1Les activités ludiques ont été peu abordées jusqu’à présent par l’anthropologie. Lorsqu’elles ne sont pas franchement ignorées, on les voit souvent reléguées au second plan dans l’étude des sociétés. Cette carence réside à coup sûr dans le fait que le jeu s’oppose au travail, au réel, et dans l’idée préconçue que son analyse n’apporte pas grand chose à la compréhension d’une société et de son fonctionnement. Cela est d’autant plus surprenant que selon Ricardo Torres (1995), l’ethnologie du jeu est une discipline qui a commencé à se développer dans le monde anglo-saxon dès la seconde moitié du xixe siècle. Elle est en fait dérivée de comptes rendus d’explorations effectuées dans des pays où subsistaient (ou subsistent encore) des cultures « traditionnelles » et « exotiques ». Les jeux des peuples aborigènes d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et d’Amérique ont par la suite éveillé l’intérêt de nombreux voyageurs et chercheurs tels que, pour n’en citer que quelques-uns (Culin 1889, 1907; Damm 1922, 1936 ou Krieckeberg 1922, cités par Torrès 1995). Ces auteurs avaient d’ailleurs bien compris que le thème des jeux offrait une large possibilité de recherche, en relation avec différents aspects de la culture comme la religion, le mythe, la magie, la littérature, l’univers, l’habillement, la danse, la musique, l’hygiène, la fête, etc.
2Cet article se veut une simple contribution à l’ethnologie du jeu. C’est pourquoi, tout en envisageant l’homme comme homo ludens, et tout en consi-dérant que le jeu fait partie d’un « tout social », je me suis penché sur une activité ludique, le palin, similaire au hockey sur gazon et que pratiquent les Mapuche du Chili central (présents en majorité en Araucanie dont la capitale est Temuco), mais plus communément désignée par le terme de chueca depuis l’arrivée des espagnols.
3Les données historiques précises sont relativement rares, bien que les généralités abondent et que dans l’ensemble, les détails techniques en rapport avec le palin semblent proches de ceux observés de nos jours. Il s’agit donc, dans un premier temps, d’établir ce que les premiers observateurs occidentaux, au XVIe siècle, ont relaté quant à la base du jeu et aux accessoires de sa pratique.
4Étant donné l’étendue de terres à leur disposition, les joueurs pouvaient se permettre de repousser à loisir les limites du terrain, créant ainsi des surfaces de jeux incroyablement grandes. La longueur du terrain variait de 200 à 1 600 mètres, sa largeur de 50 à 200 mètres (Von Vriessen 1991).
5Si les limites du terrain variaient sans cesse, le site de jeu, en revanche, devait toujours être non accidenté et de forme rectangulaire. Certains terrains de football et des pistes de courses de chevaux à la chilienne sont de nos jours employés pour le palin (Von Vriessen 1991).
6Les accessoires de jeu du palin étaient : la crosse (weño ou uño), un bâton en bois fait à partir d’une branche choisie avant tout pour sa robustesse et pour sa forme courbée au niveau de sa partie inférieure (c’est d’ailleurs une des caractéristiques qui a incité les espagnols à appeler ce jeu chueca, ce qui dans leur langue signifie « tordu », « courbé »); et la balle, pali, une pelote de laine entourée de cuir frais cousu de façon à la compresser fortement (son diamètre varie de 3 à 5 cm et son poids de 45 à 60 g).
7Dans le passé, les joueurs ne portaient qu’une chiripa, sorte de large caleçon blanc attaché au niveau des chevilles, et surtout, ils étaient toujours pieds-nus. Cette tenue légère était conçue pour faciliter le déplacement.
8Comment se remportait une partie ? Il importe avant tout de souligner qu’aucun match ne pouvait se terminer sur un score d’égalité. Traditionnellement, la partie se jouait en quatre rayas libres. Cela signifie que le match s’achevait dès que l’avantage au score atteignait quatre points. Pour expliquer cette « mécanique », voyons ce que relate un informateur de Quiroz Larrea (1986). Un joueur prend la balle et l’élève avec sa chueca pour la passer à un partenaire qui la frappe au vol mais dépasse largement la ligne de marquage (tripalwe) : un à zéro. Un deuxième point est marqué; les joueurs changent alors à la fois de côté et de balle. Les perdants remontent au score et égalisent : le score n’est pas 2 à 2, mais zéro partout, car quand l’équipe perdante marque un point, celui-ci est déduit du score de l’équipe adverse. Ce n’est que lorsque la balle, par quatre fois consécutives, sort du bon côté, que la victoire est acquise. C’est pourquoi une partie pouvait durer très longtemps1.
- 1 Récemment, a été instauré un tir appelé « tir libre » ou encore « tir de pénalité » afin de départa (...)
9Quant au nombre de joueurs par équipe, les témoignages et exemples sont divers selon les auteurs. Von Vriessen (1988) précise qu’il y a plusieurs siècles, chaque équipe pouvait compter 50 joueurs et plus, selon la dimension du terrain. Cependant, même pour un terrain de 200 m de long, le nombre de joueurs pouvait ne pas dépasser 15. De nos jours, l’effectif le plus courant est de 11 participants par équipe, sans doute en raison de l’influence du football.
10Mais pour bien comprendre la logique du jeu et l’équilibre social qu’il contribuait autrefois à entretenir, il faut souligner un principe important qui régissait la relation entre les participants. Les joueurs d’une équipe formaient des couples avec ceux de l’équipe adverse. Le couple lui-même était appelé kon, terme par lequel ses membres se désignaient aussi réciproquement. Lors de la formation de ce couple, consacré par une fête du palin appelée füchapalin, s’établissait ainsi une relation qui devait durer toute la vie. Les deux joueurs s’engageaient à jouer noblement et à s’inviter mutuellement aux parties de palin organisées par chaque communauté. Certains joueurs avaient ainsi un partenaire légitime dans plusieurs communautés. Cet engagement concernait aussi les invitations aux banquets qui suivaient toujours les rencontres.
11Hormis ces füchapalin, on pouvait organiser des compétitions dans le cadre desquelles l’importance du jeu était fonction du nombre de participants et des enjeux attachés à la victoire. Ce genre de compétitions avait lieu lorsque deux lonkos (ou caciques) se défiaient dans la réalisation d’une rencontre de grande envergure, avec de gros paris à l’appui. Une fois le défi accepté et confirmé, les préparatifs commençaient des deux côtés.
12De grandes quantités de boissons traditionnelles —mudaï, musca, liqueurs et chicha— étaient confectionnées en vue de la rencontre. Les joueurs pratiquaient des exercices physiques (courses, sauts et luttes) et s’entraînaient au maniement du weño et du pali. Ils se préparaient en secret, disputant de façon intensive de longues parties sur des terrains toujours dissemblables, exercices qui contribuaient également à la formation du guerrier. Aujourd’hui, les Mapuche ne s’astreignent à aucun entraînement particulier2.
- 2 Von Vriessen (1992) précise que par le passé, les multiples activités auxquelles se livraient les M (...)
13À la préparation physique, Piutrin (1989) ajoute une seconde mise en condition, qui jouait un rôle très important. Torres en souligne également l’importance : il arrivait que soit présenté aux joueurs le crâne d’un illustre champion afin que l’énergie surnaturelle qu’il dégageait soit transférée aux joueurs et à leurs accessoires. D’autres procédures magiques étaient mises en œuvre, telle que l’injection de poudre de roche ou d’os provenant d’un homme féroce, sous la peau du dos, des épaules, des bras et des jambes, pour obtenir un surcroît de force, tant pour la guerre que pour les jeux —opération secrète connue sous le nom de lawenkura ou katanlikan. Dans certains cas, on tentait de nuire aux membres de l’équipe adverse en déposant auprès d’eux de la terre issue d’un cimetière. De même, le fait d’imprégner les bâtons d’un des adversaires de sucs de plantes vénéneuses pouvait causer la mort de celui qui les touchait. En définitive, toutes ces mesures témoignent du caractère décisif des rencontres et des victoires. On considérait que l’honneur était en jeu. Du même coup, l’importance des paris déterminait le recours aux pratiques magiques.
14Tous ces préparatifs rituels amènent les deux communautés au jour de l’affrontement. Elles arrivent, chacune représentée par son cortège, jusqu’au terrain choisi pour l’événement. De nombreux représentants des communautés voisines participent également à la manifestation en tant qu’observateurs. Les deux équipes sont suivies par leurs supporters respectifs, eux-mêmes menés par le lonko et les machis (sorte de chamanes) de la communauté (Piutrin 1989). Avant le début de la rencontre, les deux groupes se livrent à des démonstrations de courtoisie puis passent en revue les bases de l’accord réglant la compé-tition et les paris, devant des « personnes de paroles »3. Les deux délégations de supporters se retirent alors pour aller se placer en retrait des limites du terrain, chacune étant postée le long de sa plus grande dimension et du côté de son équipe4.
- 3 Von Vriessen (1992) rappelle que les Mapuche pariaient de préférence des chevaux, des moutons, des (...)
- 4 Von Vriessen (1992) signale que dans certains cas, lorsque les esprits commençaient à s’échauffer e (...)
15Sur le terrain, une fois que chacun est à ses marques, l’arbitre se place au centre et donne le coup d’envoi (nous verrons qu’il n’y a pas toujours d’arbitre). Les machis de chaque équipe jouent sur leur kultrun (instrument de percussion) et certains musiciens, au son de leur mélodie, font danser des spectateurs. Les acclamations, applaudissements, éclats de voix encouragent les joueurs alors que les machis entonnent des chants adressés au pali pour que celui-ci vienne passer la marque décisive. Chaque fois qu’une raya est effectuée, les machis et les supporters chantent et dansent avec beaucoup d’enthou-siasme et une joie redoublée que traduit l’intensité de la musique et des cris.
16Lorsque la rencontre était terminée, les supporters portaient certains joueurs en triomphe au milieu des cris d’allégresse et de satisfaction. Chaque victoire était célébrée par un grand banquet, auquel étaient conviés gagnants et perdants. C’était un événement de grande ampleur qui avait lieu sur le terrain même (Piutrin 1989) et qui entraînait une consommation non négligeable de mudaï et de vin.
17Après le banquet, les paris étaient honorés. Le lonko vaincu reconnaissait noblement sa défaite et la supériorité des vainqueurs, puis se retirait tout en sollicitant une revanche. Le lonko des vainqueurs consentait à sa demande et tous deux passaient un accord. Les invités pouvaient alors repartir.
18Les témoignages insistent sur la logique du don et du contre-don qui ressort du jeu. Un accord était passé entre les lonkos de deux communautés en vue d’organiser une rencontre. Ce premier affrontement consistait en une simple partie de palin et une offre de chicha de maïs de la part de l’équipe qui recevait. La deuxième rencontre se voulait plus conséquente. C’est pourquoi l’équipe qui avait été la première invitée rendait l’invitation et renchérissait en remplaçant la chicha de maïs par de la viande, considérée comme aliment de choix. Cet affrontement était désigné par le terme de purun palin. À chaque fois, l’enjeu de la partie croissait en importance. La troisième rencontre était donc plus intense que la seconde et correspondait au retour des adversaires sur le terrain initial. Une fois de plus, les dons de nourriture dépassaient les précédents, tant en abondance qu’en qualité. Toutefois, le quatrième et dernier affrontement s’assimile au premier, car cette fois, on partageait à nouveau simplement de la chicha de maïs : l’équipe qui avait la première fois offert cette boisson était à son tour invitée à la boire. La séquence se terminait donc à l’issue de quatre affrontements.
19Comme on l’a vu, les échanges n’impliquaient pas uniquement les joueurs mais les représentants des deux communautés. C’est à ce niveau que l’on remarque que la notion de partenaire (kon) dépassait les rapports entre joueurs. Chaque individu, dès le premier match, recherchait ce partenaire privilégié dans l’équipe adverse en vue d’être ultérieurement reçu et nourri : « C’était l’esprit mapuche », m’expliquera mon informateur. Ricardo Torres (1995 : 58) rejoint cette idée : « Le jeu fini, ils s’assoient sur des peaux ou des couvertures, chacun avec son rival. Ensuite ils mangent, boivent et s’enivrent ». Ainsi, autour du terrain s’organise le banquet où les partenaires-adversaires seront servis de la meilleure façon avec la meilleure des nourritures et des boissons, et s’ils souhaitent danser, il leur sera offert la « meilleure » des sœurs de celui qui s’occupe de lui.
20Il est important ici de souligner que l’organisation des rencontres était souvent liée à une cérémonie appelée Ngillatun. Cette manifestation était un rite agricole de fertilité consistant en des rogations, qui était célébré avant les récoltes, mais aussi après, en guise de remerciement. Précisons que ce rituel était essentiel dans la vie religieuse des Mapuche.
« The Ñillatun [sic] ceremony is the moste elaborate mapuche ritualizer existence today […] A number of elements have probably been added to Ñillatun rites in the last few generations and others dropped during the recorded history of the Mapuche. » (Faron 1969).
21Très souvent, à l’issue de la cérémonie, se déroulait une rencontre de palin, car il existe une étroite connexion entre ces manifestations, toutes deux ancrées dans la vie sociale et la tradition mapuche. Aujourd’hui, on peut aussi l’organiser pour marquer l’anniversaire d’un événement important.
22Et si le Ngillatun a conservé son caractère sacré et persiste en tant que pratique régulière, le palin tend à se perdre au profit du football, qui lui, n’est pas associé aux rites agraires. Ce qui va dans le sens des remarques de Huizinga (1951).
« Dans les civilisations archaïques, les compétitions faisaient partie des fêtes sacrées. Dans le sport moderne, ce lien avec le culte a complètement disparu. Le sport est devenu tout à fait profane et n’offre pas de rapport organique avec la structure de la société, même si une autorité dirigeante prescrit la pratique. Il est bien plutôt une expression autonome de l’instinct agonal qu’un facteur fécond du sens social. Ni les olympiades, ni les compétitions internationales annoncées à grands fracas n’ont pu relever le sport au niveau d’une activité créatrice de style et de culture. En dépit de son importance aux yeux des participants et des spectateurs, il demeure une fonction stérile, où le vieux facteur ludique s’est presque entièrement éteint. »
23En contraste avec ce qu’il est devenu, le palin assumait dans le passé des fonctions autres que purement récréatives. Il jouait un rôle dans la prise de décision politique et militaire —les vainqueurs avaient le droit d’imposer leur opinion. C’était une préparation à la guerre, moyennant de longues parties spécialement brutales. C’était un sport hautement compétitif, avec des mises importantes tels que des veaux, des chevaux, des objets de valeur, voire dans certains cas, des femmes.
24Le palin était donc un outil politique et juridique, mais également un moyen de communication rapprochant les Mapuche. Ainsi, un informateur de Torres lui signalait :
« Anciennement les Mapuche étaient très attachés à la chueca; par son intermédiaire ils réglaient quelquefois leurs affaires. Ils disaient : Nous jugeons que cet affaire doit être ainsi, mais vous, vous jugez le contraire. Nous ferons un palin; le règlement de l’affaire sera conforme à ce que décidera l’équipe vainqueur. » (Torres 1995).
25Il est intéressant qu’un peuple aussi guerrier que les Mapuche préférait s’en remettre au dénouement d’une partie de palin pour mettre fin de façon pacifique à un conflit. Ce procédé reste logique, puisqu’en évitant un affrontement armé, on épargne des vies humaines, précieuses pour combattre un ennemi commun. Le palin était d’une certaine façon un simulacre de guerre d’où les joueurs sortaient avec des lésions certes, du fait de la rudesse du jeu, mais où leur vie n’était jamais menacée. Les vainqueurs, ainsi que leur décision finale étaient respectés.
26Cette attitude particulière vient d’ailleurs peut-être éclairer la rareté des rencontres avec arbitre. En effet, puisque le palin constituait déjà un arbitrage dans la résolution de désaccords, les équipes souhaitaient démontrer qu’elles étaient en soi responsables de l’honnêteté du jeu. Si bien qu’à partir d’une simple activité ludique, transparaît l’action du politique, même si elle n’est pas manifeste, et pour citer Balandier (1967 : 42), on mesure « à quel point le phénomène politique peut être masqué ; il laisse entrevoir que la recherche —pourtant ancienne— de l’essence du politique reste toujours éloignée de son terme ».
27Aujourd’hui, le fait que la palin ne prépare plus à la guerre peut expliquer que certains ne s’y intéressent plus ou préfèrent le football. Il reste qu’il n’a pas complètement disparu et que son rôle se transforme.
28Le problème que rencontrent les Mapuche —dont la population est supérieure au demi million d’habitants— pour que soit reconnue la pleine possession de leurs terres les a poussés à actualiser quelques-unes de leurs traditions afin d’attirer l’attention de l’opinion publique du pays et de lui faire prendre conscience de leur existence en tant que groupe ethnique discriminé. C’est dans ce contexte que, là où la cérémonie du Ngillatun et le palin avaient été oubliés, ceux-ci ont connu une renaissance.
- 5 Dans ce mot, le terme winka désigne l’étranger, plus particulièrement l’espagnol au temps de la col (...)
29Ainsi que le souligne Von Vriessen (1988), il existe aujourd’hui deux formes principales de rencontres de palin : les füchapalin, ou palinkawin, qui sont de grandes fêtes auxquelles participent uniquement deux communautés avec leurs équipes respectives ; et les winkapalin5, qui sont des tournois à tendance foraine qui réunissent plusieurs communautés. Ce sont ces derniers que nous examinerons, car ils sont plus représentatifs d’une organisation contemporaine que les füchapalin, qui reflètent davantage une organisation de type « passé », déjà évoquée.
30Les winkapalin paraissent adaptés à la société d’aujourd’hui puisqu’ils sont organisés « à l’occidentale », sous forme de rencontres auxquelles prennent part entre 15 et 20 communautés. Mais ce type d’organisation n’empêche pas certains groupes de lier étroitement le jeu à des cérémonies magico-religieuses, ou à des fêtes communautaires comme les Ngillatun —c’est le cas des füchapalin.
31Alors que jadis une partie pouvait se poursuivre pendant plusieurs jours, puisque seul le score en déterminait l’issue, aujourd’hui, le temps de jeu s’est considérablement réduit. On a observé des matchs qui duraient une heure (avec 2 mi-temps de 30 mn) et même des parties de 20 mn (avec des mi-temps de 10 mn chacune). C’est donc désormais le temps et non plus le score qui fixe les périodes de jeu.
32Mais le temps n’est pas le seul élément qui a évolué. Les dimensions du terrain, ainsi que le nombre de joueurs, ont également été modifiés. De telles transformations ont d’inévitables répercussions sur la formation des équipes et les techniques de placement. C’est pourquoi nous allons maintenant nous intéresser à la position des joueurs sur le terrain et au rôle qu’assume chacun d’eux dans le déroulement du jeu.
33Von Vriessen (1988) rapporte qu’anciennement, chaque joueur se voyait attribuer une position spécifique, selon la fonction qu’il devait avoir. De nos jours, seuls quelques termes sont maintenus. Par exemple, le joueur au centre est à la fois le lonko (nodol, toro), ou « capitaine » et l’entraîneur de l’équipe, elkonafe. Du fait de sa proximité à la dépression centrale du terrain (où se trouve le pali), il est aussi appelé diñilfe, hoyero (de l’espagnol hoyo qui signifie trou), ou encore hoyador. C’est en général un homme robuste, de grande expérience, mûr, que les joueurs et le reste de la communauté considèrent comme un homme estimable. Il est également choisi pour sa capacité à se faire respecter et à pousser ses joueurs vers la victoire.
34Le capitaine est chargé d’engager la partie en tentant de sortir le premier la balle du trou pour son équipe. C’est une opération qu’il réitère chaque fois que le jeu est interrompu, jusqu’à cent reprises dans une partie. Dès que la mise en jeu est effectuée, le capitaine frappe la balle, mais uniquement lorsqu’elle s’approche de son secteur, car sa mobilité sur le terrain est assez réduite. En dépit de la réduction de son espace de jeu, le capitaine a tout de même un rôle important dans le déroulement de la partie.
35Lorsque la balle est hors du trou, tous les joueurs qui le souhaitent peuvent entrer dans la mêlée. Néanmoins, certains restent en arrière-garde afin de profiter éventuellement de bonnes passes pour marquer. Chaque équipe tente d’envoyer le pali vers la ligne du fond adverse. Si la balle franchit cette ligne, la raya est attribuée à l’équipe attaquante; en revanche, quand elle sort par une des lignes latérales, c’est une quemada (brûlée) ou « sortie ». Les joueurs changent de côté toutes les deux rayas, comme on le faisait dans l’ancienne forme de jeu.
36Pour pouvoir caractériser ces actions, il est nécessaire de préciser le placement des joueurs en sorte que se dégage une stratégie dont on peut se demander si elle est quasi inexistante ou très subtile. Ainsi, selon Torres (1995), la disposition des joueurs sur le terrain a, sur le fond, trois fonctions : la défense, l’attaque et la mise en jeu. L’hoyador est le joueur central, c’est-à-dire le capitaine de l’équipe. À sa gauche, se trouvent les attaquants (wecuntufe) qui peuvent se présenter en nombre pair ou impair. À sa droite se trouvent les défenseurs (kachilfe), également en nombre pair ou impair. Ce qui est important est que défenseurs et attaquants soient en nombre équivalent.
37Les deux équipes se forment donc en deux rangées qui se font face et s’alignent chacune sur une distance d’à peu près 50 m pour un terrain qui mesure 200 m —ces dimensions peuvent varier, dans certaines limites. Les joueurs restent aux aguets, à la limite de la ligne longitudinale du centre. Rappelons ici le principe sur lequel repose le palin, à savoir le kon : de chaque appariement de joueurs dépendra le dénouement de la rencontre. À chaque remise en jeu, les partenaires, épaule contre épaule, les yeux fixés sur les crosses des deux hoyeros, sont prêts à se bousculer pour prendre l’avantage, si leur capitaine est le premier à sortir le pali.
38Cette façon de s’affronter est inhérente au jeu et fait partie des techniques et savoir-faire que requiert une bonne maîtrise du palin. Comme nous avons déjà pu le constater, le principe d’attaque et de défense est présent dans le palin et commun avec les sports occidentaux. Par ailleurs, les joueurs se répartissent sur le terrain en fonction de leur stature, de leur habileté dans le maniement de la chueca et de leur adresse pour se déplacer face à leur partenaire-adversaire. En fait, le jeu est très simple dans sa structure tant réglementaire que stratégique.
39Il est intéressant de signaler qu’une fois que les équipes changent de côté à la mi-temps, la fonction des joueurs change également, les défenseurs deviennent attaquants, et vice-versa. Cette interversion maintient le face-à-face entre partenaires. C’est pourquoi Torres (1995) s’attache à présenter une description détaillée de la fonction de chaque joueur.
40Les défenseurs (kachilfe) : ce sont, à proprement parler, les joueurs de défense. Leur nombre varie en fonction de la quantité totale de joueurs. Quand la balle s’approche très près de la ligne du fond, les kachilfe la lancent hors du terrain par l’une des kachilwe, ou ligne latérale. À cet instant et pour avertir que le pali est sorti, l’on crie « kachi !».
41L’afkazi : c’est le joueur du groupe défensif placé à la droite du capitaine. Il doit agir en totale coordination avec le capitaine, de façon à empêcher que la balle n’entre dans sa zone quand celui-ci ne réussit pas à la contrôler lors de sa lutte contre le capitaine adverse. L’afkazi tente d’amortir la balle afin d’éviter qu’elle ne parte vers les attaquants de l’équipe adverse.
Figure 2. Disposition des joueurs d’après un schéma de Torres (1995)
42Les attaquants (wecuntufe) : sont désignés par ce terme tous les attaquants qui ne sont ni cañartufe ni inacañartufe. L’effectif des attaquants dépend du nombre de joueurs. Lorsqu’un wecuntufe parvient à faire une raya, les joueurs de l’équipe crient « wecuy ! » ce qui signifie « arrivé à un terme heureux ».
43Le cañartufe : c’est l’attaquant placé immédiatement à gauche et légèrement derrière le capitaine. Cette position en léger retrait permet au capitaine de frapper librement le pali pour le passer facilement vers le secteur des attaquants. La fonction générale du cañartufe est similaire à celle des autres attaquants qui doivent pousser la balle vers la ligne opposée dans l’espoir de marquer. En définitive, le rôle du cañartufe est de recevoir la balle frappée par le capitaine lorsque son coup n’a pas été suffisamment vigoureux, et de l’envoyer le plus loin possible vers ses attaquants ou de la passer simplement à l’inacañartufe. On comprend pourquoi le cañartufe doit bien connaître le jeu du capitaine, puisqu’ils doivent se compléter.
- 6 Ina est un préfixe signifiant « près de » en mapudungun, la langue mapuche.
44L’inacañartufe6 : c’est le joueur attaquant placé à gauche du cañartufe. Il complète l’action du cañartufe. Bien entendu, sa fonction plus générale, comme celle des autres attaquants, est d’envoyer la balle vers la ligne contraire.
45Poursuivons la description sous un angle plus technique et stratégique. Il faut d’abord rappeler la disposition des équipes sur le terrain, dont l’étroitesse explique l’agencement des joueurs disposés en deux rangées parallèles et où chacun fait face à son opposant. Les Occidentaux ont plus souvent l’habitude d’assister à des rencontres sportives où le terrain est divisé dans le sens de la largeur, en football, en basket-ball, en volley-ball, en handball ou encore dans les sports qui se rapprochent plus du palin tel que le hockey sur gazon, ou sur glace. Étant donné la particularité d’un terrain de palin, les stratégies de jeu qui impliqueraient des mouvements latéraux de plusieurs joueurs ne sont pas envisageables. Il serait difficile pour un joueur de partir seul avec une balle le long d’une ligne latérale en contournant ses co-équipiers afin d’inscrire une raya. Ce serait de la maladresse technique et stratégique et contraire au jeu. Voici donc en quoi consistent principalement les stratégies de jeu :
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- anticiper sur son adversaire dans le but de frapper le premier le pali avec énergie et l’envoyer le plus loin possible en direction de la ligne contraire;
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- contrôler la balle avec la crosse afin d’empêcher que son adversaire ne se l’approprie et ne réussisse à la frapper;
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- étant en possession du pali, manœuvrer assez vite en le poussant avec la chueca pour s’assurer un bon placement avant de l’envoyer à un partenaire ou bien de le frapper vers la ligne contraire;
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- lancer la balle en dehors du terrain par les lignes latérales, lorsque l’équipe adverse risque de marquer; cette action oblige à réengager le jeu depuis le centre du terrain.
46Il peut paraître curieux que ce jeu soit le seul, parmi tous les sports collectifs de balle, où les joueurs sont de côté par rapport aux lignes d’obtention des points, à savoir les lignes de fond. C’est pourtant la position la plus adéquate pour pousser et frapper la balle puisque, tout comme au golf, le joueur se tient de la façon la mieux adaptée à son angle de tir et à la tenue de sa crosse (ou de son club dans le cas du golfeur). En revanche, un joueur de hockey sur gazon doit, pour obtenir une frappe précise, se placer perpendiculairement au sens du jeu et du terrain, en pivotant à angle droit; sans quoi, la position du corps entraînerait un manque de fermeté et de puissance de la frappe, le corps bloqué empêchant tout accompagnement du geste. Or, les joueurs de palin n’ayant que très rarement à effectuer cet éventuel pivotement, ils ont l’avantage de gagner en puissance et en précision —d’où l’intérêt d’un terrain en longueur.
47Les équipes actuelles ne s’entraînent pas, au sens moderne d’« entraînement sportif ». Les joueurs veillent simplement à préserver leur habileté au jeu. Par exemple, ils s’exercent à la frappe de la balle à deux mains (witrulon), la main gauche enserrant la crosse près de son extrémité proximale et la droite à son extrémité distale. C’est une prise de droitier. Les gauchers sont désavantagés et doivent s’adapter à une technique de jeu de droitier, puisque la frappe s’effectue de la droite vers la gauche.
48Les joueurs pratiquent volontiers la réception et le contre de la balle (malkotun), qu’elle soit à terre ou en l’air. Certains joueurs sont particulièrement habiles pour rattraper la balle en l’air, sans la faire tomber, tout en courant sur plusieurs mètres en lui donnant des coups avec la crosse; cette façon de faire est appelée malkokantun. Lorenzo (un de mes informateurs) évoquait cette technique qu’il appelait malkoto. Il attribuait aux joueurs capables de la pratiquer une bonne vue, un bon équilibre, mais aussi une bonne ouïe, soulignant que ces joueurs jouissent d’une considération particulière. Un autre de mes informateurs m’a indiqué que dans certains cas, la réputation d’un bon joueur pouvait franchir les frontières d’une communauté et les équipes des autres communautés cherchaient à s’assurer de sa participation à une ou plusieurs rencontres. On m’a d’ailleurs affirmé qu’un tel joueur (palife), grâce à sa santé, son habilité et un tempérament joyeux, équivalait à dix joueurs. À tel point que son absence lors d’une partie pourrait faire perdre son équipe, car il possède, un charisme certain et l’art de conduire le jeu.
49Outre les procédés offensifs qui consistent généralement en des tirs directs pour marquer, d’autres techniques, plutôt défensives, doivent être évoquées. Elles sont d’ailleurs désignées par les termes de traba en espagnol et de trinkun huiño ou trinkun weño en mapudungun, ce qui signifie « faire obstacle à » ou « faire une entrave à ». En voici un exemple. Un joueur contrôle le pali avec sa crosse. Un adversaire essaie alors de lui prendre la balle en tentant de la frapper le plus rapidement possible. Dans ce cas, le premier participant va anticiper cette tentative en faisant pivoter sa chueca de 180°, de manière à présenter la courbure côté convexe, placée vers le haut alors que l’extrémité basse de la crosse touche le sol comme point d’appui. À ce moment-là, la balle se trouve juste sous cette courbure protectrice, ce qui a pour effet de tromper l’adversaire qui dans son élan va donc frapper la face extérieure la crosse, et non la balle. Le joueur qui a utilisé cette esquive peut alors repartir très vite dans le jeu tout en conservant la balle.
50Le palin n’admet pas d’arbitre au sens propre. Ce sont plutôt les lonkopalin (capitaines) de chaque équipe qui imposent les normes et décident, qui jouent en quelque sorte le rôle d’arbitre. Ce choix se justifie, car le capitaine, rappelons-le, est un homme d’expérience qui saura de la façon la plus juste sanctionner une faute et y remédier, ou encore contenir les ardeurs de son équipe. S’il n’y a pas d’arbitrage « officiel », qu’en sera-t-il des « vraies » fautes à pénaliser ? Von Vriessen (1991) en cite quelques-unes parmi les plus communes : les croche-pieds, les bourrades, les coups prémédités avec la crosse, accrocher ou tirer l’adversaire pour l’empêcher de jouer, toucher la balle avec la main, donner des coups de pied à la balle, lancer la crosse vers la balle… Mais ces fautes ont rarement lieu, car il règne en général une ambiance amicale et joyeuse. Si toutefois les joueurs les commettent, ils quittent le terrain de bonne grâce sous la pression du lonkopalin. Le caractère cordial des matchs reflète la sociabilité des Mapuche. Ces rencontres ont, au-delà de leur aspect ludique, une fonction éminemment sociale.
51D’une façon très générale, les communautés mapuches organisent des rencontres lorsqu’elles ont des intérêts communs : c’est l’occasion de se rendre visite et de fraterniser. Ce jeu est, pour les Mapuche, une manifestation d’amitié et de camaraderie (Torres 1995). Il est certain que le rôle social du palin est aujourd’hui très différent de ce qu’il fût. Rappelons qu’autrefois, les rencontres répondaient à la nécessité de régler des conflits. Cette fonction juridico-politique qui influait sur des rapports de force a disparu. De nos jours, s’il est vrai que le palin reste inscrit dans un contexte social moins conflictuel, l’aspect politique demeure, même s’il est masqué. Le palin permet donc le maintien d’intérêts communs, qui s’expriment dans le déroulement des travaux agricoles par exemple.
52Le palin est encore aujourd’hui pour les Mapuche plus qu’un simple divertissement et joue un rôle important dans leur organisation sociale. Les rencontres sont préparées plusieurs jours à l’avance et occupent beaucoup de monde dans chaque communauté. Comme on l’a évoqué, ces rencontres sont quelquefois encore précédées d’un Ngillatun qui inclut des rogations, où l’on demande non seulement que l’équipe organisatrice remporte la victoire, mais aussi que soit maintenu le bien-être de toute une communauté et de celui des communautés voisines. Rappelons l’importance des chants et danses qui accompagnent une rencontre ainsi que le banquet collectif offert aux équipes. Cette fête se prolonge par des danses effectuées autour du Rewe, « l’arbre sacré », et se termine par des discours enflammés qui rappellent au peuple mapuche —et notamment aux plus jeunes— qu’il ne doit jamais renoncer à ses coutumes et traditions, car ce sont elles qui lui confèrent son identité au sein de la société chilienne.
53Mais ce rôle social ne s’arrête pas là. Le jeu de palin est une rencontre à la fois cérémonielle et sportive; mais les Mapuche lui donnent une autre signification, exprimée par le terme de « confrérie ». Si ce terme est usité, c’est qu’en ces occasions, trois ou quatre communautés sont représentées et que ces rencontres impliquent certes des accords concernant les règles du jeu, mais surtout permettent l’expression d’une culture commune. Comme dans beaucoup d’autres cultures, les Mapuche s’appellent mutuellement « frère » (peñi). Le palin s’entend donc comme un jeu fraternel et l’arbitre y est, de ce fait, forcé-ment absent. Selon mon informateur, il s’agit bien de « confrérie », car la rivalité n’est jamais vraiment marquée face à son adversaire; c’est plutôt la recherche d’un travail solidaire, qui se perd selon lui.
54Le palin fait appel à des pratiques magiques et à des croyances religieuses; il est en relation directe avec la musique et d’autres aspects culturels. En définitive, il doit être perçu comme un tout, « un phénomène social total ». C’est en cela qu’il est important : il est à la fois social, religieux, économique et politique. Pourtant, il semble qu’aujourd’hui, ce jeu soit menacé, conséquence de l’évolution des mentalités et des nouvelles aspirations des jeunes Mapuche. Bien sûr, sa disparition ne mettrait pas en péril leur culture, mais avec lui, disparaîtrait tout un ensemble de valeurs culturelles liées à sa pratique, notamment la notion de kon, mais aussi celles d’entente et de solidarité. À vrai dire, la nouvelle génération se consacre davantage au football, s’assimile toujours plus à la culture winka (« blanche »), et délaisse sa culture d’origine. Les jeunes adhèrent de moins en moins aux idées des ancêtres et des lonkos.
55C’est parce qu’elle a pressenti ce danger de disparition que la communauté mapuche commence à prendre des mesures pour favoriser et élargir la pratique du palin. Son introduction dans certains programmes scolaires d’éducation physique, est sans conteste un enrichissement pour les élèves, car cela restitue l’ensemble des valeurs représentées par le jeu. À travers des règles écrites ou bien moyennant une adaptation au cadre de l’éducation physique nationale, le palin tente de se maintenir face à la culture dominante, tout en paraissant se plier à ses normes.