Navigation – Plan du site

Texte intégral

1 « …No sport ! ». C’est la réponse lapidaire que fit Winston Churchill, en tirant sur son cigare, à qui lui demandait le secret de sa longévité : « Le sport… ? Jamais de sport ! ». Mais on dit des sports qu’ils ne sont pas très loin de la guerre, laquelle aurait été le premier d’entre eux (ainsi George Orwell : « Le sport, c’est la guerre sans les coups de feu »). Si l’on admet la filiation, il est certain que Sir Winston avait bien choisi de s’adonner à pareille devancière, dont il fut un pratiquant hors pair —et qui s’en plaindrait ? Reste qu’en fait, l’une et les autres coexistent encore. Partant, il faut questionner le bien-fondé de l’ascendance : dès lors, transparaît la vérité d’une relation de germanité, hélas. Mais sur le sport, il y a plus d’une question à poser.

2Nous avancerons plusieurs séries de remarques. Et tout d’abord, sous la forme d’une ethnographie rapide et subjective du présent, d’un « état des lieux »; ensuite, en traitant de problèmes d’ordre ethnologique ou anthropologique; puis seront évoqués quelques points de méthode. Enfin, viendront des cadrages.

3En premier lieu donc, une banalité. Dès les commencements, la temporalité humaine fut scandée par des cycles, des saisons, computs, dates; depuis peu, le temps moderne s’avère en outre rythmé par les « événements sportifs » dont l’effectif, la profusion et la fréquence ne rappellent que de très loin les pratiques antiques auxquelles elles prétendent souvent se rattacher. Les Jeux Olympiques se sont éteints avec l’Antiquité pour ne renaître que très récemment, et si l’appel à leur Idéal a concouru à les reconstruire, il devient chaque fois plus difficile d’y adhérer; seuls, peut-être, les Grecs y croiraient-ils, comme ils « croyaient » à leurs mythes (Veyne). Profusion et fréquence, par conséquent; des rencontres, des matches, il y en a partout et à tout moment : jeux olympiques d’hiver, d’été, coupes ou championnats du Monde, d’Europe, de telle Confédération; tournois, « chelems » toujours « grands »... Au sein de chaque discipline, les épreuves se multiplient et se spécialisent davantage. Face à cette pléthore, les habitudes les mieux enracinées doivent changer. Voilà les Britanniques sur le stade le dimanche —sport oblige—, et maintes spécificités politiques s’évaporent puisqu’il n’est plus, ou presque plus, de sportifs d’État —finance oblige. Tout professionnel gagne de l’argent, devenu le nerf sinon le muscle du sport; tous les métaux, or et bronze, olympiques ou non, se transmuent en ce précieux métal. Quant aux valeurs du « titre » (encore le métal !), elles font chevaliers, ministres, bons samaritains certains champions, actifs ou retirés. Au sortir des terrains et gymnases, on s’expose à la même pression. Les modes vestimentaires (tenue « sportive ») sont, elles aussi, marquées. Pour finir ce tour d’horizon, deux brèves réflexions sur le politique et le genre. Affirmer que le sport est l’opium du peuple : un peu facile… Force est cependant de le constater, qui a le pain a aussi des jeux mais les seconds tiennent lieu du premier, adjuvant ou complément alimentaire pour le quidam en mal de vivres. Et lorsque surviennent la défaite ou l’élimination, elles semblent mieux supportables si le blé ne manque pas. Quant au genre, les femmes pratiquent des sports qui leur étaient interdits —cela reste à expliquer—, ou plutôt dont on les « préservait »; s’engagent-elles ainsi dans un chemin vers la parité ou n’est-ce pas souligner l’écart ? Quand il n’y a plus de domaine réservé, les différences prennent du relief (dommage que personne n’en tienne compte dans ce volume, comme aurait pu le faire Anne Saouter [2000])... En tout lieu, donc, sport et corps magnifiés : c’est là une véritable inflation. À vrai dire, on va plus haut, plus fort, plus loin; les techniques s’améliorent toujours, celles du « jeu » ou de cet outil que peut être le corps dans certains états d’esprit; sans cesse apparaissent de nouvelles disciplines sanctionnées par la compétition. Du coup, on se demande quelle activité physique pourrait encore échapper à cette « promotion ». Mais à l’éternel aphorisme mens sana in corpore sano dont on argue pour célébrer les mérites d’un équilibre menacé, dont on use et abuse, aussi, nous sommes tentés d’opposer, justement, uti sed non abuti, qui prône la mesure.

4Nos constats sembleront à l’emporte-pièce. De façon raisonnée et, cette fois, plus ethnologique, posons dès lors la question : qu’en est-il de la culture qui produit ou, soyons neutres, en laquelle se développent, ces techniques efficaces ? Puisqu’elles progressent tellement, qu’elles sont à ce point exaltées, notre culture aurait-elle sauté brusquement, d’un grand bond en avant qualitatif ? Jadis, le « ludique » (même si l’effort physique y comptait) tranchait avec le quotidien, celui du travail, notamment, car c’était comme un travail à côté, un agrément, alors qu’aujourd’hui tout semble se mêler. Qu’il s’agisse de la professionnalisation ou de la spécialisation du geste, les heures passées à rechercher la perfection dans l’efficacité risquent de vider le « jeu » de son sens : Homo ludens s’efface dans le sport à plein temps et dans la confusion des catégories. Mais « [Le sport] est aussi bien un concentré, ou un précipité, qu’un analyseur du capitalisme absolu [où] nous sommes entrés » (Redeker 2002 : 9). Tenez, illustration du jour : dans les minutes qui ont suivi le premier goal marqué par les Danois contre l’équipe de France le 11 juin 2002, les actions de TF1 ont baissé de trois points à la bourse ! Cela étant, envisageons une conjecture selon laquelle sports et jeux du corps peuvent, par endroits ou par périodes, faire fonction d’analyseurs des logiques sociales : Olympiades grecques, sumô au Japon ancien, soule (cholle) dans la France médiévale, etc. « Le sport n’est pas une question de vie ou de mort : c’est beaucoup plus grave », dit le proverbe anglais (cité par Robert Redeker, sauf erreur vénielle). L’argument anthropologique s’abrège alors en quelques interrogations sommaires. Le loisir, enchâssé dans l’économique, et la compétition, supposée inhérente à la nature humaine, expliquent-ils tout ? Y a-t-il des sociétés sans jeux physiques, quand la nôtre semble toujours être plus habitée par le sport ? Quel sens donner à cette distinction, après verdict de l’empirie ? Ne faudrait-il pas, selon une méthode éprouvée et puisque notre société est des plus complexes, jauger les sociétés « simples », les sociétés égalitaires, ou disons « sans » classes, « sans » division sociale du travail, pour évaluer cette autre « absence » et par suite, définir le sport, ce qui, de l’aveu général, paraît si délicat ? À en croire l’ethnographie du lointain, on ne peut pas considérer la chasse que comme un travail (la cueillette, elle, s’en rapprocherait plus, et quant au concept etic de « travail », d’envergure transculturelle, c’est une autre histoire…). Mais alors, cette quête de gibier, serait-ce un sport ? Encore moins. Puisque le sport est loisir, qu’il se pratique en ces saisons alternées, voire en période d’inversion, que connaissent toutes les cultures, comme l’a si bien montré Mauss, peut-être doit-on examiner de pareilles phases; et voici que se font jour des fêtes, des rituels qui sertissent certaines activités qualifiables de sportives. D’autant que par surcroît, il est des sociétés de chasseurs-cueilleurs, celles du Chaco d’Amérique du Sud ou des Grandes Plaines d’Amérique du Nord entre bien d’autres, où les cérémonials festifs comportent épreuves, courses ou « matches », dont l’objectif, souvent manifeste, est de « gagner » à tout prix, avec enjeux et paris afférents (cf. les données de l’ethnologie classiques que recense Martine Segalen [1994]). Impossible par conséquent d’ignorer les sports et les jeux propres aux sociétés simples… même et surtout s’ils se révèlent différents des nôtres par certains points. Derechef aux Amériques, des cultures précolombiennes comparables en complexité semblent ne pas avoir accordé au jeu une égale importance : Aztèques et Incas en fournissent la preuve. Doit-on en induire l’existence de sociétés —ou plutôt de cultures— plus « joueuses » que d’autres ? Une telle cartographie esquissée, encore faudrait-il en rendre raison. Invoquer des ethos variables, d’aucuns l’ont fait pour « expliquer » la guerre. Mais cela ne résout en rien le problème : c’est s’accommoder d’un « lieu commun », dans l’acception aristotélicienne ou presque, cette tendance à élucider un état de choses en recourant à un « donné » que l’on ne songe même pas à expliquer parce qu’il semble, lui, aller de soi —quand il s’agit de discerner les rapports entre des pratiques et des systèmes culturels, non d’escamoter à trop bon compte la question sous une estampille.

5Enfin, nous voilà déjà dans les réflexions sur la méthode. De fraîche date encore, il était d’usage de « faire du sport » sans en parler beaucoup, sauf « anch’ io son’ sportivo » (et non plus pittore du même coup, par malheur) : on en fait sans trop en dire (cela va de soi; rappelez-vous quelque chose d’analogue, ce sentiment parfois ressenti en pensant au « terrain », exotique ou non, quand il faut coucher notes et souvenirs sur le papier, en bonne et due forme). Et pour ceux qui ont connu ce temps-là —cet illo tempore accoucheur de son contraire—, le bel aujourd’hui entraîne certains déplaisirs, sûrement dus à l’âge, ami des sages mais ennemi des sportifs. Donc, en parlent-ils, ceux qui en font de nos jours ? Peut-on concevoir qu’ils le puissent : le sportif pense-t-il ? (Le sport est-il chose trop importante pour la lui laisser ?) À moins que, selon la confortable idée reçue, ses énoncés ne soient ses gestes, gestes et paroles confondus dans les « mots du corps »... Sur un autre chapitre, car c’est maintenant théorie plus que méthode, donner la parole aux pratiquants sans se faire piéger dans l’« interprétation indigène » requiert une bonne dose d’autoréflexivité pour ne pas s’en laisser conter… Or verrez-vous, dans les articles qui vont suivre, l’ethnologue sur le terrain, ce « terrain » bien particulier de la pratique et à la fois, de la description ? Non, sauf dans ceux, fort différents et sui generis, de Marie-Joseph Biache —pas à ciel ouvert pour celui-ci, mais c’est bien un terrain— comme de Jean-Pierre Warnier (néanmoins, le premier s’attache à l’évolution de représentations réfractées dans les discours quand le second ne traite pas vraiment de sport, ni de compétition). Et cela, parce qu’en sollicitant les auteurs grâce à un court argumentaire, nous nous sommes gardés d’imposer des vues préconçues; nulle allusion, par là même, à un-observateur-qui-s’observe-dans-le-contexte, en d’autres termes à quelque compte rendu tant emic et qu’etic du geste, du moment, de l’acte bref du sportif, dans le jeu ou le challenge. Reste que ce hiatus, effet d’une non-directivité délibérée, nous semble signifiant. Pourtant, cela aurait été so postmodern ! « Lorsque je joue, j’écris que je joue, etc., ad infinitum ». Mais il se peut que le sportsmodernism soit dépassé ou la description des techniques, incompatible avec ce regard conjoint sur soi et sur le monde, que tout se passe comme s’il fallait ne pas savoir faire pour pouvoir décrire. Il n’y a donc pas réellement ici de terrain, cet espace, cet instant où l’observateur serait aussi acteur, « jouant » entre l’un et l’autre univers pour pouvoir « regarder par dessus sa propre épaule » (Geertz). À l’évidence, on pressent que la plupart des contributeurs du présent volume sont loin de se conduire en étrangers aux activités qu’ils décrivent. Certes, la « juste distance » souvent briguée comme caution d’objectivité s’avère aussi une contrainte. C’est également bonne école, toutefois, pour qui veut retourner son regard appris d’ethnologue sur ses propres comportements culturels…

6…Car s’ensuit le degré de confiance que l’on est en droit d’accorder aux « expériences » de l’anthropologie (experiments et experiences). Mais, compte tenu de toutes nos remarques, quid des écrits qui figurent ici même ? Voyons comment cette livraison de Techniques & culture s’inscrit dans l’esprit des recherches, classiques ou moins connues, qui portent grosso modo sur les mêmes thèmes, ou bien si elle peut s’en distinguer. Mieux, laissons cela dans le presque-implicite : moyennant quelques procédés, les traits critiques se dessineront d’eux-mêmes sur une toile de fond.

Ces temps-ci, paraissent de nombreuses publications consacrées à la sociologie et l’anthropologie du sport en général ou d’un sport particulier. Ces écrits, pour la plupart, abordent le problème soit sous l’angle du « fait de société », en rapport avec des phénomènes qui caractérisent le monde moderne, soit par le biais micro-sociologique (étude des clubs de supporters, par exemple). D’autres encore mettent l’accent sur les pratiques sportives en elles-mêmes, distinguées selon les groupes sociaux d’aujourd’hui, leurs modes de vie, leurs idéologies. Les articles sollicités devraient se différencier de l’ensemble de ces approches —ou alors n’en faire qu’un aspect secondaire de l’analyse. Le propos est en effet de contribuer à une anthropologie comparative des sports et des activités ludiques —surtout— qui mettent tout le corps en jeu (en assumant parfois des fonctions diverses), au sein des sociétés « exotiques » ainsi que dans le passé ou le présent de notre propre culture. Suivant la même perspective, il serait bien sûr souhaitable que les auteurs rattachent leurs textes à la vaste problématique des techniques du corps : le corps-moteur comme moyen d’action et à la fois comme objet ou matière d’œuvre modelés par l’action. [Ici, la mise en italiques est ajoutée.]

7Tel était l’essentiel de l’argumentaire qu’ont reçu nombre d’auteurs dont nous voulions susciter les contributions. Notons-le d’abord, la dernière phrase est soulignée parce qu’elle a mis Jean-Pierre Warnier « en délicatesse » avec nos vues quant à la problématique des techniques du corps, d’où ses « Propos iconoclastes ». Pourquoi cette philippique venant du « plus proche » (dixit le signataire) ? Car c’est est une; se déclarer en délicatesse avec notre formulation —un peu provocatrice à vrai dire— va ressortir comme une façon fort délicate de faire comprendre à quel point on la conteste : « Techniques et culture » n’est pas à la fête (cf. Warnier, ce volume). De là ce deuxième aperçu : quoi qu’on en veuille, le débat qui germe est aussi patent que salutaire; la controverse de bon aloi s’étant par trop raréfiée dans le métier, les deux parties devraient s’en réjouir et non camper sur leurs positions par ignorance ou dédain du dialogue (cf. l’article de Jean-Luc Jamard). Mais surtout, constatons enfin que la discussion étend après coup entre deux pôles l’ensemble des articles du numéro; plus, elle circonscrit ceux-ci dans un contexte scientifique qui la déborde de toutes parts. Il faut s’en aviser.

  • 1  Cf. e.g. Vigarello 2002 (et sa bibliographie). Cet auteur nous avait adressé un texte —vite accepté (...)
  • 2  Parmi des exemples plus connus, cf. la capoeira, cette variante brésilienne toujours en vigueur d’u (...)

8Le fait « sport » se range-t-il parmi les données du Weltgeschichtlich ? auraient demandé les anthropologues allemands du xixe siècle, ce « propre-à-l’histoire-du-monde » qu’ils espéraient entrevoir. Non, même au sens large, c’est improbable. Mais, on le sait sans remonter aux calendes grecques ni aux premières olympiades (cf. cependant Moses & Plecket 1976, Bancel & Gayman 2002, Raschke [ed.] 2002), il y a beau temps que bien des textes historiques et ethnologiques trouvent leurs lecteurs en traitant soit d’activités ainsi nommées sportives1 (issues d’entraînements à la guerre, procédant de combats « mouchetés »2, adjointes à des rituels…), soit de diverses manières, ludiques ou non, de « jouer du corps ». (Et même de se jouer de lui : pratiques de l’ascète, du yogin, parfois des chamans et mystiques chrétiens ou musulmans, disons.) Pour illustrer ces habitus-là, il n’est que de songer aux fameuses photos que Gregory Bateson et Margaret Mead (1942, cf. republ. partielle in Actes… 1977) ramenèrent de chez les Balinais afin d’analyser leurs « personnages culturels », leur caractère, la gestuelle qui s’y rapporte et son apprentissage, modèles d’action aidant, spécialement en matière de danse. Dans ce voisinage, Sylvie Garnero, il n’y a pas si longtemps (1993), analysait les techniques du corps d’après les traités chorégraphiques en ce qu’elles furent liées au mouvement de la société italienne du xve siècle. Mais le sujet corporel est aussi objet de thérapies et d’éducation gymnique, tributaire de représentations anatomiques variables (Laty 1996; pour une perspective alignant l’Occident et l’Extrême-Orient, lire Huard & Wong 1971) : en témoigne la contribution de Marie-Joseph Biache qui incarne ici, comme il se doit, la pédagogie universitaire des disciplines physiques et sportives.

9Quant aux écrits historiques ou documents d’époque dissertant des sports et autres divertissements physiques, déjà au grand siècle paraissait un épais traité (Thiers 1686), après plusieurs incunables, in-folio ou pamphlets datés d’âges antérieurs. Depuis, que d’encre, que d’encre ! S’agissant de la seconde moitié du siècle dernier, en histoire, en sociologie, mentionnons plusieurs auteurs, ouvrages et autres publications. Bien sûr Huizinga (1951); Caillois (1958); Elias & During (1994), à comparer avec un texte récent de Veyne sur l’évolution de la gladiature romaine (2001) et son fameux Le Pain et le cirque (1976). Mais on doit lire aussi Bourdieu (1984), scientifique considérable et tant regretté, puis deux livraisons thématiques de la revue qu’il créa (Actes… 1989; dans la même veine, cf. e.g. Vaugrand 1999). Autrement orientés et divers pour la plupart, quelques textes n’en sont pas moins utiles, tels afirse (1991), Bruant (1992), trois « Collectifs » (1993-1996), cnrs-info (1992), Dunning (ed., 1971), Le Débat (1982), Terrain (1995)… Les publications de Pierre Parlebas (1986, 1999…) —et son enseignement— ont inspiré certains des chercheurs dont on trouvera les articles ci-après, notamment Fabrice Delsahut et Eric Boutroy, ainsi que la thèse, si riche en informations, de Mohamed Ould Saleck (1994), parmi nombre de doctorats. Günther Lüschen (1968) proposa un aperçu, aujourd’hui obsolète, des « tendances » de la sociologie du sport, assorti de références abondantes, surtout anglo-saxonnes.

10Tout cela est bel et bon, mais nous devons comparer pour discerner constantes et variations. En fait d’ethnologie du lointain, l’étude d’Eric Taladoire (1981) sur les terrains de jeu de balle précolombiens, celle de Saleck (1994) sur les jeux sportifs en Afrique de l’Ouest, doivent s’inscrire dans cette perspective interculturelle qu’illustrent ici F. Delsahut, Fabrice Duval, Philippe Rochard, J.-P. Warnier, et Marie Roué avec sa brève mais concise « Note de recherche ». L’exposé de Ph. Rochard sur la lutte traditionnelle en Iran est ainsi à rapprocher du témoignage personnel d’un sumôtori (Kirishima 1998) et de l’ouvrage d’un chercheur coréen (Kim 1999) sur l’anthropologie des arts martiaux. L’article de Jerry W. Leach est jointif des comparaisons en puissance, bien qu’il joue d’une gamme différente : la sémiologie —exercée par le truchement d’un film célèbre— relative au cricket que « réinterprète » une culture exotique. De ce fait, il rallie l’horizon des pages magistrales qu’Arjun Appadurai (2001 : chap. iv) consacre aux évolutions du même sport britannique exporté en Inde (et, accessoirement, aux West Indies; pour le basket chez les Amérindiens Crows, cf. e.g. un court article de Gary Smith [2001]). Si bien qu’on y retrouve le problème des fusions, connexions, combinaisons entre pratiques du cru et « mondialisation » puis surgissement d’inédit, sujet qui dans notre volume est en tout cas sous-jacent aux écrits d’auteurs nommés ci-dessus (Delsahut, Duval, Rochard, Roué). Globalisation : occidentalisation ? « Le divers décroît », déplorait déjà Victor Segalen. Pas vraiment; ses ancrages, ses niveaux, ses visages changent, voilà tout; n’allons pas croire à un « monde sans étrangers ». Par ailleurs, il arrive que « du nouveau » émerge des apparences au sein même de nos propres sociétés : à des titres et degrés distincts, chacun en ses termes, E. Boutroy et Philippe Lacombe traitent de sports, d’activités ludiques en mouvement rapide et dont la vogue et le relief accusé sont plus ou moins récents dans l’Hexagone. Il faudra les jauger à l’aune sociologique de quelques modes où confluent là encore l’exotique et notre « endotique », mais cette fois, par l’importation, en France, au moins pour certains milieux, de pratiques nées fort loin : ainsi la boxe thaïlandaise (cf. Choron-Baix 1995). First but not least, le premier article du présent volume, celui de Sébastien Darbon, introduit lui-même à l’approche comparative des « cultures sportives » (en l’espèce rugby à xv vs rugby à xiii); il éclaire en outre les rapports entre règles formelles et conduites effectives. À cet égard, une réflexion aussi aiguë qu’inattendue de Stephen Jay Gould —le grand paléontologue trop tôt disparu— en apprend beaucoup sur le base-ball, aux Européens spécialement; de plus, on se souviendra bien sûr d’un livre mémorable, sur le football, de Christian Bromberger (et al. 1995), et de l’examen pénétrant des « erreurs » commises par joueurs ou arbitres du « ballon rond » qu’a développé cet auteur (Bromberger 2000). Au fait, l’éventail du numéro n’est pas grand ouvert : un antiquisant n’a pu répondre à notre appel —outre le faux bond du pourtant présumé sportif G. Vigarello— et la afición a los toros, par exemple, nous fait défaut; peut-être n’est-ce que partie remise, ainsi, précisément, mais à plus long terme sans doute, que les parties de football (enfin leur analyse) pour cause, elles, de dépression nationale. Ceci enfin : faute de temps, nous n’avons pu intégrer une approche des problèmes du dopage, qui sont à l’ordre du jour en ces temps de Tour de France. Soulignons seulement que le recours aux substances, aux stimulants « magiques » ou chimiques n’est point un apanage de la modernité en fait de sport, l’ethnographie l’enseigne de longue date; et qu’aujourd’hui, l’action contre l’usage de « drogues » par les athlètes, tant célébrée sur les ondes, quels que soient les effets délétères du doping, d’ailleurs mal connus, procède aussi d’une stratégie de la part des milieux intéressés pour se « refaire une morale de façade », comme l’affirmait récemment à la radio un spécialiste de la médecine sportive.

11Compte tenu du dénivelé couvert par l’ensemble de cette livraison, quelles sont les récurrences, les distinctions qui la fondent dans les grands thème de l’investigation sur les sports et le jeu du corps ou lui confèrent quelque originalité ? Celles-là, c’est de son spectre même que le volume les tient, malgré d’inévitables lacunes; quant aux secondes, elles lui viennent à notre avis de son esprit proprement anthropologique —comme de juste : la revue Techniques & culture est bien un périodique « d’ethnologie (lato sensu) des techniques », au sens large encore (techniques du corps comprises), nonobstant l’accès pluraliste que ses colonnes offrent à d’autres disciplines.

  • 3  Jolie formule de Dan Sperber (1982 : 31).
  • 4  Et ce, d’une façon singulière dans la « Guerre fleurie » entre les Méxicas et leurs proches voisins (...)

12Puisque nous en sommes là, revenons pour finir sur la participation (auto) observante. Savoir est une chose, éprouver en est une autre. S’écriant « f = kmm’ / r2, je connais cette loi non relativiste de la chute des corps ! », se sent-on tomber dans le vide ? Bien sûr que non. L’Inuit ordinaire sait qu’en transe, un chaman voyage « ailleurs », et ce dernier ressent ses transports… Sous conditions préalables : gestuelles complexes, ingestions, usage de stupéfiants parfois, mais aussi manipulation d’objets rituels dont l’efficacité dite symbolique est pour lui attestée. L’ethnographe présent, pour sa part, ne reste pas à part. Il s’efforce « d’accorder ce qu’il pense que les gens pensent avec ce qu’il pense que lui-même penserait s’il était vraiment l’un d’entre eux »3. Ce qu’il pense, etc. : également, dirions-nous, « …d’accorder ce qu’il tente de sentir… Ou ce qu’il pense que lui même pourrait faire si… ». Voire « …ce qu’il fait (du moins s’y essaie-t-il)… », certes toujours en retrait —c’est un étranger professionnel—, mais en se sachant observé par les observés ou en cherchant l’expérimentation intime, en tout cas personnelle. Nous y voilà : en bref, quoi qu’il en coûte, notre enquêteur, qui entend imaginer, goûter, veut aussi pratiquer, autant que faire se peut (par jeu de surcroît), afin de savoir mieux et de comprendre à tous égards comment se « construisent » tels ou tels Arandas, Birmans, Bretons, Parisiens, comment les objets, techniques ou non, dont leurs conduites sont productrices et produits, agissent en la matière (pareillement sur les registres sportif et ludique). C’est ce qu’explore, nous semble-t-il, la contribution de J.-P. Warnier : le champ du corps au tréfonds du sujet mis en « Je » et, à la lettre, « mis en objets »; comme lors des compétitions létales qu’entraînent les guerres, parfois cousines du sport4.

13L’enjeu flagrant, à nos yeux, des discussions fomentées de la sorte ? Une manière de dépêcher la crise de certains présupposés.

14À nous tous, chercheurs enseignants (pléonasme), revient en général cette tâche de briser les évidences, de rompre avec nos roideurs mentales. Existe-t-il, d’après ce qui va suivre entre autres réflexions, des corps en jeu, des objets techniques, un objet de recherche que « le sport » moderne et nos somatogenèses culturelles auraient en propriété privative ? Oui et non peut-être : alors en quels sens ? Les obstacles à sauter, les démons de la confusion à exorciser pour répondre, leur nom est légion. L’hypothèse doit descendre au sous-sol des problèmes, car le plus grand tour du diable a été de convaincre le monde de son inexistence, disait Keyser Söze, mais pour joindre Pluton, il faut battre Cerbère...

15Ici pourtant, en tout état de cause, oiseuse apparaîtrait une explication de textes infligée dès l’heure, d’autant que leur résumé précède chacun d’eux. Et quand bien même aurions-nous déjà harassé nos lecteurs, ils n’en seront que plus désireux de tourner cette page.

Haut de page

Bibliographie

Actes de la recherche en sciences sociales
1977 « Présentation et représentation du corps », avril (thème du numéro 14).
1989 « L’espace des sports » (1, 2), septembre et novembre (thème des numéros 79 et 80).

afirse (Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Éducation)
1991 Anthropologie du sport. Perspectives critiques (actes du Colloque international francophone, Paris-Sorbonne, 19-20 avril 1991). Paris : andsha-Matrice (« Quel corps ? »).

Appadurai, Arjun
2001 Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris : Payot (préface de Marc Abélès). [Éd. orig. Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, 1996.]

Bancel, Nicolas & Jean-Marc Gayman
2002 Du guerrier à l’athlète. Éléments d’histoire des pratiques corporelles. Paris : Presses universitaires de France (« Pratiques corporelles »).

Bateson, Gregory & Margaret Mead
1942 Balinese Character : A Photographic Analysis. New York : New York Academy of Sciences.

Bourdieu, Pierre
1984 « Comment peut-on être sportif ? », pp. 173-195, in P. Bourdieu, Questions de sociologie. Paris : Éditions de Minuit.

Bromberger, Christian
2000 « Du but contre son camp à l’erreur d’arbitrage : les talons d’Achille des footballeurs et de leurs juges », pp. 17-38, in Le Temps des savoirs. Revue interdisciplinaire de l’Institut universitaire de France (publication non périodique, n° 2 : « L’Erreur »). Paris : Éditions Odile Jacob.

Bromberger, Christian, avec la collaboration d’Alain Hayot & Jean-Marc Mariottini
1995 Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme (« Mission du Patrimoine ethnologique », série « Ethnologie de la France-Regards sur l’Europe »).

Bruant, Gérard
1992 Anthropologie du geste sportif. La construction sociale de la course à pied. Paris : Presses Universitaires de France (« Sociologie d’aujourd’hui »).

Caillois, Roger
1958 Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige. Paris : Gallimard (rééd. dans « Folio-Essais », même éditeur, 1991).

Choron-Baix, Catherine
1995 Le Choc des mondes. Les amateurs de boxe thaïlandaise en France. Paris : Kimé.

Collectifs
1993-96 Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge et à l’Âge classique (actes du 116ème Congrès des Sociétés savantes). Paris : Éditions du CTHS (voir aussi, dans la même série, chez le même éditeur, les collectifs Éducation politique et sportive, xixe-xxe siècles [1995], et Sport, éducation et art, xixe-xxe siècles [1996]).

CNRS info
1992 « La recherche et le sport au CNRS », juin (numéro spécial, s.n.).

Dunning, Eric (ed.)
1971 The Sociology of Sport. A Selection of Readings (with a foreword by Professor Norbert Elias). London : Frank Cass & Co. Ltd. (« New Sociology Library », n° 2).

Elias, Norbert & Eric Dunning
1994 Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris : Fayard (« Pocket-Agora », avant-propos de Roger Chartier). [Éd. orig. Quest for Excitement : Sport and Leisure in the Civilizing Process, London, Basil Blackwell Ltd, 1986.]

Finley, Moses I. & Henri Willy Plecket
1976 The Olympic Games. The First Thousand Years. London : Chatto and Windus.

Garnero, Sylvie

1993 « Les premiers traités de danse au xve siècle en Italie. Principes d’une danse savante et technique du corps dans une société en mouvement », Techniques & culture 22 : 145-173.

Gould, Stephen Jay

1997 L’Éventail du vivant. Le mythe du progrès. Paris : Éd. du Seuil (« Points-Sciences »; voir la 3ème partie, « La leçon du batteur : l’extinction de la moyenne de 400 et le progrès du base-ball », et l’appendice, « Petite introduction au base-ball »). [Éd. orig. Full House, New York, Harmony Books, 1996.]

Huard, Pierre & Ming Wong
1971 Soins et techniques du corps en Chine, au Japon et en Inde. Précédé d’une étude des conceptions et des techniques de l’éducation physique, des sports et de la kinésithérapie en Occident, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine. Paris : Berg international éditeurs.

Huizinga, Johan
1951 Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris : Gallimard. [1ère éd. en angl. Homo Ludens : A Study of the Play-element in Culture, London, Routledge & K. Paul, 1949; éd. orig. 1938.]

Kim, Min-Ho
1999 L’Origine et le développement des arts martiaux. Pour une anthropologie des techniques du corps. Paris : L’Harmattan (« Espaces et Temps du sport »).

Kirishima, Kazuhirô

1998 Mémoires d’un lutteur de sumô. Le blé que l’on foule croît plus fort. Paris : Éditions Philippe Picquier. [Éd. orig. Fumareta mugi wa tsuyoku naru – Shinbô atai sekin, Tôkyô, Ed. The Massada, 1996.]

Laty, Dominique
1996 Histoire de la gymnastique en Europe. De l’Antiquité à nos jours. Paris : Presses Universitaires de France (« Questions »).

Le Débat. Histoire, Politique, Société
1982 « L’âge du sport », février (thème d’un dossier du n° 19).

Lüschen, Günther R. F.
1968 The Sociology of Sport : A Trend Report and Bibliography. The Hague/Paris : Mouton (« Current Sociology/La Sociologie contemporaine »).

Parlebas, Pierre
1986 Éléments de sociologie du sport. Paris : Presses universitaires de France (« Sociologies »; préface de Raymond Boudon).
1999 « Les tactiques du corps », pp. 29-43, in M.-P. Julien & J.-P. Warnier (eds), Approches de la culture matérielle. Corps à corps avec l’objet. Paris : L’Harmattan (« Connaissance des hommes »).

Raschke, Wendy J. (ed.)
2002 The Archaeology of the Olympics. The Olympics and Other Festivals in Antiquity. Madison (Wis.) : The University of Wisconsin Press (« Wisconsin Studies in Classics »).

Redeker, Robert

2002 Le Sport contre les peuples. Paris : Berg international éditeurs (« Pensée Politique et Sciences sociales », série « Interventions »).

Saleck, Mohamed Ould
1994 Les Jeux sportifs de l’Afrique de l’Ouest pré-coloniale : une ethnomotricité originale (3 vol.). Thèse pour le doctorat de sociologie (dir. Pierre Parlebas), Université René Descartes - Paris V.

Saouter, Anne
2000 « Être rugby ». Jeux du masculin et du féminin. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme (« Mission du Patrimoine ethnologique », série « Ethnologie de la France »).

Segalen, Martine
1994 Les Enfants d’Achille et de Nike. Une ethnologie de la course à pieds ordinaire. Paris : Éditions Métailié (voir en particulier le chap. 1, « D’autres courses ordinaires, ailleurs », sur l’ethnologie« exotique » de la course, et ses réf. biblio. qui exploitent les « H.R.A.F. » de George Murdock).

Smith, Gary
2001 « Le basket fait rêver les Crows », Geo (n° hors-série « Indiens d’Amérique du Nord ») : 140-147.

Sperber, Dan
1982 Le Savoir des anthropologues. Paris : Hermann (« Savoir »).

Taladoire, Eric
1981 Les Terrains de jeu de balle (Mésoamérique et Sud-Ouest des États-Unis). Mexico : Mission archéologique et ethnologique française au Mexique (« Estudios mesoamericanos », serie ii, n° 4, multicopié).

Terrain. Carnets du Patrimoine ethnologique
1995 « Des sports », septembre (thème du numéro 25).

Thiers, Jean-Baptiste
1686 Traité des jeux et divertissemens, qui peuvent être permis [...]. Paris : Chez Antoine Dezallier.

Vaugrand, Henri
1999 Sociologies du sport. Théorie des champs et Théorie critique. Paris : L’Harmattan (« Nouvelles études anthropologiques »).

Veyne, Paul
1976 Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique. Paris : Éditions du Seuil (« UH - Univers historique »).
2001 « Histoire et sociologie de la gladiature romaine », pp. 119-163, in
J.-L. Fabiani (ed.), Le Goût de l’enquête. Pour Jean-Claude Passeron. Paris : L’Harmattan (« Logiques sociales »).

Vigarello, Georges
2002 Du jeu ancien au show sportif. La naissance d’un mythe. Paris : Éditions du Seuil (« La couleur des idées »).

Haut de page

Notes

1 Cf. e.g. Vigarello 2002 (et sa bibliographie). Cet auteur nous avait adressé un texte —vite accepté— pour le présent numéro, article fort intéressant qui lui fut soumis après nos révisions minimes dans les délais habituels en édition (voire plus rapides qu’à l’ordinaire); mais il l’a « retiré » à la dernière minute, avec des arguments si peu convaincants que nous en sommes restés cois —surtout quand nous l’avons « retrouvé » sous forme de chapitre 1, « Les “faux” Jeux olympiques de 1900 », de la 3ème partie du livre cité en référence.
2 Parmi des exemples plus connus, cf. la capoeira, cette variante brésilienne toujours en vigueur d’une boxe pieds-poings acrobatique et rythmée, parfois en musique, héritière, dit-on, de vrais duels (alors interdits) auxquels se livraient les esclaves noirs près des senzalas et qu’ils devaient travestir en « danse » dès qu’apparaissait leur maître (des pratiques semblables existent ou existaient dans toute l’« Amérique des plantations »).
3 Jolie formule de Dan Sperber (1982 : 31).
4 Et ce, d’une façon singulière dans la « Guerre fleurie » entre les Méxicas et leurs proches voisins, eux aussi náhuas : des affrontement réglés dont l’objectif était la capture de combattants ensuite sacrifiés puis mangés.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

« Avant-propos », Techniques & Culture [En ligne], 39 | 2002, mis en ligne le 29 avril 2005, Consulté le 26 décembre 2009. URL : http://tc.revues.org/152

Haut de page

Droits d’auteur

Tous droits réservés

Haut de page