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Comptes rendus

Les terrains et les jours. À propos du livre de Geneviève Bédoucha : Éclipse de lune au Yémen, Émotions et désarrois d’une ethnologue.

Paris : Odile Jacob, 2004, 348 p., cahier photos.
François-René Picon

Texte intégral

1Comme il semble qu’aujourd’hui l’ethnologie demande que l’on donne le contexte dans lequel on observe, écrit ou lit, ce qui se réduit en fait à ne retenir que certains traits tant il est évident que rendre le contexte total est une entreprise impossible, le voici brièvement esquissé.

2Pour avoir l’esprit plus alerte, l’œil plus objectif et me reposer des corrections de fiches de lecture, copies et autres travaux, il se trouve que je lisais, selon une bonne ou mauvaise habitude, je ne sais, plusieurs livres en même temps : un livre épais traitant de parenté, un roman et Éclipse de lune au Yémen, titre qui me fait penser à ceux de certains romans d’espionnage. Dans cet ensemble, l’ethnologie était mieux représentée que la littérature, comme il se doit, encore que le livre de Geneviève Bédoucha puisse être rangé dans un genre “ frontière ”, c’est-à-dire appartenant à l’une et à l’autre. Sans être très nombreux, on a d’autres exemples de ce genre dont certains fameux —chronique, journal, récit de terrain ou œuvre délibérément littéraire— tant il est vrai qu’en chaque ethnologue sommeille un romancier mais tous ne s’éveillent pas nécessairement.

3Il se trouve aussi que le roman et l’épais livre sont encore en lecture, que certains dossiers attendent toujours alors que j’ai refermé l’Éclipse, si je peux dire. À cela, rien de surprenant, car plusieurs raisons peuvent expliquer cette préférence. Outre la qualité du livre, il est vrai que lorsqu’on connaît l’auteur depuis un nombre certain d’années, avouons-le, quand on partage, avec des inflexions particulières à chacun, la même thématique de recherche, que vos premiers travaux ont été dirigés par la même personne, et bien (ou surtout ?) que l’une soit au CNRS et que vous soyez à l’Université, il est inévitable qu’une saine curiosité vous pousse à lire page après page. De plus, et ce sont là des hasards de la vie, si je ne connais pas les oasis tunisiennes, j’ai souvent traversé la Brenne et ses étangs argentés et immobiles pour aller dans le Limousin matrifamilial, si bien célébré par Georges Fourest, et quelque peu immobile également. L’Asir, ‘Asîr ou Assir, soit le sud de l’Arabie Saoudite, ne m’est pas inconnu; ses paysages sont ceux du Yémen et leur description ainsi que le mot de Tihâma, par exemple, ont pour moi des résonances particulières. Ainsi certains passages du livre évoquent-ils des souvenirs qui s’ajoutent à ce que tout ethnologue “ reconnaîtra ” comme une expérience partagée.

4Quelques rapides précisions sur le livre maintenant. Avec cette Eclipse de lune, Geneviève Bédoucha propose une chronique de trois terrains étalés sur une trentaine d’années qui, comme autant de miroirs, se reflètent les uns dans les autres, chacun renvoyant les images des deux autres, se nourrissant à tour de rôle pour former un tout indissociable. Que l’oasis du Sud tunisien —ce fameux premier terrain— prenne tout son sens ou, disons, un sens particulier parce que l’auteur travaille actuellement dans la Brenne, et que ces deux moments ne puissent donner leur pleine mesure que parce que s’est intercalé le Yémen n’étonnera que celui pour qui le temps se réduit à la seule chronologie ordinaire. En effet, le lecteur ethnologue qui aura enquêté dans diverses régions du monde, contraint par son thème de recherche et donc obligé au comparatisme ou devant renoncer à un de ses terrains qui se ferme, ne peut que ressentir ce jeu entre les différents moments.

5Jeu ou plutôt amalgame, car le passé en vient à former un tout d’une évidente actualité et cette totalité n’est pas sans analogie avec le temps du mythe où tout est à la fois primordial et appartient à l’instant présent.  Au centre de cette chronique, de ce système où gravitent les trois terrains, tour à tour soleils et satellites, le Yémen occupe cependant la place centrale —même si éclipse il y a. Plus des trois-quarts des pages y sont consacrés, principalement sous forme d’un journal de terrain alors que le reste du livre se compose de souvenirs de Tunisie et de réflexions sur la Brenne. Deux présents se côtoient : celui du journal et celui de l’enquête en cours. L’ouvrage comporte une demi-douzaine de photographies, toutes sur le Yémen, et comme toujours trop peu nombreuses, pas d’index —on peut le regretter— ni de bibliographie et cette absence est certainement délibérée. J’aurais tendance à y voir la stricte application du conseil qui nous était donné : avant de partir sur le terrain, il fallait avoir tout lu et tout oublié, formule initiatique s’il en est, puis, lors de la restitution académique du terrain, nous devions au plus vite sortir de cette amnésie. Faute de mieux, par plaisanterie ou poids accepté de la tradition, nous donnons encore ce conseil.

6Pas d’appareil théorique donc mais le thème de recherche se dessine peu à peu au fil des pages. Il est même énoncé —inadvertance, lapsus, oubli de cette loi du silence ?— à la page 333, huit pages avant la fin, à propos de la Brenne, il est vrai, mais vaut pour les autres terrains, à savoir la “ relation entre un vaste système technique de gestion des eaux et le social ”. Cette relation est toujours soigneusement reléguée au second plan, en filigrane derrière les gens que l’on apprend à connaître et à aimer, des personnes auxquelles le livre donne réalité et non de cet “ Autre ” dont l’ethnologie aime tant à parler qu’elle finit par le désincarner et le rendre totalement abstrait. Les espaces cultivés —la vallée— sont irrigués, produisent fruits et légumes, et sont beaux parce qu’ils sont construits; paysages techniques, si l’on veut, mais surtout esthétiques et c’est ainsi qu’on les ressent. L’affinité avec un terrain, que ce soit le premier ou les autres —et en ce point je me démarque en partie de l’auteur (p. 329)— n’est pas ce qui détermine totalement un choix mais surtout ce qui résulte de ce choix. Quel que soit le terrain, en effet, du plus agréable au plus dur, qu’il s’agisse des conditions climatiques ou de “ l’humeur culturelle ” des gens car, il faut l’avouer, certaines sociétés sont plus faciles à vivre que d’autres, on ne peut qu’y développer cette affinité, condition de la pratique du terrain.

7Affinité, terme rempli de sens en ethnologie et utilisé peut-être pour ne pas écrire affection, et par voie de conséquence, nostalgie. Il est évident que les terrains sont des histoires d’amour, des aventures et éducations sentimentales, qui ont pour vocation de se terminer, que la vie —ou l’ethnologie— défait : tout ethnologue a ressenti la même chose, sans pour autant se l’avouer, l’écrire et l’écrire si bien. Si trois des six titres de chapitre sont nettement empreints de nostalgie —Ce qu’il aurait fallu dire (Tunisie), L’éclipse et Le savent-ils ? (Yémen)—, les trois autres semblent plus neutres mais, après lecture, n’en sont pas dépourvus —Trouver la vallée, Le printemps des pluies (Yémen) et Cet univers autre (Brenne). La fermeture du terrain yéménite qui ne manifeste pas, bien entendu, un rejet des gens de la vallée mais l’expression de la volonté de l’administration étatique, a sans doute marqué le souvenir de celui où le retour est possible —la Tunisie— et le vécu de l’enquête actuelle —la Brenne. “ Dernière étape avant un nouvel exil ” est-il écrit page 269. La destinée de l’ethnologue serait-elle d’aller d’exil en exil et la nostalgie, à entendre ici non pas comme un désir de retour, un mal de son pays, mais de celui qu’on est appelé à quitter, serait-elle la marque de l’ethnologie ? Elle est en tout cas fortement présente, doublement peut-on dire, puisque tant le voyage de départ que celui du retour sont chargés de regrets. Mais le regret n’est pas forcément malheureux, le souvenir peut aussi contribuer à donner une dimension supplémentaire au terrain en cours, c’est du moins ce que suggèrent les réflexions sur la Brenne.

8Il est profondément vrai que, comme il est écrit page 311, on se sent en sécurité dans ce lieu où on a été accepté, où l’on est comme un parent ou une parente “ par alliance ” —cette fameuse affinité. Dans le cas du Yémen, il s’agit certes d’une sécurité surtout physique puisque l’administration se fait de plus en plus menaçante. J’ajouterais, car ce sentiment est toujours très présent, comme à fleur de mémoire, que cette sécurité est tout à fait évidente lorsqu’on a la chance de pouvoir retourner sur le terrain —retour qui peut donner l’occasion de textes “ réflexifs ”, comme l’on dit. Elle est sans doute physique mais surtout affective et provoquée par une fidélité partagée, par le bonheur d’une promesse tenue.

9Dans les considérations sur ces trois terrains qui clôturent le livre auxquelles j’adhère sans réserves et que je ne peux pas toutes commenter, il en est une qui, pour moi, appelle cependant quelques remarques. “ Sur tous les terrains, on m’aura dit à un moment ou à un autre : “là maintenant, vous en savez plus que tout le monde : plus que chacun, autant que tous réunis ! ”. Il y a ainsi une dynamique du travail que tous les ethnologues auront connue… ” (p. 338). Vers la fin des Lances du crépuscule, Philippe Descola fait ce même constat. Ce n’est pas un sentiment que je partage. Je me contenterai très brièvement —car le sujet a de multiples implications et mériterait un long débat— de souligner que je n’en sais pas plus, il s’en faut de beaucoup, qu’un Indien wayú (ou guajiro) —aucun d’entre eux ne m’a confié ce qui a été dit à l’auteur—, car le savoir n’est pas une connaissance finie et close, il est en perpétuel devenir, et, par conséquent, je ne serai jamais capable de voir, de vivre et d’interpréter les choses à la façon indigène. Si dilemme il y a entre ces deux positions, il se voit résolu par ce regard ethnologique qui conduit à en savoir, non pas autant, mais plus que l’indigène ou, pour être plus exact, qui permet de construire un savoir que l’indigène ne possédera jamais.

10Ainsi, nombreuses sont les observations et les réflexions qui suscitent des commentaires, qui évoquent des expériences et appellent les souvenirs. L’un des évidents mérites de ce livre réside bien dans son pouvoir évocateur pour l’ethnologue. On écrit, dit-on, surtout pour soi —ce qui évite le désagrément d’être peu lu— mais on écrit également pour les autres —avec le risque que cela comporte. Alors, parmi les lecteurs potentiels, qu’en sera-il de la réaction de celui qui n’est pas ethnologue ? J’en suis évidemment réduit à la spéculation. Si l’ethnologie n’est plus aussi confidentielle qu’elle l’était il n’y a pas si longtemps, elle n’est pas pour autant bien connue, elle est même souvent mal connue. Cela dit, il me semble que sont donnés dans ces pages des éléments permettant de se faire une image vraie de la pratique de l’ethnologie et de l’éclairer d’un jour plus naturel que celui que l’on trouve dans d’autres œuvres du même genre qui, tout en étant d’accès plus facile pour les non-initiés parce qu’écrits pour un public large, sont peut-être plus artificielles.

11Affinité, nostalgie, voire empathie —ces deux derniers termes sont absents, je crois, du texte— mais c’est ce que retiendra le lecteur que j’ai été. C’est évidemment un livre d’ethnologie très personnel —et à peine écrits ces mots, ils sonnent creux car j’ai peine à voir en quoi Les Argonautes, Les Nuer ou d’autres encore, seraient impersonnels. Il comporte trois temps forts : la recherche du site de l’enquête projetée —la phase de prospection— pour laquelle senti et intuition tiennent lieu de techniques et de méthode; puis l’apprentissage de l’“ être avec ” les gens —l’observation participante—, ce temps où l’on est chez soi parce qu’on est chez ces gens qui sont de moins en moins “ autres ”; enfin, le départ inéluctable et cet abandon à peine avouable. Ainsi se trouve-t-on face à ce que l’ethnologie a de spécifique et d’irremplaçable. On peut certes faire de l’ethnologie —et être ethnologue— en décortiquant les terrains des autres, en se penchant sur son histoire et ses paradigmes ou encore en s’essayant à des constructions théoriques sous forme, par exemple, de lois sociologiques. Il reste que, même si les accents dogmatiques et donc restrictifs ne me plaisent guère, le terrain est bien l’essence de l’ethnologie et, au fond, conditionne tout exercice intellectuel qui relèverait de la discipline. C’est ce qui se dégage avec force —grâce au bonheur de l’écriture— de la relation de ces moments privilégiés que nous offre cette Éclipse de lune au Yémen.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François-René Picon, « Les terrains et les jours. À propos du livre de Geneviève Bédoucha : Éclipse de lune au Yémen, Émotions et désarrois d’une ethnologue. »Techniques & Culture [En ligne], 43-44 | 2004, mis en ligne le 25 janvier 2006, consulté le 29 mai 2024. URL : http://journals.openedition.org/tc/980 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.980

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Auteur

François-René Picon

Université Paris V - UMR 5196 “ Techniques et culture ”

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