette conjoncture historique et politique et ont accompagné le développement académique des études « minoritaires » (à côté des « Postcolonial Studies » ou des « Subaltern Studies »). Lire la suite de ce billet »
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décembre 2, 2009
Parvenue à ce point, l’analyse des formes de discours accède à une dimension expressément politique, comme l’avait laissé prévoir le recours à la conception kojévienne de la dialectique du maître et de l’esclave pour l’exposer. Le passage du discours du maître au discours universitaire est le paradigme d’une révolution, c’est-à-dire de l’opération qui, en déplaçant le point d’application du pouvoir, prétend en changer la nature, alors qu’il en a seulement effectué la dénaturation. Le discours du maître est expressément « aristocratique » : il s’adresse non à tous, mais aux « meilleurs », seuls capables d’en décrypter partiellement les énigmes, tout en savourant ses obscurités, qui témoignent qu’il n’y a de vérité que cachée. Or l’idée que la vérité est, de par sa nature même cachée, est insupportable aux esclaves, qui sont portés par le désir lancinant de tout savoir et de tous savoir : c’est pour réaliser cet objectif qu’ils font recours au discours universitaire, dont ils espèrent que, justement, il leur fournisse la garantie d’un commun accès « démocratique » à la vérité, qui ôte à celle-ci le statut réservé dont la dote au contraire le discours aristocratique du maître. Qu’est-ce que cette démocratie dont le discours universitaire effectue la promotion ? Quels réseaux met-elle en place pour s’installer et se perpétuer ? A première vue, ces réseaux procèdent d’un déni de la politique, à laquelle ils substituent le primat de la rationalité technique : le savoir que dispense l’université ne s’appuierait sur d’autre autorité que la sienne propre du fait d’avoir été automatisé, normalisé, et par là soustrait à des initiatives personnelles qui viendraient en bloquer la transmission en livrant celle-ci à l’arbitraire d’un pouvoir souverain, qui fait violence à son ordre propre et le dérégularise. Bien sûr, ce déni de la politique est au fond politique : il prépare un retour de la politique et de ses dérives ou de ses abus sous une autre forme, aplanie en apparence, donc délivrée du danger de l’arbitraire, ce que veut être et se déclare être le pouvoir démocratique, en tant que pouvoir qui n’appartient à personne en particulier, parce qu’il est le pouvoir de tous, pouvoir communément partagé et exercé. Le problème est que ce pouvoir, qui se présente simultanément comme un non-pouvoir, dans la mesure où la seule soumission dont il se réclame est la soumission à l’ordre même des choses, et non à l’autorité d’un maître, ne peut, pour fonctionner réellement, contourner la nécessité de faire appel à une autorité : et que cette autorité soit celle impartie à une raison impersonnelle risque de ne rien changer aux conditions matérielles de son exercice, sauf ceci que, au prix d’un changement d’appellation, celui-ci procède de façon dissimulée, masquée. Les insurgés de mai 68, lorsqu’ils dénonçaient la chape de conventions tacites dont se protège un monde universitaire arqué sur ses traditions et ses privilèges, ne faisaient au fond pas autre chose : c’est-à-dire que, sans le savoir, ils préconisaient, voire même préparaient, en vue d’échapper à leur condition d’esclaves, le retour, sous d’autres formes, du discours du maître et des figures avérées de coercition qui lui sont attachées. C’est du moins de cette manière que Lacan, totalement à contre-courant, interprétait le mouvement de révolte des étudiants, en leur disant : vous ne voulez plus d’enseignants, ce qu’on peut comprendre, car ils vous abêtissent sous couleur de vous former, alors qu’en réalité ils ne font que vous déformer ; mais vous oubliez que, à leur place, vous aurez des maîtres, peut-être même de très mauvais maîtres, qui vous feront regretter, si pesante soit-elle, l’ambiance faussement consensuelle de vos amphithéâtres.
Arrêtons-nous à cette occasion sur deux événements qui sont venus perturber ou dérouter le déroulement normal de l’enseignement donné par Lacan durant l’année 1969-1970, et qui témoignent de l’intrusion de la politique dans la manière dont s’expose la théorie, une théorie qui ne peut se déployer seulement dans le ciel des idées mais doit aussi se trouver une assise quelque part dans le monde réel où les gens vivent, sont animés par des désirs concrets, et, sous l’incitation de ceux-ci, se fourrent à l’occasion dans des situations impossibles où il faut tant bien que mal improviser des solutions. Lire la suite de ce billet »
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décembre 2, 2009
« Dès qu’on tient un discours, ce qui surgit, ce sont les lois de la logique, à savoir une cohérence fine, liée à la nature de ce qui s’appelle articulation signifiante. C’est ce qui fait qu’un discours est soutenable ou non, de par la structure de ce qui s’appelle le signe, et qui a à faire avec ce qui s’appelle communément la lettre, pour l’opposer à l’esprit. »
(Le Séminaire, livre XVII, D’un Autre à l’autre, éd. Seuil, 2006, p. 81)
Au long de sa carrière mouvementée, au cours de laquelle il a entretenu des relations particulièrement difficiles avec les institutions en place, quel qu’en soit le bord, sans renoncer pour autant à faire rentrer sa démarche dans le cadre d’institutions originales, « sociétés », « écoles », etc., dont, les ayant lui-même créées, il aurait la maîtrise pleine et entière, Lacan, dont le travail n’a bénéficié d’aucune reconnaissance officielle, une reconnaissance qu’il n’avait d’ailleurs pas sollicitée, n’a cessé d’approcher l’université et de s’en éloigner, pratiquant à son égard un flirt assez pervers où l’amour vache semblait avoir le pas sur les figures consensuelles de l’entente cordiale. On a un bon témoignage de ces rapports ambivalents avec les séances du Séminaire de 1954 consacrées à une relecture du texte de Freud sur la Verneinung, pour laquelle Lacan s’était assuré le concours de Jean Hyppolite, à l’époque grand spécialiste universitaire des études hégéliennes, qui était aussi l’un de ses auditeurs réguliers : Lacan avait à cette occasion, en exploitant les tours et détours d’une dramaturgie sophistiquée dont il tirait les ficelles, joué au chat et à la souris avec son invité, qui apparemment n’y avait vu que du feu, au cours d’une cérémonie associant reconnaissance et désaveu, dérobade et séduction, révérence et coup de force, dans une ambiance pleine de sous-entendus qui résumait assez bien l’esprit de ses relations on ne peut plus compliquées avec le monde universitaire (cette discussion a été commentée au cours des séances des 18 et 25/2/2009 de « La philosophie au sens large »). Au fond, Lacan nourrissait une grande méfiance, voire même du mépris vis-à-vis de tout ce qui venait de ce monde, avec lequel il ne voulait à aucun prix se compromettre : il craignait en particulier de voir son message récupéré au détriment de son authenticité première, comme il en avait le témoignage accablant lorsque ses idées lui revenaient par le canal de travaux universitaires qui, sous couvert de les normaliser pour mieux les accréditer, se payaient le luxe, à ses yeux indéfendable, de les défigurer en les banalisant. Mais, en même temps, il ne pouvait complètement se passer de l’assistance matérielle que l’université pouvait lui apporter, non sans doute sous forme de contributions didactiques susceptibles d’être reprises et assimilées à la lettre, ce dont il ne voulait à aucun prix, mais parce qu’il pouvait lui servir de contre-feu dans le jeu subtil qu’il menait par ailleurs avec ses partenaires directs en psychanalyse, qu’ils soient ses adversaires ou ses disciples, à l’égard desquels il pratiquait également des relations d’amour-haine dont il lui fallait contrôler au plus juste les conséquences : ces derniers, il avait le souci de les tenir bien en main, en leur dispensant la bonne parole à travers l’enseignement qu’il donnait dans le cadre de locaux mis à sa disposition gracieusement comme l’ENS ou la Faculté de droit, dans lesquels il officiait en marge de leurs occupations ordinaires, en profitant des avantages ainsi offerts, dans les coulisses d’établissements universitaires où il était toléré et qu’il parasitait, quitte à en être brutalement et inopinément chassé, ce qui lui est arrivé à plusieurs reprises, et dont il entendait exploiter à son bénéfice les contradictions en leur faisant en retour un minimum de concessions. Lire la suite de ce billet »
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décembre 1, 2009
« Je me réfère ici à une université qui serait ce qu’elle aurait toujours dû être ou prétendu représenter, c’est-à-dire, dès son principe, et en principe, une « chose », une « cause » autonome, inconditionnellement libre dans son institution, dans sa parole, dans son écriture, dans sa pensée. » (L’université sans condition, éd. Galilée, 2001, p. 33 )
Sans la placer à proprement parler au centre de son œuvre, – une œuvre d’ailleurs systématiquement décentrée ou déconcentrée -, Derrida a consacré à l’université et à ses problèmes spécifiques de nombreuses réflexions : c’était une manière de ramener sa propre pensée de philosophe à son point d’insertion matériel, institutionnel et social, avec à l’arrière-plan la conviction, une vraie conviction de phénoménologue, qu’on ne pense pas de nulle part, comme si on n’occupait aucune position assignable, donc comme si on ne se trouvait en aucun lieu, la question étant alors de savoir jusqu’à quel point il est réalisable de tirer profit des possibilités offertes par cette inévitable insertion, tout en se libérant, autant que cela est permis, et sans trop nourrir d’illusions à cet égard, des contraintes qui y sont attachées. Derrida n’a eu garde à aucun moment d’oublier ou de négliger qu’il était « dans » l’université, et donc aussi « de » l’université, même si la situation qu’il s’y était faite en traversant dans tous les sens les frontières nationales était relativement mouvante, en constant déplacement et pour une grande part paradoxale, en raison du réseau complexe de reconnaissance, de déni et de méconnaissance auquel elle avait donné occasion de se former dès lors que les effets du travail qu’elle lui avait permis de mener avaient acquis un certain niveau de résonance, ce qui a fait de ce travail la cible plus ou moins bien identifiée de discussions passionnées, sur fond d’adhésion ou de rejet : et en conséquence, il s’est senti dans l’obligation de rendre compte des données et des dispositions propres à son état d’universitaire pas tout à fait comme les autres, ce qu’il a fait en portant un regard critique sur le statut de l’université, comme peut le faire un philosophe qui, en même temps qu’il se consacre ses activités particulières d’enseignant-chercheur, entreprend de prendre quelque peu distance par rapport à ce qu’il fait, pour en élucider les conditions et, sur la base de cette élucidation, en élargir le champ, si cela est possible. Derrida a présenté ses réflexions au sujet de l’université dans un certain nombre de conférences, la plupart données aux Etats-Unis, dont un ensemble a été recueilli dans l’imposant volume publié en 1990 aux éditions Galilée sous le titre Du droit à la philosophie, associé aux textes de ses interventions sur l’enseignement de la philosophie dans le cadre en particulier du mouvement du GREPH (Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique) créé en 1975 sous son inspiration ; à ce premier ensemble est venu s’ajouter, en 2001, le texte d’une nouvelle et importante conférence publiée, toujours aux éditions Galilée sous le titre L’université sans condition, qui, tout en se situant dans le prolongement des précédentes, présente par rapport à elles une tonalité légèrement décalée, marquée par l’espèce de prophétisme qui a caractérisé la toute dernière période de la production philosophique de son auteur. Lire la suite de ce billet »
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décembre 1, 2009
La révolution théorique, dont Kant formule la nécessité en affirmant sur le ton de l’autorité professorale « Il faut une Faculté de philosophie », précède et prépare une révolution tout à fait pratique, qui va commencer à se dérouler en Allemagne durant les années qui suivent immédiatement la publication du texte sur Le Conflit des Facultés, en particulier avec l’événement fondateur d’un point de vue philosophique, et dont les conséquences politiques ont été à terme considérables, qu’a été la création de l’Université de Berlin, sous l’inspiration et la conduite effective de philosophes post-kantiens, au premier rang desquels Wilhelm von Humboldt, dont cette université porte encore aujourd’hui le nom (cf. à ce sujet l’ensemble des manifestes théoriques signés en particulier des noms de Fichte, Schelling et Schleiermacher, qui ont accompagné cette création, dont les traductions françaises ont été rassemblées dans le volume Philosophies de l’université – L’idéalisme allemand et la question de l’université, éd. Payot, 1979 ; sur les conditions matérielles, culturelles et politiques de la création de l’Université de Berlin, cf. l’étude de Céline Trautmann-Waller, « Berlin au XIXe siècle : l’Université dans la ville », in Lieux de savoir – Espaces et communautés, éd. Albin Michel, 2007, p. 1185 et sq., qui est assortie d’une bibliographie très complète sur la question). Sous cette forme pratique, cette révolution va conduire, plutôt qu’à inverser le rapport entre Faculté inférieure et Facultés supérieures, ce qui reviendrait à remodeler la configuration héritée de l’époque médiévale en en maintenant la structure d’ensemble, suivant la logique propre à toute entreprise de renversement/Umwälzung, à remettre en cause la conception de base dont dérive ce rapport. La façon de voir hiérarchisante héritée de l’usage, qui met en vis-à-vis des instances dont les unes sont recensées comme supérieures et les autres comme inférieures, a pour conséquence, conséquence que Kant a lucidement diagnostiquée, de déstabiliser le fonctionnement de l’université, en y installant des clivages, des inégalités, donc en en faisant le champ de rivalités inexpiables, quel que soit le sens dans lequel elles s’exercent, et quelle que soit l’issue de ces conflits, où la victoire ne s’obtient que sur fond de rancoeurs et de non-dits qui ne peuvent qu’empoisonner le climat général des affaires universitaires, et entraver leur développement normal, en les détournant de ce qui devrait être leur objectif fondamental, à savoir la création et la transmission de connaissances. Le problème que se sont principalement posé les créateurs de la nouvelle université a donc été de savoir comment s’y prendre pour garantir l’unité organique des études et des recherches effectuées dans son cadre, donc pour faire de l’université un « corps » véritable, avec toutes les connotations attachées à cette expression, c’est-à-dire un ensemble uni, harmonieux dont toutes les fonctions, au lieu de s’exercer séparément, donc tendanciellement de manière concurrente, soient coordonnées entre elles : et les philosophes qui ont abordé ce sujet n’ont rien trouvé de mieux que de convoquer la philosophie en vue de résoudre ce problème, en lui demandant d’assumer cette mission de coordination interne à l’université qui assure entre ses diverses activités une parfaite solidarité. Lire la suite de ce billet »
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décembre 1, 2009
« Dans le Conflit des facultés, Kant prend pour point de départ le constat que, à la différence des « facultés supérieures », théologie, droit, médecine, dont l’autorité est directement garantie et contrôlée par les pouvoirs temporels, la « faculté inférieure », mathématiques, philosophie, histoire, etc., n’a pas d’autre fondement que « la raison propre du peuple savant ». Privée de toute délégation temporelle, la philosophie en est ainsi réduite à faire de nécessité historique vertu théorique : refusant le fondement en raison sociale qui lui est de toute façon refusé, elle prétend se fonder elle-même en raison (pure), au prix d’une acrobatie théorique digne du baron de Münchhausen, et offrir ainsi aux autres facultés le seul fondement qui vaille à ses yeux, c’est-à-dire au regard de la raison, et dont, à leur insu, elles seraient dramatiquement privées. »
(P.Bourdieu, Méditations pascaliennes, éd. Seuil, 1997, p. 54)
Le conflit des Facultés (trad. fr. par J. Gibelin, éd. Vrin, 1955) est le tout dernier texte publié par Kant, en 1798. Il est intéressant que Kant ait donné pour point final à son immense œuvre philosophique une réflexion sur la position institutionnelle de la philosophie, qui établit quels sont les rapports que celle-ci entretient en droit avec les autres disciplines enseignées dans les facultés, dans le contexte historique propre à une certaine conjoncture universitaire. Indépendamment de sa relation avec le reste de l’œuvre théorique de Kant – en particulier, Le conflit des Facultés se situe directement dans le sillage de La religion dans les limites de la simple raison, ouvrage paru cinq ans plus tôt, en 1793, qui avait attiré la méfiance de la censure prussienne et avait valu à son auteur une réprimande à lui adressée personnellement par le roi Frédéric-Guillaume II, fils et successeur du grand Frédéric II dont il n’avait ni la culture ni la hauteur de vue politique -, cet écrit retient aussi l’attention par le fait qu’il se situe à un moment charnière de l’histoire de la forme universitaire sur lequel il offre un témoignage irremplaçable : ce moment est celui où s’opère le basculement entre ce qu’on peut appeler une forme pré-moderne, initiée au Moyen-Age à la fin du XIIe siècle, et qui, s’étant répandue à toute l’Europe, s’était en gros maintenue jusque dans les dernières années du XVIIIe siècle, et une forme différente qu’on peut dire « moderne », qui commencera à se mettre en place au tout début du XIXe siècle, tout de suite après la mort de Kant en 1804, en particulier à l’occasion de la création de l’Université de Berlin, qui s’est faite sur la base d’un certain idéal philosophique de la science et de la représentation du rôle fondamental joué par la culture centrée sur cet idéal dans le développement national de ce qui s’est appelé alors Kulturnation, c’est-à-dire la nation qui trouve dans la culture la condition de son unité organique. La réflexion proposée par Kant dans ce contexte, où la question de l’université renvoyait à des enjeux qui concernent la société tout entière, donc des enjeux politiques, vise à la systématicité architectonique qui constitue la marque de fabrique de l’ensemble de son œuvre et tend à en figer les articulations, en les marquant d’un certain immobilisme, sub specie aeternitatis ; et en même temps, à travers même les irrégularités et les lacunes de cet ouvrage tardif, où sont collationnés des ensembles textuels disparates, et où abondent les digressions, ce qui ne l’empêche d’être traversé par de saisissantes illuminations, elle laisse affleurer l’élan propre à une dynamique de passage, dynamique historique qui traduit la prise de conscience d’une mutation en train de s’opérer à la fois sur le plan théorique des idées et sur le plan pratique des institutions, quelque chose qui s’apparente à ce que Foucault appelle un changement d’épistémé. Un aspect de la pensée de Kant trop rarement mis en valeur est l’extraordinaire sens historique dont elle est animée, qui témoigne d’une sensibilité aiguë aux changements qui affectent, en même temps que la manière de raisonner, la façon dont la société s’organise en déployant des dispositifs sur tous les plans dont elle a la responsabilité, au nombre desquels celui où se posent concrètement les problèmes de l’enseignement, avec les formes collectives de résolution que ceux-ci appellent. Ces problèmes, Kant les aborde avec les moyens de la philosophie, ce qui lui donne occasion d’esquisser une certaine idée de l’université saisie en quelque sorte à son point de surgissement, alors qu’elle commence à prendre forme, et que s’effectue le basculement de l’ancien dans le nouveau, donc au moment où le nouveau entreprend de définir la configuration qui lui est propre dans les conditions qui lui sont offertes par l’ancien. Lire la suite de ce billet »
Posté dans séminaire par macherey Aucun commentaire »