Du sport perçu comme un phénomène de sous-culture délinquante. Les jeunes Inuit à la recherche d’un impossible compromis
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1À la fin des années quatre-vingt, parents et responsables politiques du Nunavut, territoire des Inuit du Nord du Québec, durent se saisir d’un problème grave. Malgré l’existence depuis quelque dix ans d’une commission scolaire spécifique, ils faisaient face à un échec massif. Les enfants allaient à l’école avec plus ou moins d’assiduité, mais un infime pourcentage arrivait à terminer le secondaire. De cette minorité de finissants n’émergeaient que les meilleurs, qui tentaient de s’inscrire au collège dans une grande ville, et se voyaient contraints à renoncer dès la première année. Puisqu’au Québec —selon le système américain—, il faut deux années d’études collégiales avant d’aller à l’université, personne ne parvenait à franchir ce cap. Hors cet échec massif qui fabriquait des « décrocheurs », comme on appelle au Québec ceux qui ne retournent pas à l’école, d’autres symptômes montraient que le malaise de la jeunesse inuit était profond. De nombreux suicides, accompagnés ou non d’alcoolisme et de toxicomanie, des phénomènes de violence et de délinquance chez de très jeunes personnes, constituaient des appels à l’aide qu’on ne pouvait occulter. J’ai alors participé, avec plusieurs enquêteurs inuit et non inuit, à un groupe de travail intitulé « Nunavik Education Task Force », en dirigeant le travail d’enquête dans les villages auprès des parents, enseignants et enseignés. Je ne présenterai pas ici l’analyse que nous avons alors faite de ce malaise, qui bien entendu dépassait largement le cadre de l’école et renvoyait aux ambiguïtés d’une société en profonde transformation. C’est d’une tentative de dépassement de ce mal-être par le sport dont je rendrai compte dans cette courte note.
2À la même époque, en effet, j’ai observé dans une petite communauté du nord de l’Ungava, Kangirsuallujuaq en inukttitut, Fort George en anglais, une activité sportive intensivement pratiquée par des jeunes et paradoxalement considérée par beaucoup de villageois comme une quasi-délinquance. Je voudrais proposer ici une interprétation de ce phénomène de la fin des années quatre-vingt.
Le volley ball comme sous-culture juvénile
3Quand l’école était finie, à la nuit tombée, ou plutôt quand la journée des adultes se terminait, car étant donné la latitude il fait nuit en hiver presque tout le « jour », les jeunes filles et jeunes gens, entre 14 et 18 ans environ, revenaient à l’école, et jouaient au volley-ball dans le gymnase. Ils y jouaient en déployant beaucoup de force et d’habileté. Si c’était bien un jeu, nul ne pouvait douter qu’il s’agissait aussi d’un sport, avec toute la volonté de dépassement de soi-même et la rigueur liées à un véritable entraînement. Tout comme dans un « vrai » sport, il y avait des blessés qui retombaient mal de leurs sauts athlétiques et se foulaient la cheville, et de véritables spécialistes, des marqueurs de buts par exemple, qu’il était difficile, sinon impossible, de contrer.
4Ce qui différait d’une équipe au sens classique du terme, c’est que ces jeunes n’étaient encadrés par aucun adulte et ne participaient pas à des compétitions officielles. Ils ne faisaient pas non plus partie d’une ligue, et se contentaient de jouer entre eux sur la base d’une participation volontaire. Toutefois, peu manquaient à l’appel chaque soir, et l’ardeur était telle que les parties se prolongeaient très tard dans la nuit. Le lendemain matin, il pouvait arriver que les joueurs, trop fatigués ou même légèrement blessés, s’absentent de l’école.
5Au sein de la communauté, le jugement à leur égard était sévère. Les enseignants ne pouvaient comprendre que ces jeunes gens investissent l’école, la nuit, pour oublier éventuellement d’y réapparaître le jour, lorsque leur présence était requise. Le fait qu’ils se servent des équipements sportifs sans responsable adulte était également souligné. Les enseignants se plaignaient enfin des parents, qui ne les contrôlaient pas, et ne les envoyaient pas de gré ou de force à l’école tous les matins. Il leur semblait que la responsabilité de ne pas laisser ces enfants mener une intense vie nocturne au détriment de leur vie diurne et scolaire incombait aux parents.
6Ceux-ci, de leur côté, ne comprenaient pas que leurs enfants s’échappent la nuit pour aller à l’école jouer à des jeux inutiles. Au matin, ils n’arrivaient pas toujours à réveiller un jeune qui venait de s’endormir après avoir joué puis regardé la télévision le reste de la nuit. À vrai dire, le problème dépassait de beaucoup celui du sport nocturne ! Les parents inuit constataient avec lassitude et un sentiment d’impuissance que les jeunes ne respectaient plus leurs aînés, que leur autorité était remise en cause. Comme me l’a dit un Ancien respecté, maire d’une autre commune, ils constataient que « Les jeunes ont “deux parents” aujourd’hui, nous-mêmes et l’école ». Dans toute la région, une véritable incompréhension s’installait entre les parents, qui avaient des attentes auxquels leurs enfants ne répondaient pas, et ces derniers. Les jeunes se faisaient accuser d’incompétence quand ils accompagnaient leurs parents dans un camp de chasse ou de pêche. À l’école, ils échouaient également, comme en témoignaient leurs redoublements.
7Quelle conclusion tirer de ce double échec, accompagné d’une double réprobation ? Les causes de leur échec scolaire étaient complexes, et tenaient, entre autres raisons, à l’inadaptation de l’enseignement au monde inuit et à l’usage d’une langue seconde imparfaitement maîtrisée. Quant à leur échec en tant que chasseurs, il était clairement dû à un manque de pratique et à une rupture totale avec le style de vie qui avait été celui de leurs parents. Ils étaient la première génération née dans une communauté villageoise sédentaire, tenus de rester douillettement au chaud tout l’hiver et d’essayer de s’adapter à des horaires de bureau.
8Mais hors ce contexte général, que pouvons nous dire de spécifique du sport nocturne ? Ces jeunes Inuit sont donc les enfants de l’école, première génération, regroupés au sein d’une institution où des membres d’une même classe d’âge se côtoient quotidiennement pendant plus de dix ans. On sait que la démocratisation de l’école a engendré, dans nos sociétés occidentales, des phénomènes de sous-cultures juvéniles, souvent délinquantes. Ils sont apparus massivement au cours des années cinquante, puis se sont épanouis dans les années soixante. L’autonomisation de la jeunesse était souvent liée à des phénomènes de consommation vestimentaire et musicale. Chez les jeunes Inuit, par ailleurs consommateurs de musique et de télévision, pourquoi le sport d’équipe est-il devenu la référence dominante ?
9L’une des raisons de cette focalisation tient sans doute à l’absence d’autres choix et d’autres espaces. Même si, lors d’un voyage à la ville ou par l’intermédiaire d’un parent qui y habite, les jeunes peuvent avoir accès aux biens de consommation, il n’est pas toujours évident, dans un petit village, d’avoir la possibilité de former un groupe musical, faute d’instrumentistes disposant d’une suffisante variété d’instruments. Pas de cinéma non plus ni de café dans ce petit village où se donner rendez-vous. D’autre part, si presque chaque maison est pourvue d’un poste de télévision, la présence des adultes ne permet pas de s’y réunir longtemps et en groupe important. Un seul endroit est disponible, chauffé, totalement dépourvu, la nuit, de présence adulte, c’est le gymnase. De plus, pour des enfants qui passent leur vie à l’école, c’est de fait le seul lieu de socialisation qui leur soit propre.
10Quand on interroge de jeunes autochtones sur la discipline qu’ils apprécient le plus à l’école, on est souvent surpris par l’uniformité de leurs réponses : le sport, disent-ils, est la seule matière qu’ils aiment et dans laquelle ils excellent. Et cette matière —qui nous apparaît comme mineure dans le cursus scolaire— est souvent, pour eux, la seule option possible. Rappelons encore que nous sommes face à une population juvénile dont la majorité subit un long cursus sans beaucoup de succès. Leur réussite en sport est d’autant plus valorisée.
Maîtrise des techniques du corps et sport : une tentative de synthèse entre deux cultures
11Dans leur culture traditionnelle de chasse, les Inuit valorisent l’effort physique, tant les longs efforts prolongés qu’il faut endurer lors de la poursuite du gibier que les qualités exceptionnelles que certains ont pu y développer. Les récits à propos des héros mettent souvent en scène les exploits physiques des gens d’autrefois, celui qui battait non seulement tous les hommes, mais aussi les animaux à la course, ou bien cet homme qui, en hiver, parce qu’il avait simplement envie de fumer, sautait d’un bloc de glace l’autre, alors que la banquise était déjà en train de se disloquer, pour se rendre d’une île à la terre ferme chercher du tabac au comptoir de la baie d’Hudson. Les conflits interpersonnels dans un campement étaient réglés par des affrontements ritualisés où chaque adversaire avait tour à tour le droit de donner un coup de poing à son protagoniste, jusqu’à l’abandon de l’un des deux, qui perdait alors la face. Dans la vie quotidienne, les qualités physiques sont également valorisées parce qu’elles sont indissociables des qualités de courage, de concentration, d’intelligence du milieu et de connaissances des animaux qu’un chasseur mobilise.
12Pour conclure, je formulerai l’hypothèse que les jeunes Inuit, en s’adonnant avec passion au volley-ball nocturne, tentaient une admirable synthèse entre la culture de leurs parents, celle de la chasse, et celle de l’école. Ne parvenant pas à se couler dans le moule du parfait écolier occidental, ils avaient choisi de continuer à développer l’effort physique et la maîtrise du corps. C’est en effet à la fois une activité que leur proposait l’école, même si dans l’éducation occidentale la pratique du sport reste une activité mineure, et une valeur importante dans leurs sociétés de chasse. Tentés, dans leur extrême solitude et leur incapacité à exceller dans l’un ou l’autre monde, par la délinquance, ils avaient opté, avec cette pratique en commun d’un sport nocturne, pour une réponse collective et non agressive à l’égard des deux groupes qui leur renvoyaient une image négative d’eux-mêmes, les professeurs et les parents. Pourtant, on peut le déplorer, aucun des deux groupes auxquels ils s’adressaient dans cette ultime tentative de synthèse entre deux cultures ne les avait compris. L’anthropologie, en donnant du sens à des démarches qui, pour les acteurs, restent du domaine de l’inconscient collectif, a peut-être l’opportunité de démontrer sa grande utilité sociale.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie Roué, « Du sport perçu comme un phénomène de sous-culture délinquante. Les jeunes Inuit à la recherche d’un impossible compromis », Techniques & Culture [En ligne], 39 | 2002, mis en ligne le 29 avril 2005, Consulté le 26 décembre 2009. URL : http://tc.revues.org/205
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